31.
Cinquante mille bombes explosant sous les cinquante mille rickshaws de Calcutta n'auraient pas causé plus d'émoi. Leurs propriétaires venaient de faire annoncer qu'ils augmentaient les redevances quotidiennes dues par les tireurs. De cinq roupies, elles passeraient à sept dès le lendemain.
C'était le coup le plus terrible reçu par la corporation des rickshaw-walla depuis les affrontements de 1948, quand les propriétaires avaient exigé que chaque véhicule leur rapportât une double redevance, l'une pour le jour et l'autre pour la nuit. Cette prétention avait été à l'origine de la première grève des tireurs, un hartat de dix-huit jours qui s'était achevé par la victoire des hommes-chevaux et par un événement majeur : la création d'un syndicat. Le responsable de cette initiative était un ancien paysan du Bihar aux cheveux gris en brosse, aujourd'hui âgé de cinquante-quatre ans, un âge record dans cette profession où l'espérance de vie ne dépassait guère trente ans. En quelque treize mille jours, Golam Rassoul avait parcouru entre ses brancards plus de quatre fois la distance de la terre à la lune. Ce rescapé de trente années de moussons, de bagarres, d'incidents et d'humiliations avait compris qu'un syndicat puissant était le seul moyen pour que le peuple des rickshaw-walla fasse entendre sa voix. Mais, contrairement aux ouvriers d'usine, les tireurs travaillaient individuellement et leurs ambitions limitées rendaient extrêmement difficile leur rassemblement en vue d'actions collectives.
Rassoul apprit à lire et à écrire, rédigea des tracts et contacta l'une des personnalités du mouvement syndical qui avait une grande expérience des meetings de masse sur l'esplanade du Maidan, le député communiste bengali Abdul Rahman. « Prenez la tête d'une croisade, l'exhorta-t-il, pour que les tireurs de rickshaw de Calcutta ne soient plus traités comme des bêtes ! »
Ainsi naquit la Rickshaw-walla union, un des syndicats les plus insolites du monde, une organisation de bêtes de somme à visages humains décidées à relever la tête et à se grouper pour défendre leurs droits. Affilié à la fédération communiste des Trade-unions indiens, le syndicat élut le député pour président et, pour secrétaire général, son inspirateur, le vétéran à cheveux gris Golam Rassoul. Deux misérables pièces au quatrième étage du bâtiment délabré des Trade-unions abritèrent le siège de la nouvelle organisation. Chaque matin à six heures, avant d'aller s'atteler à sa guimbarde devant la gare de Sealdah, Rassoul y tenait une permanence pour recueillir les doléances de ses camarades et leur offrir l'appui du syndicat dans leurs conflits avec propriétaires et policiers. Au début, les réunions n'attirèrent que peu de monde. Peu à peu, les tireurs vinrent de toute la ville.
L'après-midi, Rassoul troquait ses brancards contre un objet qui ne faisait guère partie de la panoplie d'un tireur de rickshaw. Armé d'un stylo à bille, il s'installait derrière les piles de registres poussiéreux du « Service municipal des fiacres et des voitures à bras » pour surveiller les formalités de renouvellement des cartes d'immatriculation des rickshaws.
Cela se déroulait sous une guirlande de toiles d'araignées qui tournoyaient au gré d'un ventilateur expirant, entre des images jaunissantes de Kâlî, la déesse sanguinaire aux dix bras vêtue d'une large robe à fleurs. Théoriquement, le renouvellement coûtait douze paisa, moins de sept centimes. Ce prix n'avait pas varié depuis 1911. Mais pour obtenir le précieux document, on disait que chaque tireur devait en fait verser une trentaine de roupies en bakchichs aux fonctionnaires de la police. Et trois fois plus, paraît-il, quand leur protecteur Rassoul n'était pas là.
Protecteur était bien le mot : en trente ans d'action syndicale, l'infatigable Rassoul avait été sans relâche sur la brèche. Meetings de protestation, marches de la faim, grèves, il avait inspiré et organisé la résistance des hommes-chevaux de Calcutta contre la voracité de leurs employeurs et les tracasseries policières. Il s'était battu contre ce qu'il appelait l'arbitraire des autorités municipales qui leur interdisaient sans cesse de nouvelles rues, sous prétexte de décongestionner une circulation devenue chaque jour plus pléthorique. Le désastre urbain de Calcutta était une menace de mort pour ceux qui gagnaient leur vie au milieu des embouteillages. Même les tireurs les plus acrobates s'y faisaient prendre comme des poissons dans une nasse. Pour échapper aux pièges tout en évitant les rues interdites, ils devaient faire d'épuisants détours.
Aujourd'hui, la hausse exorbitante des redevances constituait une nouvelle malédiction.
Alors, de rue en rue, de place en place, des bords de l'Hooghly jusqu'aux gratte-ciel de Chowringhee, des bidonvilles de Howrah aux portails des luxueuses demeures de Wood Street, la ville commença à retentir d'un étrange concert. Tap, tap, tap, le son obsédant des grelots, frappés contre le bois des brancards, martelait l'immense métropole. L'heure de la colère était arrivée.
« Il y a des hommes qui disposent de couteaux pour se défendre. Ou de fusils. Ou d'armes encore plus terribles. Nous, nous n'avions qu'une petite boule de cuivre grosse comme une noix de bétel, racontera Hasari Pal. Ce misérable grelot, qui faisait un bruit aigrelet quand on le cognait contre les brancards ou contre le pied d'un réverbère, était pourtant plus fort que toutes les armes. Il était la voix des rickshaws de Calcutta. Notre voix. Elle devait faire un sacré boucan, notre voix, ce matin-là, pour que les représentants des propriétaires éprouvent le besoin de venir nous expliquer pourquoi leurs patrons avaient décidé la hausse des loyers. D'habitude, les mauvaises nouvelles, ils nous les balançaient sans faire de phrases. A-t-on besoin de donner des explications à des esclaves ? Mais là, devant le chahut qui agitait la ville, ils avaient dû comprendre que nous n'allions pas avaler leurs orties comme les braves biquettes du zoo d'Alipore. L'augmentation était beaucoup trop importante. Criant de toutes ses forces pour couvrir le tintamarre des grelots, Musafir, le représentant du Bihari, m'interpella publiquement : "Sais-tu, Hasari, combien ça coûte aujourd'hui de remplacer le rayon d'une roue ?" "Et une capote neuve ?" cria un autre factotum. "Et les bakchichs pour les flics ?" renchérit un troisième.
« Ils étaient tous de parfaits hommes de confiance qui avaient bien appris leur leçon. Mais nous, on s'en foutait du prix des rayons de roues ou des bakchichs aux flics. On ne s'était pas usé les abattis entre des brancards pour pleurer sur le sort des patrons. La seule chose qui comptait pour nous, c'était le paquet de roupies qu'on apportait chaque mois au munshi de la poste afin de nourrir notre famille restée au village.
« Une discussion s'engagea, mais tout le monde criait en même temps et il était impossible de se faire entendre. L'arrivée de Golam Rassoul, le secrétaire de notre syndicat, mit fin au vacarme. Malgré sa petite taille et son air de moineau tombé du nid, il avait énormément d'autorité. Il fit face aux représentants des propriétaires. "Allez dire à vos maîtres de renoncer à la hausse de leurs loyers. Sinon, il n'y aura plus un seul rickshaw dans les rues de Calcutta !"
« C'était sans appel. Rassoul ouvrit le carton qu'il avait apporté et nous distribua des tracts.
Aucun de nous ne savait lire, mais nous avions tous deviné. C'était un appel à la grève. Les factotums disparurent pour aller rendre compte aux propriétaires. Eux aussi avaient un syndicat.
« Des tireurs accouraient de tous les coins de la ville avec leurs guimbardes. Il y avait même des cyclo-pousses venus de très loin, de l'autre côté du fleuve, de Barrackpore et des faubourgs éloignés. Les cyclo-pousses étaient des pauvres types comme nous, sauf qu'ils faisaient davantage de courses dans une journée.
« L'esplanade de Park Circus fut vite tellement bondée que les autobus et les trams ne pouvaient plus passer. Des escouades de policiers firent leur apparition pour rétablir la circulation. Mais que pouvaient faire une trentaine de flics contre une foule pareille ? Ils distribuèrent au hasard quelques coups de matraque puis renoncèrent. Un membre du syndicat déroula une banderole rouge fixée à deux longs bambous. On y voyait la faucille et le marteau avec le nom de notre syndicat. Élevée au-dessus des têtes, elle faisait un arc de triomphe. C'était superbe.
« Le tapage des grelots augmentait de minute en minute, à mesure qu'arrivaient de nouveaux tireurs de rickshaw. C'était assourdissant. On aurait dit que des milliards de cigales se frottaient les ailes en même temps. Là où ils se cachaient, les propriétaires devaient sûrement entendre notre raffut. A moins qu'ils n'aient tous été se faire mettre des boules de coton dans les oreilles par un kak.
« L'air dépité qu'arboraient les factotums à leur retour en disait plus que tous les discours : leurs patrons maintenaient l'augmentation annoncée. Rassoul monta sur un telagarhi avec un porte-voix. Je me demandais comment des sons aussi puissants pouvaient sortir d'une poitrine si chétive. "Camarades ! cria-t-il, les propriétaires de vos rickshaws veulent encore augmenter leurs profits. Leur voracité est sans limites. Hier, ils exigeaient le versement d'une double redevance, l'une pour le jour, l'autre pour la nuit. Aujourd'hui, ils augmentent vos loyers de cinquante pour cent d'un seul coup. Demain, Dieu sait quelles nouvelles prétentions ils vont vous imposer."
« Rassoul parla pendant un bon bout de temps. Son visage disparaissait derrière le porte-voix. Il dit que cette augmentation allait affamer nos enfants. Il dit que nous n'avions aucune issue à notre condition d'esclaves, que la plupart d'entre nous avaient perdu leur terre et que si on nous enlevait l'espoir de gagner notre vie en tirant un rickshaw, nous n'avions plus qu'à mourir. Il dit qu'il fallait écarter cette menace à tout prix, que nous étions assez nombreux et assez forts pour imposer notre volonter et obliger les propriétaires à faire marche arrière. Et il termina en nous proposant de voter pour une grève illimitée. "Inquilab zindabad ! Vive la révolution !" lança-t-il alors. "Rickshaw workers union zindabad ! Vive le syndicat des tireurs de rickshaw !"
« Nous reprîmes les slogans tous en chœur et les répétâmes plusieurs fois. Cela m'a fait penser à mon ami Ram Chander. Comme il aurait été heureux de voir tous ses frères de misère unis au coude à coude pour la défense de l'assiette de riz de leurs familles, lui qui s'était si souvent battu tout seul. Nous étions emportés comme par le vent d'avant la mousson. Vive la révolution ! La révolution ? J'en avais plein la bouche, moi aussi, de ce mot sans savoir au juste ce qu'il voulait dire. Tout ce que je demandais, moi, c'était de pouvoir apporter chaque mois quelques roupies de plus au munshi. Et de pouvoir me taper de temps en temps une bouteille de bangla avec les copains.
« Rassoul demanda que ceux qui étaient pour la grève lèvent la main. Nous nous regardâmes en silence. Lequel d'entre nous pouvait envisager sans appréhension une seule journée sans son gagne-pain ? Est-ce que l'oiseau coupe la branche sur laquelle il est perché ? Les propriétaires avaient leurs jarres pleines de riz et de dal, eux. Nous pouvions être réduits à l'état de squelettes avant qu'ils ne perdent un seul bourrelet de leur bedaine.
Et pourtant, nous n'avions pas le choix. A côté de moi, un type a levé la main. C'était un Bihari. Je le connaissais de vue. On l'appelait le Balafré parce qu'il avait reçu un coup de matraque des flics qui lui avait fendu la joue. Il toussait comme Ram. Mais, lui, il ne chiquait pas de pân. Quand il crachait, on ne pouvait pas se tromper sur la nature du rouge. Il se disait sans doute que, grève ou pas, pour lui cela ne faisait pas grande différence.
« D'autres mains se levèrent. Puis d'autres encore. Finalement, toutes les mains se sont levées, une à une, y compris la mienne. Ça faisait drôle de voir toutes ces mains en l'air au-dessus des têtes. Aucune n'était fermée. Non, personne ne brandissait le poing. Il n'y avait pas de haine, de la résignation plutôt. Rassoul avait beau répéter que la grève était notre seule arme, on sentait bien que c'était à contrecœur que les types avaient levé le bras.
Comment leur en vouloir ? Notre syndicat des rickshaws, ce n'était pas le syndicat des ouvriers de Dunlop, ou de G.K.W., ou de ces grandes usines. Là-bas, quand les travailleurs faisaient la grève, le syndicat versait des secours. Ils pouvaient tenir des mois.
« Rassoul reprit son porte-voix pour déclarer que la grève venait d'être votée à l'unanimité.
Puis il cria : "Camarades, notre vénéré président Abdul Rahman nous donne à tous rendez-vous sur l'esplanade du Maidan cet après-midi à trois heures. Tous réunis, nous ferons entendre notre colère. Tous réunis, nous ferons plier les propriétaires." Et il remit ça avec les slogans sur la révolution. A nouveau, nous les répétâmes tous en chœur. Nous étions comme ivres. Nous criions sans réfléchir. Nous criions parce que nous étions tous des pauvres réunis pour crier ensemble.
« Le plus formidable, c'était ce sentiment de revanche qui s'était brusquement emparé de nous. La grande ville de Calcutta nous appartenait. A nous les tireurs d'hommes, nous que les chauffeurs des taxis, des bus, des camions injuriaient et méprisaient. Nous que les flics rançonnaient et matraquaient, nous que les clients cherchaient toujours à escroquer de quelque paisa ; nous les esclaves suants et souffrants des sardarji et des propriétaires, nous le peuple des rickshaw-walla, nous étions tout à coup les maîtres. Plus un véhicule ne roulait dans le centre de la ville entièrement bloqué par nos milliers de carrioles. C'était comme une inondation, sauf qu'ici la mousson avait fait pleuvoir des carrioles vides. Je ne sais pas combien nous étions, peut-être cinquante mille ou davantage. Tels les affluents d'un fleuve, nos différents cortèges convergeaient tous sur Chowringhee, cette grande avenue le long du Maidan que ces messieurs de la police avaient interdite à nos guimbardes voici trois mois, sous prétexte que nous prenions trop de place et provoquions des encombrements. « Aujourd'hui, ils nous regardaient passer la tête basse sous leur casque blanc, leur pétard dans le baudrier bien astiqué et leur lathi toujours prêt à cogner sur le crâne et le dos des pauvres.
« Les responsables du syndicat avaient distribué des banderoles rouges tout le long du parcours. Elles disaient que nous étions les tireurs de rickshaw de Calcutta et que nous refusions une nouvelle augmentation de nos redevances. Elles disaient aussi que nous en avions ras le bol de toutes les tracasseries policières et que nous réclamions le droit de gagner notre riz comme tout le monde. Les passants nous regardaient défiler avec étonnement. Ils n'avaient jamais vu autant de rickshaws à la fois. Us étaient surtout surpris. D'habitude, c'étaient les fonctionnaires de la municipalité qui descendaient dans la rue, ou les employés des chemins de fer ou les conducteurs de trams, bref ceux qui avaient la chance d'avoir un vrai emploi et qui touchaient de bonnes payes. Que des gueux qu'ils considéraient comme des bêtes de somme, qu'ils ne voyaient jamais autrement que le dos courbé, osent eux aussi manifester, cela semblait les dépasser.
« Tout en marchant, nous scandions des slogans que nous terminions par trois coups de grelot. Cela faisait un vacarme impressionnant. Au coin de Lindsay Street, un marchand de noix de coco décapita tous ses fruits et nous les distribua pour nous désaltérer. Dommage que le cortège nous obligeât à avancer, car j'aurais bien voulu aller dire à ce type qu'il pouvait monter dans mon rickshaw et que je le conduirais où il voudrait gratuitement. Ce n'était pas tous les jours que des gens vous offraient à boire dans cette maudite ville. Plus loin, devant les arcades du Grand Hôtel dont j'avais été fouiller les poubelles avec mes enfants, il y avait des touristes étrangers qui ne pouvaient pas regagner leurs autocars à cause de notre défilé. Ils avaient l'air de beaucoup s'intéresser à nous parce qu'ils prenaient des photographies. Quelques-uns venaient même au milieu de notre cortège pour se faire tirer le portrait avec nous. Les rickshaws de Calcutta en colère, cela valait bien les tigres blancs du zoo d'Ali-pore, non ? Je ne sais pas s'il y a des rickshaws en grève dans les autres pays, mais à leur retour chez eux ils pourraient montrer ces images à leurs parents et amis en disant qu'on voyait de bien curieux spectacles dans les rues de Calcutta.
« Notre cortège atteignit le point de ralliement au bout de Chowringhee. A mesure que nous nous joignions les uns aux autres, le défilé enflait jusqu'à devenir un fleuve plus large que le Gange. La destination finale était le Sahid Minar, cette colonne sur le Maidan qui monte si haut qu'elle semble percer les nuages. Tout en haut, sur le balcon, on pouvait voir des flics. Pensez, les milliers de rickshaws de Calcutta regroupés tous ensemble, cela devait donner des maux de tête à la police. Au pied de la colonne, il y avait une estrade décorée de drapeaux rouges. C'était grandiose. A notre arrivée sur l'esplanade, des hommes du syndicat nous invitaient à ranger nos guimbardes le long de la bordure du Maidan et à aller nous asseoir devant l'estrade. Je me suis demandé comment chacun pourrait retrouver son véhicule à la sortie et j'ai suivi le mouvement.
« Golam Rassoul monta sur l'estrade. Pour cet événement solennel, il avait revêtu un dhoti et une kurta tout propres. Mais, malgré ses beaux vêtements, il paraissait toujours aussi chétif. Plusieurs personnages se trouvaient sur l'estrade avec lui, mais nous ne savions pas qui ils étaient. Au bout d'un moment, Rassoul a pris un micro dans ses mains et il a crié quelque chose en hindi. Presque tous les tireurs se sont levés pour hurler : "Abdul Rahman zindabad! Vive Abdul Rahman !" Rassoul a repris la parole, cette fois en bengali. C'est comme ça que j'ai appris l'arrivée du président de notre syndicat. C'était un bonhomme grassouillet qui avait l'air d'un babu de parti politique. Lui, il n'avait pas dû en tirer souvent des rickshaws, à moins que ce ne fût dans d'autres vies. Il était escorté par une dizaine d'hommes qui écartaient les gens devant lui. C'est tout juste si on ne balayait pas la poussière sous ses pieds. Il agitait la main en passant au milieu de nous. Et lui, ce n'était pas une pauvre pierre de lune qu'il portait aux doigts, mais plusieurs bagues en or avec d'énormes pierres précieuses qui étincelaient au soleil. Il s'est installé sur l'estrade, au premier rang avec son entourage.
Rassoul annonça qu'il allait nous présenter les envoyés des autres syndicats venus nous apporter le soutien de leurs adhérents. Il y avait des représentants des filatures de jute, des voitures Hindoustan, des chantiers navals, et de je ne sais quoi encore. Au signal, nous déversions pour chacun un torrent de "Zindabad!" qui faisait à chaque fois s'envoler les corneilles dans toutes les directions. Cela faisait chaud au creux du ventre de découvrir que des gens s'intéressaient à des pauvres types comme nous.
Rassoul nous fit une nouvelle fois acclamer notre président. Tout heureux des applaudissements, l'homme aux bagues s'est levé pour prendre à son tour la parole. 11
devait avoir une sacrée habitude de ce genre de meetings, car toutes ses attitudes semblaient spécialement calculées. A commencer par son silence. Il resta une bonne minute à nous regarder sans rien dire, dodelinant de la tête comme un paysan satisfait de contempler les épis de son champ de riz onduler jusqu'à l'horizon. Puis, il s'est décidé à parler, mélangeant des phrases en bengali et en hindi. Je n'ai pas bien saisi tout ce qu'il disait car il utilisait surtout le hindi que comprenaient la majorité des tireurs biharis. Mais il parlait rudement bien, le babu Abdul. J'ai tout de même compris que "les patrons étaient des affameurs, qu'ils faisaient leur fortune avec notre sueur et notre sang, et que ça continuerait tant que le gouvernement capitaliste ne se déciderait pas à les exproprier pour nous donner les carrioles que nous tirions". C'était vraiment une bonne idée et nous avons beaucoup applaudi. Il y en a même qui ont crié pour réclamer l'expropriation sur-le-champ afin qu'il n'y ait plus jamais de risque d'augmentation. Abdul continua son discours en parlant de plus en plus vite et de plus en plus fort. On aurait dit qu'il déclamait le Râmâyana tant il mettait de passion dans ses paroles. Il montrait du doigt des propriétaires imaginaires et faisait semblant de les transpercer avec un couteau. L'effet était si saisissant que certains collègues se mirent à battre des mains ou à hurler en levant le poing. Les gosses qui se faufilaient dans les rangs pour vendre du thé ou des sucreries, et même les types qui faisaient la quête, s'étaient arrêtés pour lever le poing et crier avec les autres. Je ne sais si des propriétaires ou leurs factotums regardaient de loin le spectacle et entendaient nos cris, mais, s'il y en avait, ils devaient faire une drôle de tête. Car si Abdul nous avait demandé à ce moment-là d'aller mettre le feu à leurs maisons, je crois bien que nous l'aurions tous suivi comme un seul homme. Il a préféré profiter de ce rassemblement de pauvres types, qui l'écoutaient comme un gourou sorti de la trompe de Ganesh, pour faire de la politique et attaquer le gouvernement à propos de la multiplication des tracasseries et des brutalités policières. C'était un chapitre si sensible pour nous qu'une formidable ovation interrompit son discours pendant plusieurs minutes. Des voix commencèrent à scander : "Tous au Writers' building !"
« Le Writers' building, c'est l'énorme bâtiment de Dalhousie Square qui abrite les bureaux du gouvernement. Abdul Rahman levait les bras pour essayer de faire taire ces cris. Mais un vent d'agitation s'était levé sur l'assistance. On aurait dit la tornade annonciatrice d'un cyclone. Il s'est alors passé quelque chose de très curieux. Un des tireurs est sorti de la foule et, bousculant tout sur son passage, a couru jusqu'à l'estrade. Il a escaladé les marches et s'est précipité sur le micro avant qu'Abdul ni personne d'autre ait pu s'interposer. "Camarades ! s'est-il écrié d'une voix caverneuse, le babu est en train de nous endormir ! Avec ses belles phrases, il cherche à étouffer notre colère ! Pour que nous restions des agneaux. Pour que tous les sardarji puissent continuer à nous dévorer sans bruit !"
« Nous étions tellement stupéfaits que nous nous sommes tous mis debout. C'est alors que j'ai reconnu le Balafré. Les gens sur l'estrade n'avaient pas osé lui arracher le micro. Il s'exprimait avec peine à cause de sa maladie de poitrine. "Camarades ! C'est par des actes qu'il faut montrer notre exaspération !" Il leva le bras en direction de Chowringhee. "Nous n'avons rien à faire sur cette esplanade ! C'est sous les fenêtres des propriétaires de nos rickshaws que nous devons exprimer notre volonté de ne plus nous laisser faire. Je sais où habite l'un de ces affameurs ! Savez-vous qu'à lui seul, monsieur Narendra Singh, celui que vous appelez le Bihari, possède plus de trois cents rickshaws ? Camarades, c'est à lui et à ses compères qu'il faut montrer notre force. Allons tous à Bally-gunge !"
« Le Balafré reprenait un peu de souffle quand une dizaine de gaillards en uniforme kaki firent irruption sur l'estrade. Ils le ceinturèrent et le traînèrent sans ménagement au bas des marches. Abdul reprit le micro. "C'est de la provocation ! cria-t-il. Cet homme est un provocateur !" Il y eut quelques instants de confusion pendant qu'on emmenait le Balafré.
Plusieurs tireurs s'étaient précipités à son secours mais on les repoussa brutalement. La révolution n'était pas pour ce soir.
« Abdul Rahman parla encore longuement. Puis ce fut le tour des représentants des autres syndicats. On sentait qu'eux, ils essayaient de nous chauffer, mais depuis l'incident avec le Balafré, le cœur n'y était plus. Tout ce qu'on voyait, c'est que ces beaux discours nous avaient empêchés de gagner notre nourriture ce jour-là et que demain ce serait pareil. On se demandait combien de temps on allait pouvoir tenir avec cette grève. A la fin de toutes les allocutions, le président du syndicat a repris le micro et nous a invités à chanter avec lui le chant des travailleurs. J'ignorais l'air et les paroles de ce chant mais les plus anciens, ceux qui étaient déjà venus à des meetings sur le Maidan, les connaissaient. Abdul Rahman et les personnalités sur la tribune entonnèrent le chant et des milliers de voix sur l'esplanade le reprirent en chœur. Les copains m'ont dit que c'était le chant des travailleurs dans tous les pays du monde. On l'appelait l'Intematio-nale. »