16.

Toutes les villes de l'ex-monde colonial les ont bannis de leurs rues comme l'un des aspects les plus dégradants de l'exploitation de l'homme par l'homme. Sauf Calcutta où, aujourd'hui encore, quelque cent mille esclaves-chevaux attelés à leurs rickshaws parcourent quotidiennement plus de kilomètres que les trente Boeing et Airbus de la compagnie aérienne intérieure Indian Airlines. Ils transportent chaque jour plus d'un million de voyageurs et personne, hormis quelques urbanistes visionnaires, ne songerait à ranger ces anachroniques carrioles au musée de l'histoire. Ici, la sueur humaine fournit l'énergie la moins chère du monde.

Avec leurs deux grandes roues à rayons de bois, leur fine nacelle et leurs brancards incurvés, les rickshaws ressemblent un peu aux tilburys de nos grands-mères. Us ont été inventés à la fin du siècle dernier par un Occidental, missionnaire au Japon. Leur nom dérive de l'expression japonaise ji riki shaw qui signifie littéralement « véhicule propulsé par l'homme ». Les premiers rickshaws sont apparus en Inde vers 1880 dans les artères impériales de Simla, la capitale d'été de l'Empire britannique des Indes. Une vingtaine d'années plus tard, quelques-uns de ces véhicules arrivèrent à Calcutta, importés par des commerçants chinois qui les utilisèrent au transport des marchandises. En 1914, ces Chinois sollicitèrent l'autorisation de les affecter également au transport des personnes.

Plus rapides que les antiques palanquins et plus maniables que les fiacres, ces carrioles s'étaient rapidement imposées dans le premier port de l'Asie, et leur vogue avait gagné de nombreuses métropoles du Sud-Est asiatique. Pour beaucoup d'anciens paysans parmi les millions d'hommes réfugiés à Calcutta depuis l'Indépendance, leurs brancards avaient été un gagne-pain providentiel. Nul ne sait combien de rickshaws sillonnent aujourd'hui les rues et venelles de la dernière ville du monde où ils survivent. En 1939, les Britanniques avaient limité leur nombre à six mille. Et comme aucune nouvelle plaque n'a été attribuée depuis 1949, ils sont toujours officiellement moins de dix mille. Des statistiques officieuses font état d'un chiffre cinq fois plus élevé, quatre véhicules sur cinq circulant illégalement avec un faux numéro. Chacun de ces cinquante mille rickshaws fait vivre deux tireurs qui se relaient dans ses brancards d'un lever du soleil à l'autre. La sueur de ces cent mille forçats nourrit autant de familles et l'on estime qu'au total, près d'un million d'individus demandent aux rickshaws leur assiette quotidienne de riz. Des économistes ont même calculé l'importance financière de cette activité unique dans le catalogue des processions : quatre milliards de centimes français, soit un peu plus du quart du budget des transports parisiens. Une part non négligeable de ce montant — environ cent millions de centimes par an — représente la dîme versée par les tireurs aux policiers et autres autorités pour se prémunir contre les multiples tracasseries dont ils sont victimes. Car les embouteillages démentiels qui paralysent chaque jour un peu plus l'asphalte surpeuplé de Calcutta ont poussé les responsables de la circulation à chasser les attelages d'hommes-chevaux d'un nombre croissant d'artères.

—Rien de tel qu'un grand verre de bangla pour te mettre un tigre dans le moteur !

s'exclama Ram Chander paraphrasant une publicité qui couvrait les murs de Calcutta.

Il entraîna son nouvel ami dehors.

—Diable oui ! renchérit Hasari, c'est comme si tu te tapais six chapan de suite et une bassine entière de curry de poisson. — Il fit une grimace et se frotta le ventre. — Sauf qu'avec ce pétrole-là, ça gargouille un peu là-dedans.

Cela pouvait en effet « gargouiller ». Le breuvage que les deux compères venaient d'avaler était l'une des mixtures les plus infâmes jamais distillées par les hommes dans leurs alambics. Il s'appelait country liquor et provenait d'un village situé en bordure de la décharge à ordures de Calcutta. Là, à longueur d'année, des déchets de toutes sortes, des viscères d'animaux et du jus de canne fermentaient dans de grandes jarres immergées au fond d'une mare putride. La page des faits divers des journaux ne cessait de relater les ravages de cet alcool-poison qui faisait chaque année en Inde autant de victimes que le paludisme. Un seul avantage : son prix. Échappant aux taxes, il ne coûtait que sept roupies la bouteille, quatre ou cinq fois moins qu'un flacon du rhum gouvernemental le plus médiocre.

Les deux amis firent un bout de chemin ensemble. Mais bientôt Ram Chander fut hélé par une dame âgée, très forte, vêtue du sari blanc des veuves. Hasari l'aida à monter dans le rickshaw et Ram partit au petit trot. En regardant s'éloigner la carriole, le paysan se dit que son ami avait bien de la chance. « Lui, au moins, il peut regarder les autres dans les yeux. Il a un travail. Il a sa dignité.

Alors que moi, je suis comme ces chiens galeux qui traînent dans les rues. Je n'existe pas. »

Avant de se séparer, les deux hommes s'étaient donné rendez-vous pour le lendemain sur l'esplanade de Park Circus, là où se croisent les tramways. Ram Chander avait promis d'essayer de présenter son ami au représentant du propriétaire de son rickshaw. « Avec un peu de chance et un bon bakchich, peut-être qu'il te trouvera une guimbarde à tirer », avait-il laissé espérer. « En temps normal, racontera Hasari, j'aurais refusé de croire à quelque chose d'aussi beau. Mais le bangla m'avait donné des ailes. Je me sentais dans la peau d'un cerf-volant. » Les deux hommes avaient également décidé de retourner à l'hôpital rendre visite au coolie blessé.

Le paysan erra longtemps avant de retrouver sa famille. « Il avait partout des rangées ininterrompues de boutiques, de magasins, d'étalages et des milliers de gens sur les trottoirs et la chaussée. On aurait dit que la moitié de la population passait son temps à vendre quelque chose à l'autre moitié. Il y avait des quantités d'objets que je n'avais jamais vus, comme des instruments pour peler les légumes ou faire couler le jus des fruits. Il y avait aussi des montagnes d'ustensiles, d'outils, de pièces mécaniques, de sandales, de chemises, de ceintures, de sacs, de peignes, de stylos, de lunettes noires contre le soleil. A certains endroits, il était très difficile de se frayer un chemin à cause des marchandises et des gens entassés sur la chaussée. Au coin d'une rue, j'achetai plusieurs alu-bhurta à un marchand ambulant. Mes enfants raffolaient de ces beignets de pommes de terre saupoudrés de sucre. Mais avec cinq roupies, je ne pouvais pas en acheter beaucoup. Et peut-être aurais-je mieux fait d'acheter à la place plusieurs rations de riz soufflé pour toute la famille. Mais quand on a du bangla plein la tête et le ventre, on n'est plus responsable de ses folies. »

La nuit était tombée depuis longtemps quand il reconnut enfin l'avenue où il campait.

Avant d'atteindre le bout de trottoir familial, il entendit des cris et vit un attroupement.

Craignant qu'un malheur ne soit arrivé à sa femme ou à l'un de ses enfants, il se précipita.

C'était la voisine qui hurlait. Elle avait le visage en sang et des marques de coups sur les épaules et les bras. Son mari était encore une fois rentré ivre. Ils s'étaient disputés et il l'avait frappée avec une barre de fer. Il l'aurait tuée si des voisins ne s'étaient interposés. Il avait aussi battu les deux petits. Puis il avait pris ses hardes et était parti en vouant les siens aux griffes des démons. La pauvre femme se retrouvait seule sur le trottoir avec trois enfants en bas âge et un autre dans le ventre. Sans oublier un fils en prison et une fille prostituée. « Il y a parfois de quoi maudire son karma », pensa Hasari.

Par chance, ses deux aînés avaient pu rapporter de leur journée de fouille dans les détritus du Barra Bazar quelques débris de courges et de navets. Us étaient tout fiers de leur exploit car tant de gens exploraient les tas d'ordures que les bonnes prises étaient rares. Leur mère emprunta le chula de la voisine pour cuire une soupe qu'ils partagèrent avec elle et ses enfants abandonnés. Ils partagèrent aussi les beignets. Rien n'apaise mieux le chagrin et la peur qu'un bon repas. Surtout quand on vit sur un trottoir et qu'on n'a même pas une plaque de tôle ondulée ou une toile au-dessus de la tête. Cette nuit-là, les deux familles se serrèrent un peu plus pour dormir. Seul un pauvre peut avoir besoin d'un autre pauvre.

La cité de la joie
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