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Quelques semaines après l'arrivée de la famille Pal à Calcutta, un Européen débarqua à son tour dans le grouillement de la gare de Howrah. Avec sa fine moustache au-dessous d'un nez en trompette, son front dégarni, son allure et sa tenue décontractées, il faisait penser à l'acteur américain Jack Nicholson. En jeans et chemise indienne, des « baskets » aux pieds, il n'avait pour tout bagage qu'une musette de toile à l'épaule. Seule une croix de métal noir, pendant sur sa poitrine au bout d'une cordelette, indiquait sa condition. Le Français Paul Lambert, trente-deux ans, était un prêtre catholique.
Calcutta était pour lui l'aboutissement d'un long itinéraire commencé à Douai, une ville du nord de la France où il était né en 1933. Fils et petit-fils de mineurs, Paul Lambert avait grandi près du puits n° 4 où son père descendait chaque matin. Un soir de l'été 1946, une ambulance s'était arrêtée devant l'entrée du coron des Lambert. Paul en avait vu sortir son père soutenu par deux infirmiers, la tête enveloppée de bandages. C'était l'été de la grande grève du bassin houiller. Lors de violents affrontements entre mineurs et forces de l'ordre, le père de Paul Lambert avait été brûlé au visage et avait perdu un œil. Ce traumatisme devait transformer cet homme tranquille et profondément croyant. Il refusa son épreuve et se réfugia dans une révolte active, radicale, désespérée. Cet ancien militant de l'Action catholique ouvrière alla rejoindre les rangs de la Ligue marxiste révolutionnaire, une organisation d'extrême gauche. Reconnais sable de loin grâce à son bandeau sur l'œil, on l'avait surnommé « le Pirate ». Il fut mêlé à de graves incidents. On parla de terrorisme ouvrier et il fut arrêté. Quelques jours plus tard, le maire de la localité vint apprendre à la mère de Paul, une Flamande douce et généreuse, que son mari s'était pendu dans sa cellule.
Le jeune Paul avait assisté impuissant à la métamorphose de son père. Son suicide fut un choc terrible pour l'adolescent. Il cessa de s'alimenter, au point qu'on craignit pour sa vie.
Il s'enfermait pendant des heures dans sa chambre pour méditer devant l'image du Saint Suaire de Turin que lui avait offerte son père pour sa première communion. Ce visage du Christ à sa descente de croix ainsi qu'une photographie d'Edith Piaf et quelques livres parmi lesquels une vie de Charles de Foucault et Vol de nuit de Saint-Exupéry étaient ses seuls compagnons. Un matin, en embrassant sa mère au moment de partir pour le lycée, il lui avait annoncé : « Maman, je serai missionnaire. »
Paul Lambert avait longuement mûri sa décision. « Deux forces me poussaient, racontera-t-il des années plus tard. Le besoin de m'éloigner après la mort de mon père, mais surtout l'envie de réussir par d'autres moyens ce qu'il avait tenté par la violence. De nombreux immigrés travaillaient à cette époque dans les mines du Nord, des Maghrébins, des Sénégalais, des Turcs, des Yougoslaves. Mon père les avait embrigadés dans son organisation révolutionnaire. Celle-ci était devenue leur famille et lui un peu leur père.
Certains passaient le soir à la maison en sortant des fosses. H n'y avait pas encore la télévision, alors on discutait. De tout, mais surtout de justice, de solidarité, de fraternité, ce dont ils avaient le plus besoin. Un jour, un Sénégalais interpella mon père : "Tu dis toujours que tu es proche de nous mais, en fait, tu ne sais rien de nous. Pourquoi ne vas-tu pas vivre quelque temps dans nos bidonvilles et nos campagnes pauvres d'Afrique ? Tu comprendrais mieux pourquoi nous avons été obligés de partir pour venir ici casser des cailloux toute la journée au fond d'une mine !" Je n'avais jamais oublié. »
La réflexion de cet Africain avait profondément marqué le garçon. Plusieurs années auparavant, pendant le cruel été de 1940, il avait été bouleversé par le spectacle de l'exode des Belges fuyant devant les armées allemandes sur la route qui passait derrière le coron.
Après l'école, il courait apporter à boire aux malheureux. Plus tard, il avait assisté aux rafles d'enfants juifs par les nazis. Avec ses parents, il leur avait lancé par-dessus les barbelés du pain et du fromage prélevés sur leur ration. Durant toute la guerre, cette famille d'ouvriers s'était privée pour partager et soulager. Sa vocation de servir les autres était née de cette révolte contre l'injustice et de cette vie d'amour et de partage dans laquelle il avait grandi.
En quittant le coron, il resta trois ans au petit séminaire de Lille. L'enseignement religieux qu'il y reçut lui parut fort éloigné des urgences quotidiennes, mais l'étude approfondie de l'Évangile le renforça dans sa volonté de se solidariser avec le sort des pauvres. A chaque période de vacances, il revenait chez lui embrasser sa mère avant de descendre en auto-stop vers la région parisienne retrouver une sorte de saint barbu. L'abbé Pierre, coiffé d'un vieux béret, et ses chiffonniers d'Emmaùs secouraient en ce temps-là les plus nécessiteux avec le produit de la vente des vieux papiers et de tout ce qu'ils pouvaient récupérer en débarrassant les caves et les greniers des plus favorisés.
Plus tard, au grand séminaire de Juvisy, Paul Lambert rencontra celui qui devait définitivement tracer sa route. Le padre Ignacio Fraile appartenait à une congrégation espagnole fondée au siècle dernier par un prêtre des Asturies aujourd'hui en instance de béatification à Rome. La fraternité San Vicente rassemblait des religieux et des laïcs consacrés qui faisaient vœu de pauvreté, de chasteté, d'obéissance et de charité pour «
rejoindre les plus pauvres et les plus déshérités là où ils sont, partager leur vie et mourir avec eux ». Des petites communautés de prêtres et de frères étaient nées dans les banlieues industrielles de nombreuses villes européennes, en Amérique latine, en Afrique, en Asie, partout où des hommes souffraient. Il y en avait plusieurs en France.
Paul Lambert fut ordonné prêtre le 15 août 1960, jour de la fête de la Vierge. Il venait d'avoir vingt-sept ans. Le soir même, il prit le train pour Douai afin de passer quelques heures auprès de sa mère hospitalisée depuis trois mois pour des troubles cardiaques.
Avant d'embrasser une dernière fois son fils, elle lui remit une boîte soigneusement enveloppée. Sur un lit de coton, il y trouva une croix de métal noir gravée des deux dates de sa naissance et de son ordination. « Ne t'en sépare jamais, mon petit, lui dit-elle en tenant les mains de son fils serrées dans les siennes. Cette croix te protégera partout où tu iras. »
Conscient que les hommes les plus abandonnés ne se trouvaient pas en Europe mais dans le tiers monde, Paul Lambert avait étudié l'espagnol pendant sa dernière année de séminaire dans l'espoir d'être envoyé dans les bidonvilles ou les favelas d'Amérique du Sud. Mais c'est en Inde que sa fraternité lui demanda de se rendre.
L'Inde ! Un continent d'un potentiel de richesse exceptionnel où survivaient des zones et des couches de pauvreté accablante. Un pays d'intense spiritualité et de sauvages conflits raciaux, politiques et religieux. Un pays de saints comme Gandhi, Aurobindo, Ramakrishna, Vivekananda, et de responsables politiques parfois odieusement corrompus.
Un pays qui fabriquait des fusées et des satellites mais où huit habitants sur dix ne se déplaçaient qu'au pas des bœufs tirant leurs charrois. Un pays d'une beauté, d'une variété incomparables et de hideuses visions comme les bidonvilles de Bombay ou de Calcutta. Un pays où le sublime côtoyait souvent le pire mais où l'un et l'autre étaient toujours plus vivants, plus humains et finalement plus attachants qu'ailleurs.
Impatient de partir, Paul Lambert sollicita un visa de séjour. Ce fut le début d'un long purgatoire. Pendant cinq ans, les autorités indiennes promirent de mois en mois la délivrance de l'indispensable sésame. A la différence d'un visa de tourisme temporaire, un titre de séjour exigeait en effet l'approbation du ministère des Affaires étrangères de New Delhi. Sa condition de prêtre figurant sur la demande de Paul Lambert, des difficultés avaient surgi. Depuis quelque temps, l'Inde ne laissait plus entrer de missionnaires étrangers sur son territoire. Les motifs de cet interdit n'avaient jamais été officiellement précisés. On avait dénoncé des conversions massives d'hindous au christianisme.
En attendant son visa, Paul Lambert s'installa dans un bidonville d'Algériens du quartier Saint-Michel, à Marseille, puis dans un foyer d'immigrés
sénégalais de Saint-Denis, près de Paris. Fidèle à son idéal de fraternité, il partageait tout : le travail éreintant rémunéré au-dessous des salaires légaux, les paillasses des bagnes à sommeil, les infâmes ratas des popotes de chambrées. Il fut successivement manœuvre, ajusteur, tourneur, fondeur et manutentionnaire.
Le 15 août 1965, cinquième anniversaire de son ordination, Paul Lambert décréta que son attente avait assez duré. En accord avec ses supérieurs, il sollicita un simple visa de tourisme. Dans la case profession, il inscrivit cette fois : « ouvrier qualifié ». Le lendemain, on lui rendait son passeport avec le précieux visa dûment estampillé par le sceau des trois lions de l'empereur Ashoka que les fondateurs de l'Inde moderne ont choisi pour emblème de leur république. Bien que ce titre ne l'autorisât à séjourner en Inde que pendant trois mois, la grande aventure de sa vie pouvait commencer. Une fois à Calcutta, la destination qui lui avait été assignée, il essaierait d'obtenir un permis de séjour permanent.
Bombay, the Gateway of India, « la Porte de l'Inde ». Comme des centaines de milliers de soldats et d'administrateurs britanniques, c'est par ce port de la côte Ouest qui, durant trois siècles, avait été leur première vision du continent, que Paul Lambert fit son entrée en Inde. Pour se familiariser avec le pays, avant de rejoindre Calcutta à l'autre extrémité de l'immense péninsule, il choisit le chemin des écoliers. A la gare Victoria, ce caravansérail hérissé de clochers néo-gothiques, il monta dans un wagon de troisième classe d'un train en partance pour Trivandrum et le Sud.
Le train s'arrêtait dans chaque gare. Tout le monde descendait alors sur le quai pour faire sa cuisine, sa toilette, ses besoins, au milieu d'un grouillement de marchands, de porteurs, de vaches,
de chiens et de corneilles. «Je regardais autour de moi et je faisais comme les autres », relata Paul Lambert dans une lettre à ses proches. En achetant une orange, il avait pourtant découvert qu'il n'était pas « comme les autres ». Il avait payé avec un billet d'une roupie, mais le marchand ne lui avait pas rendu la monnaie. L'ayant réclamée, il reçut un regard furieux et plein de mépris. Comment un sahib pouvait-il être aussi près de ses sous ? « Je pelai l'orange et en détachai un quartier quand une petite fille s'est plantée devant moi et m'a regardé de ses grands yeux noircis de khôl. Je lui ai bien sûr donné le fruit et elle est partie en courant. Je l'ai suivie. Elle était allée le partager avec ses frères et sœurs. » L'instant d'après, il n'avait plus qu'un sourire à offrir au jeune cireur de chaussures qui tournait autour de lui. Mais un sourire ne remplit pas un ventre. Paul Lambert fouilla dans sa musette et lui tendit la banane qu'il s'était promis d'avaler à l'abri des regards. « A ce rythme-là, j'étais condamné à périr très vite d'inanition. Il me semblait que toute la détresse du monde s'était donné rendez-vous autour de moi. Le plus éprouvant, c'étaient les remerciements. Comment accepter qu'un aveugle ou un enfant se prosterne pour vous toucher les pieds ? S'il est aisé de donner une aumône, il est bien difficile de la refuser. » Paul Lambert songeait à ce que disait don Helder Camara. « Nos gestes d'assistance rendent les hommes encore plus assistés, affirmait l'évêque brésilien des pauvres, sauf s'ils sont accompagnés d'actes destinés à extirper la racine de la pauvreté.
»
A l'entassement dans les wagons s'ajoutaient une chaleur d'étuve, une poussière chargée de suie qui brûlait la gorge, des odeurs, des cris, des pleurs et des rires qui faisaient de ce trajet en train une voie royale pour découvrir un peuple. C'est dans le buffet d'une gare du Sud que Lambert prit son premier repas indien. «Je commençai par observer les gens, racontera-t-il. Ils mangeaient avec les doigts de la seule main droite. Il faut accomplir une sacrée gymnastique pour faire des boulettes avec du riz et les tremper dans la sauce sans qu'elles s'effritent. Et sans se brûler les doigts jusqu'à l'os. Quant à la bouche, l'œsophage et l'estomac, quel embrasement à cause des épices meurtrières ! Je devais offrir un spectacle plutôt comique, car tous les clients du bistrot étaient plies en deux. Ce n'est pas tous les jours qu'on peut rire d'un pauvre sahib qui a entrepris de conquérir son certificat d'indianisation. »
Au bout de dix jours, après une courte escale dans un bidonville près de Madras, Paul Lambert arrivait à Calcutta.