61.

Dormir ! Dormir quinze, vingt heures de suite. Sur du ciment, avec des rats, des scolopendres, des scorpions, n'importe où, mais dormir ! Depuis son arrivée dans la courée, le rêve de Paul Lambert tournait à l'obsession. Après des journées exténuantes, ses nuits s'étaient rétrécies à trois petites heures d'un silence plus que relatif ponctué des quintes de toux et des crachats des tuberculeux. Dès quatre heures trente, les braillements d'un transistor sonnaient le réveil. « Garuda », le coq des eunuques, se dressait alors sur ses ergots pour lâcher sa bordée de cocoricos. D'autres volatiles lui répondaient de tous les coins du slum. Tout autour de la courée jaillissait aussitôt un concert de pleurs et de cris d'enfants aux ventres vides. Des ombres se levaient en hâte pour aller, munies d'une boîte de conserve pleine d'eau, à la recherche d'une latrine ou d'un caniveau épargnés par la grève des vidangeurs. Déjà les fillettes allumaient les chula, récuraient la vaisselle de la veille, rangeaient les nattes, rapportaient les seaux d'eau de la fontaine, confectionnaient des galettes de bouse de vache, épouillaient les cheveux de leurs frères et sœurs. Elles étaient les premières au travail.

Chaque matin vers cinq heures, Lambert voyait partir la petite Padmini, la plus jeune fille de l'Adi-Tasi responsable de la mort accidentelle de Yhijra au cobra. Il se demandait où ce petit bout de femme pouvait se rendre de si bonne heure. Un matin, il la suivit. Après avoir pataugé derrière elle à travers tout le bidonville, il la vit escalader le remblai des *oies ferrées. C'était l'heure où les trains de voyageurs arrivaient à Calcutta des différentes villes de h vallée du Gange. Dès que Lambert perçut le bruit du premier train, il vit l'enfant sortir de sous sa blouse rapiécée une baguette dont l'extrémité avait été fendue pour qu'elle puisse y fixer un billet d'une roupie. Quand la locomotive glissa lentement à sa hauteur, elle brandit la baguette. Une main noire saisit le billet. Lambert vit alors le chauffeur entrer dans le tender et jeter quelques morceaux de charbon. Padmini se précipita pour ramasser la manne miraculeuse dans sa jupe et disparut en courant. Son père en garderait une partie qu'il écraserait en petits morceaux pour alimenter le chula familial. Il revendrait le reste.

Ce trafic constituait l'une des innombrables débrouillardises imaginées par les pauvres de la Cité de la joie pour continuer à vivre.

En dépit de son manque de sommeil, Lambert ne regrettait pas sa ruelle : la courée était un champ d'observation incomparable pour qui se sentait marié au peuple des petites gens.

Quelle activité depuis l'aube dans cette basse-fosse ! Quel défilé surtout : à tout instant, une sonnette, un gong, un coup de sifflet, une voix annonçaient l'entrée d'un marchand de ceci ou cela, d'un prêtre brahmane venu vendre quelques gouttes d'eau du Gange, d'un amuseur. La palme du succès revenait au montreur d'ours, surtout auprès des enfants. Dès qu'on entendait son tambourin, toute la courée se précipitait. Les dresseurs de singes, de chèvres, de mangoustes, de rats, de perroquets, de scorpions ; les charmeurs de vipères et de cobras ne manquaient pas non plus de spectateurs passionnés. Ainsi que les chanteurs de geste, les montreurs de marionnettes, les bardes, les conteurs, les troubadours, les fakirs, les mimes, les hercules, les nains, les prestidigitateurs, les illusionnistes, les contorsionnistes, les acrobates, les lutteurs, les fous, les saints... bref, tous les Zampanos et les Bouglione que le goût du spectacle et de la fête avait inventés pour permettre aux malheureux des bidonvilles d'échapper à la tristesse de leur sort.

La courée était avant tout le royaume des enfants. « Merveilleux enfants de la Cité de la joie, dira Lambert. Petits êtres innocents nourris de misère, d'où jaillissait à chaque instant la vie. Leur insouciance, leur joie d'exister, leurs sourires magiques, leurs sombres visages rehaussés de regards lumineux coloraient de beauté tout ce sordide univers. Si les adultes gardaient ici quelque espérance, n'était-ce pas grâce à eux, à leur éclatante fraîcheur, au sérieux de leurs jeux ? Sans eux les slums n'eussent été que des bagnes. De ces lieux de détresse, us parvenaient à faire des lieux de joie. »

Lambert recensa soixante-deux enfants dans ces quelques mètres carrés d'espace putride où les rayons du soleil ne pénétraient presque jamais. La rude école de la vie, c'était là qu'ils la découvraient en apprenant à se débrouiller seuls dès le plus jeune âge. Il n'y avait jamais d'intermédiaires entre eux et la matière. Ils faisaient tout directement avec leurs petites mains, mangeant avec la droite, balayant, nettoyant, allant aux latrines en utilisant la gauche. Une pierre, un morceau de bois leur servaient de jouets. Ce lien direct avec les objets favorisait d'emblée leurs relations avec toutes choses, nourrissait leur instinct de créativité. Leurs mains étant leur seuls outils, leur communion avec la nature était immédiate et profonde. Toute leur vie en sera marquée. Leurs jeux aussi, des jeux concrets, simples. Pas de Meccano ni d'objets électriques ou automatiques. Les enfants de la courée inventaient leurs jouets. La ficelle que Padmini, la fillette qui allait chercher tous les matins du charbon sur le remblai des voies ferrées, attachait à son pied gauche, avec une pierre au bout, faisait une corde à sauter idéale car le sautillement laissait les mains libres pour la création simultanée d'une danse ou d'une mimique. Lambert en était ébloui : les postures de cette enfant étaient celles des divinités des temples. Tout le génie de la danse indienne était contenu dans ce petit corps de misère au fond de sa courée. Une planche devenait pour les garçons un chariot de Ben Hur sur lequel les aînés enthousiastes traînaient les plus petits. Quelques cailloux et noyaux de fruits alimentaient de furieuses parties de billes d'un bout à l'autre de la cour et jusque dans la chambre de Lambert. Un jour, Mallika Ghosh, sa petite voisine qui accourait toujours vers lui avec un bol de thé au bit, confectionna une poupée avec des chiffons. S apercevant qu'il y avait bien assez de vrais bébés dans la courée pour pouvoir jouer à la maman, elle décida avec ses camarades de faire de la poupée un objet de culte. Elle serait Lakshmi, la déesse de la prospérité à laquelle les pauvres des slums vouent une vénération toute particulière.

Marelles, toupies, yoyos, cerceaux... L'énergie, l'ardeur, l'ingéniosité, le goût du jeu de ces petits erres aux ventres ballonnés ne cessaient d'émerveiller Lambert. Un jour, un petit garçon passa entre ses jambes en courant après son cerceau. Il attrapa le bras du bambin et lui demanda de l'initier à son jouet. Il s'agissait d'une roue de ferraille que l'on poussait avec une baguette à crochet. Au bout de trois essais, le Français renonça sous un déluge de rires. La maîtrise du cerceau indien exige un long apprentissage et une dextérité d'acrobate pour le maintenir en équilibre au milieu de tant d'obstacles.

Mais le jouet par excellence, le roi de tous les jouets, celui qui déchaînait autant de passion chez les parents que chez les enfants, qui suscitait le plus d'émulation, de rivalités, d'affrontements, qui portait tous les rêves d'évasion et de liberté de ce peuple d'emmurés, ce jouet était un simple cadre de bois avec du papier et une ficelle. Ici, le cerf-volant était plus qu'un jeu. C'était le reflet d'une civilisation, le bonheur de se laisser porter, guider, dominer par les forces de la nature. C'était un art, une religion, une philosophie. Les lambeaux des centaines de cerfs-volants qui pendaient aux fils électriques du slum étaient les oriflammes du peuple de la Cité de la joie.

Les tout-petits s'essayaient avec du papier d'emballage. Dès l'âge de six ou sept ans, ils cherchaient à perfectionner leurs aéronefs. Un morceau de khadi, un chiffon devenaient alors autant de voilures entre leurs mains. Ils les décoraient de dessins géométriques et demandaient à Lambert de calligraphier leur nom sur les ailes. Les engins plus sophistiqués, avec queue et dérive, étaient les œuvres des plus grands. Les fils qui les retenaient étaient parfois enduits de poudre de verre qui permettait de sectionner les fils des cerfs-volants concurrents.

Un soir, une bourrasque de pré-mousson précipita le lancement d'un de ces aéronefs.

Toute la courée fut prise de fièvre. «Je me serais cru à Cap Kennedy à l'instant d'un envol pour l'espace », dira Lambert. Jaï, douze ans, l'un des fils de l'ancien marin du Kérala, grimpa sur le toit et courut sur les tuiles pour lancer son oiseau de toile dans une turbulence ascendante. Chahuté par les rafales, le cerf-volant s'éleva, encouragé à chaque bond par de joyeux vivats. « On aurait dit que chacun soufflait en l'air pour le faire monter plus vite. » Le garçon sautait d'un toit à l'autre pour guider son engin, le retenir, l'orienter vers un courant plus fort. Plusieurs jeunes du slum s'étaient brisé les os dans ce genre d'acrobaties. « Monte, monte encore ! » hurlaient les gens. Jaï avait si bien manœuvré que le grand coléoptère blanc, deux rubans roses flottant derrière sa queue, passa au-dessus des lignes électriques qui traversaient le slum. Une formidable ovation éclata. C'était la liesse. Les eunuques tapaient sur leurs tambourins. Même Lambert se sentait emporté par l'excitation générale. C'est alors qu'apparut dans le ciel un deuxième cerf-volant. La courée musulmane d'à côté lançait un défi. Dès lors, l'affaire devenait trop sérieuse pour être laissée aux mains des enfants. Le père de Jaï et Ashish Ghosh, le jeune moniteur qui se préparait à quitter le bidonville pour rentrer dans son village, bondirent sur le toit. Ils s'emparèrent du fil de l'aéronef. Il fallait à tout prix abattre le rival et le capturer. Des hommes de l'autre courée se hissèrent également sur les toits. Un duel sauvage s'engagea, ponctué par les hurlements des supporters. Le jeu devenait combat. Pendant de longues minutes, le résultat resta indécis. Chaque équipe manœuvrait en vue d'accrocher le fil de l'autre. Une subite renverse de vent, immédiatement exploitée, permit à l'équipe de la courée de Lambert de bloquer l'ascension du cerf-volant musulman et de le pousser vers les fils électriques. C'était le délire. Furieux, les musulmans se jetèrent sur les deux hindous. Des tuiles commencèrent à voler en tous sens. La sarabande des tambourins redoubla. D'autres hommes montèrent sur les toits. Du fond des courées, les femmes encourageaient les combattants. Les deux aéronefs se heurtèrent, s'emmêlèrent et tombèrent finalement comme des feuilles mortes sur les lignes électriques. Au ras des toits, la bagarre ne cessa pas pour autant, faisant fuir des troupes de rats affolés. Une bagarre sans merci. Des corps roulèrent même à terre. Impuissant, Lambert se réfugia au fond de sa chambre. Par la porte ouverte, il pouvait apercevoir le jeune Jaï, la petite Padmini et les autres adolescents qui, la tête levée, les yeux incrédules, contemplaient « ces grandes personnes qui leur avaient volé leur jeu d'enfants et se battaient comme des bêtes sauvages

».

La cité de la joie
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