15.
La première toilette de Paul Lambert dans le bidonville commença par une nouvelle infraction aux sacro-saintes traditions. Comme il l'avait vu faire aux hommes sur le chemin de la fontaine, il s'était déshabillé, ne gardant sur lui que son caleçon. Il était sorti dans la ruelle devant sa chambre avec son seau d'eau. Il s'était accroupi sur les talons, dans cette position typiquement indienne si difficile à maintenir pour un Occidental. Il avait vidé de l'eau sur ses pieds et était en train de se frotter vigoureusement les orteils quand le vieil hindou de la tea-shop d'en face l'interpella, horrifié :
— Father, ce n'est pas comme ça que tu dois faire ta toilette ! C'est la tête qu'il faut laver en premier. Les pieds, c'est à la fin, quand tu as nettoyé tout le reste.
Le Français était sur le point de balbutier quelque excuse quand apparut la fillette qui, le soir précédent, lui avait apporté une assiette de nourriture. Le spectacle de ce sahib à moitié nu qui s'aspergeait d'eau l'amusa tellement qu'elle éclata de rire.
—Mais pourquoi te laves-tu, Dadah ? demanda-t-elle. Tu as déjà la peau si blanche !
Quelques instants plus tard, Lambert commit un quatrième impair en roulant dans le mauvais sens la natte sur laquelle il avait dormi. Au lieu de commencer par le côté de la tête, il fit l'inverse. Si bien qu'il risquait, comme le lui fit comprendre par gestes le musulman de la pièce voisine, de poser la nuit suivante sa tête à l'endroit où il avait posé ses pieds la veille. «Je savais qu'il me faudrait du temps pour saisir toutes les subtilités de la vie dans le slum et ne plus choquer personne. » En revenant de la fontaine, il avait encore plus nettement ressenti la réserve de ses voisins. Des femmes avaient précipitamment rabattu le pan de leur sari sur leur visage, des enfants qui jouaient aux billes avaient détalé comme des lapins. Seule la vermine ne lui témoignait aucun ostracisme. Après les rats, la scolopendre et les moustiques de la nuit, voilà que les mouches lui manifestaient à leur tour leur sympathie. « Il y en avait des centaines. Des vertes, des grises, des énormes, des minuscules. Elles se déplaçaient par escadrilles entières, toujours prêtes à s'agglutiner au moindre morceau de ma peau. Elles n'hésitaient pas à entrer dans mes oreilles, mes narines, mes yeux, jusqu'au fond de mon gosier avec chaque boulette de nourriture. Rien ne freinait leur audace. Elles ne daignaient même pas s'envoler quand je les chassais, se contentant de trottiner de quelques centimètres pour m'infliger leur supplice un peu plus loin. J'étais désarmé. Pour échapper à leur torture, j'essayais de fixer ma pensée sur un souvenir de bonheur. Sur ma mère battant des œufs en neige pour faire une ile flottante, mon dessert préféré, ou sur le visage de mon père rentrant le soir de la mine, noir comme un charbonnier. »
Ce premier matin, Lambert appela aussi l'image du Christ à son secours. Les yeux braqués sur le visage torturé épingle au mur, il répéta à voix haute une litanie de ôm. Au bout d'un moment, cette invocation devint complètement inconsciente. Il en calquait la cadence sur les battements de son cœur. Cette façon d'utiliser son rythme biologique pour communiquer avec Dieu le libéra peu à peu de toute contingence extérieure. Les mouches pouvaient continuer leur agression, il ne les sentait plus.
C'est alors que le joyeux visage de l'envoyé du curé de la paroisse apparut dans l'embrasure de la porte. Le brave homme était venu s'inquiéter de la façon dont le Français avait supporté ses premières heures dans le bidonville. Le récit de son équipée aux latrines, de sa toilette contraire aux rites et de ses démêlés avec les rats, les scolopendres, les mouches et autres insectes le consterna.
— Monsieur le curé me charge de vous dire qu'il y a une chambre confortable pour vous au presbytère, insista-t-il. Cela ne vous empêchera pas de venir passer ici tout le temps que vous voudrez. De grâce, acceptez. Ce n'est pas ici la place d'un prêtre.
L'Anglo-Indien hocha tristement la tête puis sortit d'un sac de moleskine les deux gros volumes que le curé lui avait demandé d'apporter à Lambert. L'un était une grammaire bengalie, l'autre un exemplaire des Évangiles en hindi. Le Français accueillit ces présents avec enthousiasme. Il savait qu'ils seraient d'irremplaçables outils pour l'aider à abattre le mur de silence qui l'isolait dans sa nouvelle existence.
Loin de le rebuter, cette incapacité de s'exprimer et de comprendre avait d'abord enchanté Lambert. « Pour un étranger comme moi débarquant parmi de si pauvres gens, c'était l'occasion unique de me placer en état d'infériorité, expliquera-t-il. C'était moi qui avais besoin des autres, et non pas eux qui avaient besoin de moi. » Réflexion fondamentale pour un homme qui se sentait tellement privilégié par rapport à son entourage qu'il se demandait s'il pourrait jamais réellement s'y intégrer. « Comment croire, en effet, qu'il soit possible de partager vraiment la condition des habitants du bidonville, au moral comme au physique, quand on jouit d'une santé de rugbyman, quand on n'a pas de famille à nourrir, loger, soigner ; quand on n'a pas à chercher du travail ni l'obsession de conserver son emploi ; quand on sait que l'on peut à tout moment s'en aller ? »
Comme il l'avait espéré, le handicap de la langue facilita ses premiers rapports avec les gens en leur donnant un sentiment d'importance, de supériorité. Comment disait-on « eau
» en ourdou ? « thé » ou « seau » en hindi ? En répétant de travers ces mots dans leur langue, en les prononçant incorrectement, il déclencha leurs rires et s'attira peu à peu leur sympathie. Jusqu'au jour où, ayant compris qu'il n'était pas un simple visiteur de passage mais un des leurs, ils lui donneront le surnom le plus affectueux de leur vocabulaire, celui de « Dadah Paul », Grand Frère Paul.
L'hindi, la grande lingua franca de l'Inde moderne, aujourd'hui parlée par près d'un quart de milliard d'hommes, était compris par la majorité des habitants de la Cité de la joie.
C'était l'une des vingt ou trente langues en usage dans le bidonville, parmi lesquelles le bengali, l'ourdou, le tamoul, le malaya-lam, le panjabi et quantité de dialectes. Faute de professeur, Lambert commença son apprentissage d'une façon plutôt originale. Chaque matin après son heure de méditation, il se donna une leçon d'hindi grâce aux textes qu'il connaissait mieux encore que les lignes de sa main, les Évangiles. Il s'asseyait sur sa natte, le dos bien droit contre le mur, les jambes repliées dans la position du lotus, sa Bible de Jérusalem en français posée sur une cuisse et, sur l'autre, les Évangiles en hindi envoyés par le père Cordeiro. La gracieuse et mystérieuse calligraphie de cet ouvrage faisait penser aux hiéroglyphes égyptiens. Comme l'illustre Champollion, Lambert comprit qu'il lui fallait d'abord trouver une clef. Il la chercha patiemment en examinant un à un les versets en hindi dans l'espoir d'y découvrir un nom de personne ou de lieu qui n'aurait pas été traduit. Après plusieurs jours de recherches, ses yeux tombèrent enfin sur un mot de dix lettres imprimé en majuscules latines. Il identifia aussitôt le chapitre dont il provenait et put sans peine inscrire en face de chaque mot hindi sa correspondance en français. Il ne lui resta qu'à décortiquer chaque lettre l'une après l'autre pour trouver sa transcription et reconstituer un alphabet. Ce mot clef lui parut doublement symbolique. C'était le nom d'une ville à l'image de celle où il se trouvait, une ville où des foules de pauvres s'étaient rassemblées pour se tourner vers Dieu. C'était aussi le symbole d'un enchevêtrement inextricable de choses et de gens comparable au bidonville de la Cité de la joie. Ce mot magique était Capharnaum.