68.

« Cela devait être en fin d'après-midi quand j'ai vu tomber la première goutte d'eau, racontera Hasari Pal. Elle était énorme mais, en arrivant sur le bitume, elle s'évapora instantanément à cause de la chaleur. » Pour l'ancien paysan que la sécheresse avait à jamais chassé de sa terre, cette première goutte était toujours « une manne céleste, la preuve que les dieux pouvaient encore pleurer sur le sort des hommes de cette terre ». Il songea aux chants et aux cris de joie qui devaient éclater dans son village au même moment. Il imagina son père et ses frères accroupis sur la diguette au bord de la rizière, contemplant avec émerveillement les jeunes pousses udain revigorées par la rosée des cieux. « Les verrai-je jamais ? » soupira-t-il. Cette première averse de mousson fut d'une exceptionnelle violence. L'eau frappait le sol avec bruit de tambourins martelés par des millions de doigts. Hasari releva précipitamment la capote de son rickshaw et s'abandonna au bonheur de se laisser tremper par les flots bienfaisants. « Au bout d'un tant, un souffle d'air traversa cette douche chaude, apportant une caresse de fraîcheur, racontera-t-il. On aurait dit que la portière d'une glacière géante s'était ouverte au-dessus de la ville pour libérer un peu de froid dans l'air surchauffe brassé par la tornade. Le bombardement de l'eau couvrait à présent tous les autres sons. On n'entendait que le ciel qui se vidait. Au lieu de se protéger, les gens s'étaient précipités sous la pluie. Des enfants tout nus dansaient et riaient en faisant des cabrioles. Les femmes se laissaient inonder et leur sari leur collait au corps comme la fine écorce d'un bambou.

« A la station de Park Circus et ailleurs, des tireurs de rickshaws s'étaient mis à chanter.

D'autres travailleurs les rejoignaient des rues voisines et participaient à cette action de grâces. C'était comme si toute la ville allait à la rivière sacrée pour se baigner et se purifier, à cette différence près que l'eau tombait du ciel au lieu de couler dans la terre. Même les palmiers dans les jardins de Harrington Street tremblaient de joie. Eux qui ressemblaient à des vieillards poussiéreux étaient à présent tout luisants de vie, de fraîcheur et de jeunesse.

«L'euphorie dura plusieurs heures. Dans cette baignade générale, nous nous sentions tous frères, coolies et sardarji, rickshaw-walla, babu, marwari du Barra Bazar, Biharis, Bengalis, hindous, musulmans, sikhs, jaihs, tous les habitants si différents de cette grande ville, nous participions à une même puja reconnaissante en nous laissant tremper ensemble par le déluge salvateur.

« La pluie cessa brusquement. Il y eut alors un spectacle extraordinaire : sous le soleil, la ville entière se mit à fumer de vapeur comme une gigantesque lessiveuse en train de bouillir. Puis le déluge recommença. »

Dans le slum, Max n'en croyait pas ses yeux. « Un peuple, à demi mort une seconde plus tôt, venait de ressusciter dans une fantastique explosion de bonheur, d'exubérance, de vie, racontera-t-il. Les hommes avaient arraché leur chemise, les femmes se précipitaient tout habillées en chantant sous les gouttières. Des ribambelles d'enfants nus couraient en tous sens sous la douche magique et poussaient des cris de joie. C'était la fête, l'accomplissement d'un rite ancestral. » Au bout de sa ruelle, il aperçut une silhouette à peau blanche. Au milieu de l'allégresse collective, Lambert dansait une farandole effrénée avec les habitants de la Cité de la joie. Sur sa poitrine ruisselante, sa croix de métal sautait comme pour battre la cadence. « On aurait dit le dieu Neptune sous les eaux d'une fontaine céleste ! »

La cité de la joie
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