42.

L'image, dans son cadre doré orné d'une guirlande de fleurs, exprimait la force et la beauté.

Sur son éléphant caparaçonné de tapis incrustés de pierreries, le personnage ressemblait à un maharaja conquérant. Il portait une tunique brodée de fils d'or et constellée de bijoux.

Seuls les différenciaient d'un humain ses ailes et ses quatre bras qui brandissaient une hache, un marteau, un arc et le fléau d'une balance. Vishwakarma n'était pas un homme, en effet, ni un prince, mais un dieu du panthéon hindou. L'un des plus grands.

Vishwakarma personnifiait la puissance créatrice dans la mythologie de l'Inde. Les hymnes des Védas, ces recueils de textes sacrés de l'hindouisme, le glorifiaient comme « l'architecte de l'univers, le dieu qui voit tout, le façonneur du ciel et de la terre, le créateur, le père, le dispensateur de tous les mondes, celui qui donne leurs noms aux divinités et se situe audelà de la compréhension des mortels ». A en croire le Mâhab-hârata, cette somme épique de l'hindouisme, Vishwakarma n'était pas seulement l'architecte suprême. Il était aussi l'artificier des dieux et le fabricant de leurs outils, le seigneur des arts et le charpentier du cosmos, le constructeur des chariots célestes et le créateur de tous les ornements. Par voie de conséquence, il était la divinité tutélaire des artisans, le protecteur de tous les métiers manuels qui permettaient aux hommes de subsister. Cela lui valait un culte particulier de la part des ouvriers et des artisans de l'Inde.

A l'instar des chrétiens glorifiant pendant l'Offertoire de la messe « le Dieu de l'univers, qui donne le pain, fruit du travail des hommes », les Indiens vénéraient Vishwakarma, source de travail et de vie. Chaque année après la lune de septembre, son effigie triomphante régnait sur tous les lieux de travail — des plus petits ateliers aux usines géantes les plus modernes —, abondamment décorés pour une fervente puja de deux jours. C'était un moment privilégié de communion entre patrons et ouvriers, une folle réjouissance des riches et des pauvres unis dans une même adoration et une même prière.

Comme tous les autres slums, la Cité de la joie célébrait avec une foi particulière la fête de ce dieu qui donne le riz. Ce bidonville n'abritait-il pas la plus fantastique fourmilière d'hommes au travail que l'on puisse imaginer ? Chaque jour, une porte entrouverte sur une mini-fabrique, les grincements d'une machine, un amoncellement d'objets neufs devant une cahute révélaient à Paul Lambert la présence d'un nouvel atelier. Ici, c'étaient des enfants qu'il découvrait en train de découper des feuilles de laiton pour en faire des ustensiles ; là, des adolescents, tel Nasir, le fils de Mehboub, trempaient des objets dans des bains aux vapeurs délétères. Ailleurs, pour gagner leur vie en fabriquant allumettes et feux de Bengale, d'autres jeunes s'empoisonnaient lentement à force de manipuler du phosphore, de l'oxyde de zinc, de la poudre d'amiante et de la gomme arabique.

Presque en face de chez le Français, dans l'obscurité d'une workshop, des spectres noircis laminaient, soudaient, ajustaient des pièces de ferronnerie dans une odeur d'huile brûlée et de métal surchauffé. A côté, dans un appentis sans fenêtre, une dizaine d'hommes assis en tailleur confectionnaient des bidi. C'étaient presque tous des tuberculeux qui n'avaient plus la force de manœuvrer une presse ou de tirer un rickshaw. A condition de ne pas s'arrêter une minute, ils parvenaient à rouler jusqu'à mille trois cents cigarettes par jour. Pour mille bidi, ils recevaient onze roupies, huit francs quatre-vingts. Un peu plus loin, dans une pièce minuscule, Paul Lambert aperçut un jour, près d'une forge, une énorme hélice de navire.

La porte étant trop étroite, il fallut élargir le seuil de terre battue à coups de pioche pour faire sortir le mastodonte. Cinq hommes réussirent enfin à riper l'hélice et à la basculer sur un telagarhi. Le patron envoya trois coolies pousser le charroi et livrer la marchandise. Le dos et les jarrets s'arc-boutèrent dans un effort désespéré. Les roues tournèrent. Le patron soupira, satisfait : il n'aurait pas besoin d'engager un quatrième coolie. Mais qu'adviendrait-il, tout à l'heure, quand les trois malheureux arriveraient au pied de la montée du pont de Howrah ? se demanda Lambert.

Combien d'années lui faudrait-il pour les découvrir tous, ces lieux où des hommes et des enfants passaient leur existence à forger des ressorts, des pièces de camions, des axes pour métiers à tisser, des boulons, des réservoirs d'avion, et même des engrenages de turbines au dixième de micron. Toute une main-d'œuvre d'une dextérité, d'une inventivité, d'une débrouillardise surprenantes fabriquait, imitait, réparait, rénovait n'importe quelle pièce, n'importe quelle machine. Ici, le moindre morceau de métal, les plus infimes débris étaient réemployés, transformés, adaptés. « Rien n'allait jamais à la casse. Tout renaissait toujours comme par miracle. »

Dans les ténèbres, la poussière, la fournaise de leurs ateliers, les ouvriers d'Anand Nagar étaient la fierté du dieu qui donne le riz. Ils étaient aussi souvent son remords. L'article 24

de la Constitution indienne stipule que : « Aucun enfant ne peut être mis au travail dans une fabrique ou une mine, ni occupé à aucun autre poste dangereux. » Mais, pour des raisons de rendement et de docilité, une grande partie de la main-d'œuvre était extrêmement jeune. Au moment de l'embauche, un enfant avait en effet presque toujours la préférence : ses petits doigts étaient plus habiles et il se contentait d'un salaire minime.

Combien de fois ces paies de misère gagnées par des enfants avec tant de fierté faisaient la différence dans une famille entre la famine et la survie !

Les ouvriers du slum étaient parmi les plus mal protégés du monde. Ils ne bénéficiaient d'aucune sécurité sociale ; ils étaient souvent exploités d'une façon éhontée, travaillant jusqu'à douze et quatorze heures d'affilée dans des locaux sans lumière ni ventilation où aucun zoo au monde n'oserait héberger ses animaux. Beaucoup d'entre eux mangeaient et dormaient sur place. Pas de repos hebdomadaire, pas de congés payés. Un seul jour d'absence, et c'était le renvoi. Une remarque déplacée, une revendication, une dispute, une heure de retard entraînaient un licenciement immédiat, sans compensation. Seuls ceux qui parvenaient à acquérir une certaine qualification — tourneurs, lamineurs, ouvriers sur presses spécialisées — avaient un réel espoir de conserver plus longtemps leur emploi.

Rien que dans la Cité de la joie, ils étaient des milliers. Peut-être quinze ou vingt mille. Et naturellement plusieurs centaines de mille à Calcutta, et des millions dans toute l'Inde. «

Comment se fait-il qu'ils n'aient jamais utilisé cette force du nombre pour changer leur condition ? dira un jour Lambert. C'est une question qui m'a toujours intrigué et à laquelle je n'ai pas trouvé de réponse satisfaisante. Certes, leurs origines rurales ne les ont pas habitués à la revendication collective. Leur dénuement était tel que tout gagne-pain, même dans des ateliers-bagnes, était une bénédiction. Quand tant de gens manquent de travail autour de vous, comment protester contre une tâche qui permet d'apporter chaque jour à sa famille le riz dont elle a besoin ? Et lorsqu'une famille est dans la misère totale par suite de la maladie ou de la mort du père, comment ne pas comprendre que l'un des enfants se fasse embaucher n'importe où ? Sans doute la morale n'y trouve pas son compte, mais qui peut parler de morale et de droit quand il s'agit de survie ?

« Et les syndicats, que faisaient-ils pour les défendre ? A côté de trois centrales syndicales puissantes qui regroupent plusieurs millions d'adhérents, il y a en Inde près de seize mille syndicats, dont sept mille quatre cent cinquante pour le seul Bengale. Et ce ne sont pas les grèves qui manquent à leur palmarès : rien qu'au Bengale, plus de dix millions de journées de travail sont perdues chaque année. Mais dans un slum comme la Cité de la joie, qui oserait déclencher une grève ? Trop de monde attend votre place.

« N'en déplaise à Vishwakarma, le dieu qui donne le riz, mes frères du bidonville étaient vraiment des vrais damnés de la terre, des forçats de la faim. Et pourtant, j'étais impressionné chaque jour davantage par l'ardeur et la foi avec lesquelles ils fêtaient rituellement ce dieu, et appelaient sa bénédiction sur les machines et les outils auxquels ils étaient enchaînés. »

Depuis la veille, le travail avait cessé dans tous les ateliers du slum. Pendant que les ouvriers se hâtaient de nettoyer, de repeindre, de décorer leurs machines et leurs outils avec des feuillages et des guirlandes de fleurs, leurs patrons s'en allaient acheter les traditionnels chromos ou les statues en glaise, peintes et sculptées par les potiers du quartier des kumhar, du dieu à quatre bras juché sur son éléphant. La taille et la splendeur de ces représentations dépendaient de l'importance des entreprises. Dans les grandes usines, les statues de Vishwakarma étaient deux à trois fois plus grandes qu'un homme, et valaient chacune des milliers de roupies.

En l'espace d'une nuit, tous les bagnes de souffrance se transformèrent en lieux de culte, avec des reposoirs somptueusement ornés et fleuris. Le lendemain matin, le slum retentissait une nouvelle fois du vacarme joyeux de la fête. Les esclaves d'hier arboraient des chemises rutilantes et des longhi tout neufs ; leurs épouses avaient sorti leur sari de cérémonie si difficilement sauvegardé dans le coffre familial de la voracité des cancrelats.

Les enfants resplendissaient dans leurs habits de petits princes. La sarabande joyeuse des cuivres et des tambours de la fanfare avait remplacé le tintamarre des machines autour desquelles le brahmane officiait, agitant une cloche d'une main et portant de l'autre le feu purificateur, afin que chaque instrument de travail soit consacré.

Ce jour-là, de nombreux ouvriers vinrent aussi demander à Lambert de bénir, au nom de son dieu à lui, les outils de leur survie. « Sois loué, ô Dieu de l'univers qui donnes le pain car tes enfants d'Anand Nagar t'aiment et croient en toi, répéta le prêtre dans chaque atelier. Et réjouis-toi avec eux de ce jour de lumière dans la tristesse de leur vie. » Après les bénédictions commencèrent les festivités. Employeurs et contremaîtres servirent aux ouvriers et à leurs familles un banquet de curry de viande et de légumes, de yaourt, de puri1 et de laddou2. Le bangla et le tod? coulèrent à flots. On but, on rit, on dansa. Surtout, on oublia. Vishwakarma pouvait sourire sur ses mille coussins de fleurs : il avait réconcilié les hommes avec le travail. Les réjouissances se poursuivirent jusqu'au milieu de la nuit illuminée par des projecteurs. Ce peuple privé de presque toutes les distractions s'abandonnait à nouveau à la magie de la fête. Les ouvriers et leurs familles couraient d'atelier en atelier, s'émerveillaient devant les plus belles statues, félicitaient les auteurs des décorations les plus somptueuses. Partout, des haut-parleurs déversaient une mousson d'airs populaires et des pétards ponctuaient les libations.

Le lendemain, les ouvriers de chaque atelier chargèrent les statues sur un telagarhi ou un rickshaw et les accompagnèrent au son des tambours et des cymbales jusqu'au Banda ghat au bord de l'Hoo-ghly. Ils les portèrent sur des barques et ramèrent jusqu'au milieu du fleuve. Puis ils les jetèrent pardessus bord afin que leur corps de glaise se dissolve dans l'eau sacrée mère du monde. Vishwakarma-ki jaï! Vive Vishwakarma ! crièrent à cet instant des milliers de voix. Puis chacun s'en alla retrouver sa machine. Et le rideau retomba pour un an sur les esclaves du dieu qui donne le riz.

La cité de la joie
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