9.

Aucune misère, pas même le dénuement le plus total sur un bout de trottoir de Calcutta, ne pouvait altérer les rites du peuple le plus propre qui soit. Dès le premier grincement du tramway sur les rails de l'avenue, Hasari Pal se levait pour aller répondre à « l'appel de la nature » dans l'égout à ciel ouvert qui coulait de l'autre côté. Une formalité qui allait devenir de plus en plus brève chez cet homme privé de nourriture. Il relevait son pagne de coton et s'accroupissait au-dessus du caniveau. Des dizaines d'hommes en faisaient autant au bord du trottoir. Personne ne leur prêtait attention. Cela faisait partie de la vie et du décor. Aloka et les autres femmes avaient fait de même, encore plus tôt, avant le réveil des hommes. Hasari allait ensuite faire la queue à la fontaine pour sa toilette. La « fontaine »

était en fait une bouche d'incendie au ras de la chaussée. Il en sortait une eau brunâtre directement pompée dans l'Hooghly, le bras du Gange qui traversait Calcutta. Quand arrivait son tour, Hasari s'asseyait sur les talons, se versait une gamelle d'eau sur le crâne et se frottait vigoureusement de la tête aux pieds avec le savon des pauvres, une boulette d'argile et de cendres mélangées. Ni les morsures du froid hivernal ni les tiraillements des ventres vides n'accéléraient l'accomplissement de ce rite ancestral de purification auquel satisfaisait pieusement chaque matin le peuple des trottoirs, des plus jeunes aux plus âgés.

Hasari partait alors avec ses deux aînés pour le Barra Bazar. Ce marché regorgeait toujours de tant de marchandises qu'il y avait forcément quelque nourriture plus ou moins avariée à glaner dans les monceaux de détritus. Des centaines de pauvres hères faméliques erraient comme ce père et ses enfants dans le dédale des ruelles, tous espérant le même miracle : la découverte d'un compatriote de leur village, de leur district, de leur province ; d'un parent, d'une connaissance, d'un ami d'amis ; d'un membre de leur caste, de leur sous-caste, d'une branche de leur sous-caste ; bref, de quelqu'un qui fût susceptible de les prendre sous son aile protectrice, de leur trouver deux ou trois heures, peut-être une journée entière ou même, ô merveille, quelques jours de travail. Cette quête inlassable n'était pas aussi irréaliste qu'il pouvait paraître, tout individu en Inde étant toujours relié au reste du corps social par un réseau de liens incroyablement diversifiés, de sorte que personne, dans ce gigantesque pays de sept cents millions d'habitants, n'était jamais complètement abandonné. Sauf peut-être Hasari Pal que la « ville inhumaine » semblait obstinément rejeter.

Ce matin du sixième jour, il laissa ses enfants fouiller les ordures pour aller, une fois de plus, arpenter le bazar dans tous les sens. Il offrit ses services à des dizaines de commerçants et de transporteurs. A plusieurs reprises, il suivit même des chars à bras surchargés dans l'espoir qu'un des coolies allait tomber d'épuisement, et qu'il pourrait prendre sa place. Le ventre hurlant famine, la tête vide, le désespoir au cœur, l'ancien paysan finit par s'écrouler contre un mur. Dans son vertige, il entendit une voix :

—Tu veux gagner quelques roupies ? demandait un petit homme à lunettes qui ressemblait davantage à un employé de bureau qu'à un boutiquier du bazar. Hasari dévisagea l'inconnu avec surprise et fit signe que oui. « Tu n'as qu'à me suivre. Je vais te conduire quelque part où on va te prendre un peu de sang. Et on te donnera trente roupies. Il y en aura quinze pour moi et quinze pour toi. »

—Trente roupies pour mon sang ! répéta Hasari, médusé. Qui peut vouloir le sang d'un paumé comme moi et, en plus, me donner trente roupies ?

—Abruti, le sang c'est du sang ! répliqua vivement l'homme à lunettes. Qu'il vienne d'un bandit ou d'un paria, d'un marwari plein aux as ou d'une cloche comme toi, c'est toujours du sang.

Frappé par cette logique, Hasari fit un effort pour se mettre sur ses jambes et suivit l'inconnu.

Cet homme appartenait à une profession abondamment exercée dans cette ville où la moindre source de profits attirait toujours une nuée de parasites qu'on appelait ici les middlemen, les intermédiaires. Pour chaque transaction ou prestation de service, il y avait ainsi un ou plusieurs intermédiaires qui prélevaient leur dîme. L'individu à lunettes était un rabatteur. Il traquait des donneurs pour le compte de l'une des nombreuses banques du sang privées qui fleurissaient à Calcutta. Sa technique était toujours la même. Il allait rôder aux portes des chantiers, des usines, des marchés, partout où il savait trouver des hommes sans travail prêts à accepter n'importe quoi pour quelques roupies. Les tabous de l'Islam interdisant aux musulmans de donner leur sang, il ne s'intéressait qu'aux hindous.

Pour un homme à bout de ressources, vendre son sang offrait une ultime chance de survivre. Et pour d'astucieux commerçants sans scrupules, c'était l'occasion de faire fortune. Les besoins en sang des hôpitaux et des cliniques d'une immense métropole comme Calcutta s'élevaient à plusieurs dizaines de milliers de flacons par an. Les quatre ou cinq banques officielles de l'État du Bengale étant incapables de satisfaire cette demande, il était normal que des entrepreneurs privés tentent de profiter de ne marché. A Calcutta, n'importe qui pouvait ouvrir me banque du sang. Il suffisait de négocier la complicité d'un médecin, de déposer en son nom une demande auprès du département de la Santé, de louer un local, d'acquérir un réfrigérateur, quelques seringues, pipettes et flacons, et d'engager un laborantin. Résultat : une activité en plein essor dépassant, affirmait-on, un chiffre d'affaires annuel de dix millions de roupies, un million de dollars. Seule la concurrence sauvage que se livraient ces officines, privées ou non, pouvait, semblait-il, limiter l'envolée de leurs profits. Sans le savoir, Hasari Pal venait de mettre le doigt dans l'un des rackets mieux organisés de cette ville qui en pratiquait beaucoup d'autres avec, assuraient les connaisseurs, en art et une imagination à faire pâlir d'envie Naples, Marseille ou New York. Hasari suivit son « bienfaiteur » à lunettes à travers les rues du quartier des affaires, puis le long de l'avenue Chowringhee, et enfin sur Park Street, l'artère des commerces de luxe, des restaurants et des boîtes de nuit. Vers le haut de l'avenue et dans les rues avoisinantes se trouvaient plusieurs officines. Celle du n° 49 de Randal Street était aménagée dans un ancien garage. A peine Hasari et le rabatteur arrivaient-ils à sa hauteur qu'ils furent abordés par un homme au visage émacié et à la bouche rougie par sa chique de bétel. « Vous venez pour le sang ? » demanda-t-il à voix basse. L'homme aux lunettes acquiesça de ce subtil et inimitable balancement de la tête propre aux Indiens. «

Alors, suivez-moi, dit l'inconnu avec un clin d'œil. Je sais où l'on donne quarante roupies.

Cinq pour moi, le reste pour vous deux. D'accord ? »

L'homme était un autre rouage du racket et rabattait pour le compte d'une banque du sang concurrente qui se trouvait deux rues plus loin. Une enseigne portait les initiales de ses trois propriétaires. La C.R.C. était l'une des plus anciennes officines de Calcutta. Les dix roupies supplémentaires qu'elle offrait ne devaient rien à la générosité. Elle prélevait à chaque donneur trois cents millilitres au lieu des deux cent cinquante habituels. Il est vrai qu'elle ajoutait à sa gratification une prime non négligeable pour un crève-la-faim : une banane et trois biscuits au glucose. Son principal animateur était un hématologue réputé, le docteur Rana. Lui aussi était l'un des rouages du racket. Directeur d'une des banques du sang officielles, il n'avait aucun mal à détourner donneurs et acheteurs vers son officine privée. Rien n'était plus aisé. Il suffisait de faire savoir aux donneurs qui se présentaient à la banque du sang officielle que la C.R.C. payait mieux. Quant aux clients qui venaient se procurer du sang pour une urgence ou en prévision d'une opération, le médecin leur faisait répondre que les flacons du groupe sanguin recherché étaient provisoirement en rupture de stock. Et il les envoyait à sa C.R.C.

Ces pratiques pouvaient passer pour d'innocents jeux commerciaux en comparaison du manque de précautions médicales qui sévissait dans la plupart de ces officines.

L’organisation mondiale de la santé avait édicté un certain nombre de règles impératives concernant les analyses à faire avant tout prélèvement de sang en vue de transfusion. Des analyses simples et peu coûteuses qui permettaient de déceler, entre autres, la présence des virus de l'hépatite B ou de maladies vénériennes. Mais à la C.R.C, comme dans nombre de banques du sang privées, on se moquait bien des virus en ce temps-là. Seul comptait le rendement.

Hasari fut invité à s'asseoir sur un tabouret. Tandis qu'un infirmier lui nouait un garrot de caoutchouc autour du biceps, un autre lui plantait une aiguille dans la veine au creux du coude. Tous deux regardaient couler le liquide rouge avec une fascination qui croissait à mesure que se remplissait le flacon. Était-ce la vue de son sang, l'idée « qu'il se vidait comme l'outre d'un marchand d'eau du Barra Bazar », ou le manque de nourriture ? Hasari commença à défaillir. Le regard voilé, il transpirait à grosses gouttes tout en grelottant de froid. Les voix des infirmiers lui parvenaient de très loin à travers un curieux bruit de cloches. Dans un halo, il aperçut les lunettes de son « bienfaiteur ». Il sentit deux poignes qui le maintenaient sur son tabouret. Puis plus rien. Il s'était évanoui.

L'incident était si banal que les infirmiers n'interrompirent pas leur travail pour autant.

Chaque jour, ils voyaient des hommes épuisés par les privations se trouver mal en vendant leur sang. S'il n'avait tenu qu'à eux, ils auraient bien pompé entièrement ces corps inertes.

Ils étaient payés au flacon.

Quand il rouvrit les yeux, Hasari découvrit au-dessus de lui une vision de rêve : une banane que lui offrait l'un des hommes en blouse blanche.

— Tiens, fillette, avale ce fruit. Ça va te réincarner en Bhim ! se moqua gentiment l'infirmier. Puis il sortit de sa poche un carnet à souches et demanda : « C'est comment, ton nom ? » Il gribouilla quelques mots, détacha la feuille et, péremptoire, intima : « Signe ici !

»

Hasari fit une croix et empocha les quarante roupies sous le regard cupide des deux intermédiaires qui l'avaient amené. Le partage se ferait dehors. Le paysan ignorait toutefois qu'il avait apposé sa signature sur un reçu de quarante-cinq roupies, et non pas quarante. L'infirmier aussi prélevait sa commission.

La tête vide, titubant, perdu dans ces quartiers inconnus, Hasari allait mettre des heures à retrouver le morceau de trottoir où l'attendaient sa femme et ses enfants. Sur les dix-sept roupies et demie que lui avaient laissées les rabatteurs, il décida d'en dépenser cinq pour célébrer avec les siens la joie de cet argent gagné dans la « ville inhumaine ». Il acheta une livre de barfi, le délicieux nougat bengali richement enrobé d'une fine feuille d'argent, et quelques mansour, ces sucreries jaunes faites de farine de pois chiche et de lait sucré. Plus loin, il choisit une vingtaine de cornets bien pleins de mûri, ce riz grillé dans du sable chaud qui croquait sous la dent, afin de faire participer les voisins du trottoir à la fête. Puis il ne put résister à l'envie de s'offrir une gâterie. Il s'arrêta devant l'une des innombrables niches où des marchands, impassibles comme des bouddhas, préparaient des pân, ces chiques alambiquées faites de noix d'arec finement hachée, d'une pincée de tabac, d'un soupçon de chaux vive, de chutney et de cardamome, le tout empaqueté dans une feuille de bétel savamment pliée et fermée par un clou de girofle. Le pân donnait de l'énergie.

Surtout, il trompait la faim.

Quand Aloka aperçut son mari, sa gorge se serra. « Mon Dieu, il a encore bu », pensa-telle. Puis, en le voyant chargé de paquets, elle craignit qu'il n'ait fait un mauvais coup. Elle courut vers lui. Les enfants l'avaient devancée. On aurait dit une portée de lionceaux se jetant sur le mâle de retour avec une carcasse de gazelle. Les enfants se partageaient déjà le nougat.

Dans la bousculade, personne ne remarqua la petite marque rouge que portait Hasari à la saignée du bras.

La cité de la joie
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