66.
Il s'appelait Nissar. Il avait douze ans. Il était musulman. Toute la courée était d'accord : ce gosse était un archange. Son visage lumineux, l'acuité de son regard, son autorité naturelle faisaient de lui un être à part. Le bec-de-lièvre qui dévoilait ses dents éclatantes et le petit singe aux yeux tristes qui ne quittait jamais son épaule accusaient encore la différence. «
Nissar était un diamant à mille facettes, un feu d'artifice, une étincelante lumière du monde », dira Lambert. Ce garçon maigrichon aux cheveux courts n'avait pourtant aucune famille dans la courée. Il avait été ramassé à demi mort sur un trottoir de Dalhousie Square par Bouddhou Kou-jour, l'aborigène qui avait voulu punir l'eunuque au cobra. Chassé de son village du Bihar par ses parents qui ne pouvaient plus le nourrir, il avait voyagé sur les tampons des trains pour gagner la ville mirage. Après avoir erré plusieurs jours en se nourrissant d'épluchures, il avait trouvé dans une venelle du Barra Bazar l'instrument qui allait lui servir de gagne-pain et de talisman : un vieux sac de jute tout rapiécé. Comme des milliers d'autres enfants affamés, Nissar était devenu chiffonnier. Chaque soir, il allait vider ses pitoyables trouvailles dans l'antre d'un chiffonnier en gros et recevait quelques piécettes en échange, parfois une roupie ou deux. Un jour, un revendeur lui offrit un singe.
Baptisé Hanuman, l'animal devint son inséparable compagnon. Il ne quitta plus son épaule et dormait avec lui sur les trottoirs. Les nuits de mousson, Nissar se réfugiait comme il pouvait sous la véranda d'un magasin ou les arcades de l'avenue Chowring-hee. Sa passion était le cinéma. Dès qu'il avait gagné quelques paisa, il se précipitait avec son singe dans l'un des caravansérails qui vendaient du rêve aux pauvres. Son acteur préféré était un certain Dilip Kumar qui jouait toujours des rôles de princes richement vêtus de tuniques en brocart couvertes de bijoux, et paradait en compagnie de belles courtisanes.
L'intégration du jeune musulman abandonné au petit monde hindou de la courée n'avait guère posé de problèmes. Ses deux années de naufragé sur l'asphalte de la grande ville lui conféraient une sorte d'aura. Le fait était en soi remarquable. Car les conditions de vie des autres jeunes de la courée n'étaient pas moins rudes. A peine capables de marcher, ils participaient déjà comme les adultes à la survie collective. Aucune tâche ne leur était épargnée, pas même celle de la corvée d'eau qui entraînait souvent, à cause du poids des seaux, d'irréparables dégâts à leurs fragiles squelettes d'enfants mal nourris. Deux ou trois sur cinquante avaient la chance de fréquenter une école. (Les cours du soir subventionnés par Lambert ne touchaient encore personne dans cette courée.) Presque tous les enfants travaillaient dès l'âge de sept ou huit ans. Les uns étaient vendeurs de légumes sur des marchés en pleine rue ou commis dans une épicerie, une échoppe de savates, une boutique de pân ou de bidi. D'autres trimaient de l'aube à la nuit dans l'une des gargotes de la rue principale. D'autres connaissent l'esclavage des petites fabriques qui pullulent dans le slum. Les deux fils de l'ex-marin du Kérala gagnaient leur nourriture et vingt roupies par mois, de quoi permettre à leurs parents d'acheter tout juste huit kilos de riz, à fabriquer des chaînes de navire dix heures de suite dans l'un de ces petits bagnes.
Avant l'arrivée de Nissar, trois garçons de la coulée étaient déjà chiffonniers. Mais ce n'était pas une occupation très profitable. Dans un bidonville, rien n'est jamais jeté et tout ce qui peut être récupéré — une scorie de charbon, un débris de galette de bouse, un lambeau de chemise, un tesson de bouteille, une pièce de ferraille, un morceau de plastique, du papier, une coque de noix de coco — suscite la convoitise.
— Tout ce que vous trouvez ici, c'est de la frime. Si vous voulez rapporter de bonnes pêches, vous devez aller là où est le poisson, déclara un soir le jeune musulman aux trois petits chiffonniers hindous.
« Ce môme doit connaître un filon », se dit Hasari qui l'avait entendu. Dans son obsession de trouver l'argent de la dot pour sa fille, cette idée de filon l'excita. « Il faut absolument que Nissar emmène mon Shambu avec lui », confia-t-il à Lambert en montrant son deuxième fils qui manœuvrait un cerf-volant du haut du toit. Il faisait et refaisait ses comptes sans cesse. « Aux cinq cents roupies de mes os j'ajoute mes huit cents roupies gagnées à patauger avec mon rickshaw dans la gadoue de la mousson. Si, en plus, Shambu me rapporte deux ou trois cents roupies à faire le chiffonnier avec le jeune musulman, ça fait... ça fait... (depuis qu'il avait la fièvre rouge, Hasari calculait avec moins de rapidité)...
ça fait pas loin de deux mille roupies ! Tu te rends compte, Grand Frère Paul ! Il me restera à rendre une petite visite au mohajan avec les boucles d'oreilles de la mère de mes enfants et le tour sera joué ! » Hasari voyait déjà le brahmane attacher la main de sa fille à celle de son mari.
Un filon ! Le tireur de rickshaw n'avait pas rêvé. C'était bien vers un Eldorado, un pays de cocagne, une terre promise, que partait chaque matin avec son singe le petit musulman au bec-de-lièvre. C'était là, sur un matelas d'immondices, que les policiers avaient un jour incendié les rickshaws dépourvus de permis. Sous son nom figurant dans les registres et sur les plans de la municipalité, le Calcutta dumping ground n'évoquait pourtant pas l'idée de richesse. Mais dans cette ville où tout avait de la valeur, fût-ce une affiche décollée d'un mur ou un clou tordu, la décharge de Calcutta pouvait en effet représenter l'Eldorado pour le millier de fourmis humaines qui grouillaient dessus. Le jeune Nissar en faisait partie.
Désormais, les trois autres petits chiffonniers de la courée l'accompagneraient ainsi que Shambu Pal qu'il venait d'accepter d'emmener avec lui.
— Réveille ton fils demain au premier cocorico du coq des castrats, demanda Nissar au tireur de rickshaw. Nous partirons à l'aube.
Nissar entraîna ses camarades jusqu'à l'entrée du grand pont de Howrah. Montrant un des autobus surchargés, il ordonna à Shambu de s'agripper à la roue de secours. Les autres grimpèrent sur le pare-chocs arrière. Chaque jour des dizaines de milliers de gens empruntaient de la même façon sans payer les transports en commun de Calcutta. Ils n'étaient pas les seuls fraudeurs. Les vrais champions du système D étaient certains receveurs eux-mêmes qui empochaient, disait-on, une partie des recettes en vendant de faux billets aux usagers. Dans l'enfer de la circulation, un voyage en équilibre sur les pare chocs ou la roue de secours, ou bien accroché aux grappes humaines pendues aux fenêtres ou cramponnées à n'importe quelle aspérité, était une acrobatie dangereuse. Presque chaque semaine les maux mentionnaient la mort de quelque clan-tin broyé entre les tôles, écrasé par les roues d'un ion, électrocuté par un trolley de tramway.
—A terre, les gars !
L'ordre de Nissar claqua dans l'air déjà chaud du • m matin. Les cinq enfants se laissèrent tomber sur l'asphalte. L'autobus venait de sortir de la dernière banlieue à l'est de la ville et la route traversait à -présent une immense étendue plate et marécageuse. Shambu se frotta les yeux encore lourds de sommeil. A deux kilomètres vers l'est, des nuées de autours obscurcissaient le ciel.
—C'est là-bas ? demanda-t-il.
Nissar dodelina de la tête. Son vieux sac de jute sur l'épaule, son singe qui lui cherchait des poux s les cheveux sur l'autre, il prit la tête du groupe, était heureux dans sa peau de chiffonnier. Les chiffonniers étaient libres et chaque jour leur apportait un nouvel espoir de quelque découverte mirobolante. Es marchèrent pendant un kilomètre. Puis, comme son père le jour de la destruction des rickshaws, Shambu ressentit le choc de la puanteur provenant de la décharge. Mais l'odorat d'un enfant élevé sur les trottoirs de Calcutta est moins sensible que celui d'un paysan habitué aux senteurs de la campagne. Shambu suivit Nissar sans faiblir. En plus des vautours et des vaches qui broutaient les détritus avec obstination, des quantités d'hommes, de femmes et d'enfants s'activaient déjà sur l'immense remblai. Nissar arrêta son groupe trois cents mètres avant la rampe d'accès utilisée par les camions d'ordures.
— Il va falloir faire vite, annonça-t-il de sa voix rendue sifflante par son bec-de-lièvre. C'est le jour des hôtels et des hôpitaux. Faut pas louper leur marchandise.
Une fois par semaine, en effet, les bennes municipales apportaient les déchets de ces établissements. Cela provoquait chaque fois une ruée frénétique. C'était normal : ces chargements recelaient souvent de véritables trésors cotés au maximum à la bourse des valeurs de la décharge : flacons, pansements, seringues, débris de charbon, restes de nourriture.
« Toi, Shambu, ordonna le jeune musulman en montrant une sorte de terrier en contrebas, tu te planques dans ce trou. Dès que tu aperçois un bout de chiffon rouge à la vitre d'un camion, tu siffles dans tes mains pour me prévenir. C'est le signe qu'il vient d'un hôpital ou d'un hôtel. » Nissar sortit un billet de cinq roupies de sa ceinture. Le montrant à ses camarades, il poursuivit : « Moi je me précipiterai sur le camion en brandissant ce billet.
Le chauffeur ralentira pour l'attraper. Nous devrons alors tous sauter dans la benne. Le chauffeur filera vers un coin éloigné du terre-plein et basculera son chargement aussi vite que possible. Il faudra vraiment se grouiller avant que les autres n'arrivent. »
Le jeune musulman au bec-de-lièvre avait parlé avec l'autorité d'un chef de commando.
Chacun courut prendre sa position dans l'attente du premier camion. La plupart des chiffonniers qui grouillaient déjà sur le remblai habitaient les quelques masures dont les tuiles rouges balisaient la décharge. C'étaient surtout les femmes et les enfants qui fouillaient les ordures. Les hommes s'occupaient de la revente et s'adonnaient en plus à une autre occupation assez lucrative. Ils faisaient macérer des boyaux ; animaux avec toutes sortes de déchets dans des jarres en terre qu'ils immergeaient ensuite au fond «Te bassins d'eau verte croupissante. A la surface, on payait monter les bulles de la fermentation. Le moment venu, ils distillaient ces immondes mixtures. Le jus recueilli était alors mis en bouteilles et livré aux tripots clandestins de Calcutta et aux estaminets des slums. « Cela vous reconstruit un homme en moins de deux ! » assurait Hasari qui se souvent de ses libations avec Ram Chander et Fils du miracle. Cet alcool clandestin avait pourtant tué plus d'Indiens que toutes les calamités de la nature. C'était le fameux bangla.
Un premier camion jaune arriva, puis un autre, et un troisième. Mais aucun ne portait le signe convenu. Personne ne bougea. Le fils d'Hasari sentait ses yeux prêts à éclater. Il n'avait jamais vu un •d spectacle. Au-dessus de lui, dans la lumière rasante du petit matin, se déroulait un fantastique ballet. Une nuée de femmes et d'enfants raclaient la colline de détritus, pieds nus, équipés d'un panier en jonc tressé et d'un crochet. L'arrivée de chaque véhicule déclenchait un branle-bas de fourmilière affolée. Tous se précipitaient à sa suite.
Un «suffocant nuage de poussière soufrée enveloppait le déchargement des bennes. Encore plus hallucinante était la frénésie des recherches autour des bulldozers qui nivelaient les montagnes de détritus. Des enfants n'hésitaient pas à se glisser sous les mastodontes pour être les premiers à explorer la manne retournée par leur pelle d'acier. Combien avaient péri, étouffés dans cette masse compacte, écrasés par les chenilles des caterpillars ?
Shambu sentit une peur froide couler le long de son dos. « Serai-je capable d'un tel courage
? » se demanda-t-il. Un quatrième camion se présentait, mais toujours aucun chiffon rouge sur la vitre. Là-haut le ballet continuait. Pour se protéger du soleil et de la poussière, les femmes et les fillettes s'étaient entouré la tête et la figure d'oripeaux colorés qui leur donnaient des allures de princesses de harems. Quand: aux garçons, avec leurs chapeaux de feutre, leurs casquettes trouées et, parfois, leurs savates aux tailles démesurées, ils ressemblaient à de pathétiques Chariot de cinéma. Chacun avait sa spécialité. Les femmes recherchaient plutôt les débris de charbon à moitié calciné, la ferraille, les bouts de chiffon et de bois. Les enfants préféraient ce qui; était en cuir, en plastique, en verre, ainsi que les os les coquillages et les papiers. Tous ramassaient avec une égale ardeur ce qui pouvait se manger : fruits pourris, déchets, croûtons de pain. Cette cueillette était la plus difficile, et souvent la plus dangereuse Shambu vit un vautour piquer comme une torpillé sur un petit garçon pour lui arracher l'épluchure qu'il venait de trouver. Mais les vautours n'étaient pas les seuls animaux à disputer leur pâture aux hommes. Des cochons, des vaches, des chèvres, des chiens parias et, la nuit, des chacals et des hyènes avaient élu domicile sur la décharge. Ainsi que des milliards de bestioles et d'insectes. Les plus agressifs étaient les mouches. Verdâtres et vrombissantes, elles tournoyaient par myriades, s'agglutinaient sur les gens et les bêtes, n'épargnant ni les yeux, ni la bouche, ni le nez, ni les oreilles. Elles étaient chez elles dans cette pourriture et vous le faisaient bien sentir.
Le plus étonnant dans ce cauchemar était que toutes les conditions d'une vie normale s'y étaient organisées. Au milieu de monticules de détritus puants, Shambu aperçut des marchands de glaces et d'esquimaux sur leurs triporteurs décorés, des vendeurs d'eau avec leurs outres en peau de chèvre, des fabricants de beignets accroupis sous un léger auvent de toile derrière leurs bassines fumantes, des débitants de bangla entourés de leurs Bouteilles rangées comme des quilles. Pour faciliter le travail des chiffonnières, il y avait même des Baby-sitters qui gardaient leurs enfants en bas âge, en général de toutes jeunes filles assises avec des bébés sur les genoux à l'abri de vieux parapluies noirs. La décharge était aussi un fantastique marché, un bazar, une bourse de valeurs. Tout un peuple de revendeurs, de marchands, de ferrailleurs c'étaient greffé sur celui des chiffonniers.
Chacun «sait sa spécialité. Utilisant d'archaïques balances à fléau, ces négociants en maillot et longhi achetaient ai poids ce que les crochets ou les mains nues des ailleurs avaient découvert. Chaque soir, des grossistes passaient avec leur camion récolter cette manne qui, une fois triée et nettoyée, serait revendue à des usines pour y être recyclée.
Shambu sentit son cœur tressaillir. Il venait d'apercevoir le talisman sur la vitre d'un camion. Enfonçant deux doigts entre ses lèvres, il lança le coup de sifflet convenu. Aussitôt, il vit Nissar chevauché de son singe surgir dans le nuage de poussière et sauter sur le marchepied pour donner son billet de cinq roupies. Le chauffeur freina. C'était le signal.
Avec une agilité de lézards, les cinq petits chiffonniers de la courée de Lambert escaladèrent la benne pleine d'ordures. Nissar ordonna : — Tous à plat ventre !
Le camion accéléra pour gravir la pente d'accès à la décharge. A demi ensevelis dans l'ignoble cargaison, Nissar et ses compagnons étaient bien à l'abri des regards. « Ces ordures étaient à la fois brûlantes et gluantes, racontera Shambu, mais, surtout, j'avais l'impression que des milliers de bêtes en sortaient pour se jeter sur moi. Les plus effrayantes étaient d'énormes cancrelats. Ils couraient sur mes jambes, mes bras, mon cou.
»
Au lieu de filer vers les bulldozers, le chauffe__-vira dans la direction opposée. C'était le «
contrat i Nissar et sa bande auraient ainsi quelques minute; pour fouiller seuls. Tout se passa alors comme dan-: un hold-up de cinéma. Arrêt brutal du camion. Le* cinq garçons sautèrent à terre et la benne déversa son avalanche d'ordures. Ils grattèrent, repérèrent: trièrent, engrangèrent à toute vitesse. Bouteilles épaves d'ustensiles et de vaisselle, outils cassés bouts de tuyaux, vieux tubes de dentifrice, piles hors d'usage, boîtes de conserve vides, semelles de plastique, lambeaux de vêtements, morceaux ce carton, de caoutchouc, de plastique, leurs sacs se remplirent en un clin d'œil.
— Grouillez-vous, les gars ! Voici les autres.
Nissar le savait : il fallait décamper avant que la nuée furieuse des autres chiffonniers ne leur tomba: dessus.
Pris par la fièvre de la chasse au trésor, Shamb_ plongea une dernière fois son crochet dans la masse puante et poussa un cri. « Je venais de voir un éclair au milieu de toute cette merde, racontera-t-il. J'ai cru que c'était une pièce de monnaie. J'ai fouille avec frénésie pour la dégager. C'est un bracelet que j'ai remonté au bout de mon crochet. Et au bout de ce bracelet, il y avait une montre. »
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« Une expression de stupeur marqua d'abord le visage d'Hasari Pal, dira Lambert. Puis il prit l'objet entre ses mains et l'éleva avec tant d'émotion et de respect que nous crûmes qu'il voulait l'offrir à quelque divinité. Il voulait seulement le porter à son oreille. » Toutes les voix se turent dans la courée. Hasari resta ainsi de longues secondes immobile, incapable de dire un mot, comme transfiguré par ce au dont le tic-tac se mariait aux battements de son cœur.
C'est à ce moment que se produisit un phénomene curieux. Propulsé par quelque force mystérieuse-, un tourbillon d'air brûlant surgit des toits et s'engouffrer dans la courée avec un bruit de brisées. Des coups de tonnerre ébranlèrent sitôt le ciel. Hasari et tous les habitants levèrent yeux. Par-dessus la fumée des chula apparurent normes vagues de coton noir. Le tireur de rick-shaw sentit des larmes obscurcir sa vue. « Ça y est, i la mousson. Je suis sauvé : je vais pouvoir mourir en paix. Grâce à cette montre et au déluge i va tomber, grâce aux cinq cents roupies de mes ma fille aura un bon mari. »