58.

« Même à Calcutta le paradis existe ! » se dit Max Loeb. Un serveur en tunique et turban blancs avec les armes de l'hôtel en écusson sur la poitrine venait d'entrer dans sa chambre, n apportait un plateau d'argent avec un double whisky, une bouteille de soda et une coupe pleine de noix de cajou. L'Américain n'avait pu résister au besoin de recharger ses batteries. Le bain de chlorophylle du jardin tropical ne lui avait pas suffi. Il s'était réfugié dans une suite climatisée du Grand Hôtel, le palace de Calcutta. Un Niagara écumant de mousse odorante crépitait déjà dans la baignoire de sa salle de bains en marbre. Le cauchemar de la Cité de la joie faisait partie d'une autre planète. Il glissa un billet de dix roupies dans la main du serveur. A l'instant de sortir, celui-ci fit demi-tour. C'était un petit homme avec un collier de barbe grise autour d'un visage rond tout plissé.

— Est-ce que tu aimerais une fille, Sahib ? proposa-t-il. Une jolie fille toute jeune ?» —

Surpris, Max posa son verre de whisky. — Très jolie et câline, précisa le serveur avec un clin d'œil. — L'Américain avala une nouvelle gorgée d'alcool. — A moins que tu ne préfères deux jeunes filles à la fois, pressa l'Indien. Des jeunes filles très très expertes. Tout le Kama Soutra, Sahib.

Max songea aux sculptures érotiques des temples de Khajuraho qu'il avait admirées en photos dans un album. Il se souvint aussi des paroles de sa fiancée lors de leur dernier dîner. « Des amoureuses sans égales, les Indiennes », avait dit Sylvia. Le serveur s'enhardit. Il connaissait bien sa clientèle. Dès qu'ils arrivent en Asie, Européens et Américains deviennent des démons. Aucune tentation ne leur paraît assez épicée. « Peut-

être que tu aimerais plutôt un garçon, Sahib ? Un très beau jeune garçon, doux et... »

L'homme fit un geste obscène qu'il assortit d'un nouveau clin d'œil. Max croqua une noix de cajou. Son silence ne désarçonnait nullement le serveur. Toujours avec le même air complice, il proposa cette fois « deux jeunes garçons », puis « deux jeunes garçons et deux filles ensemble », puis un eunuque et enfin un travesti. « Very clean, Sahib, very safe » —

très propre et sans danger.

Max imaginait la tête que ferait Lambert quand il lui raconterait la scène. Il se leva pour aller fermer les robinets de la baignoire. Quand il revint, le serveur était toujours là. Son catalogue de plaisirs n'était pas épuisé. « Puisque le sexe ne te tente pas, peut-être aimerais-tu fumer un peu d'herbe ? suggéra-t-il. Je peux te fournir la meilleure du pays. En provenance directe du Bhoutan. » Dans la foulée, il ajouta : « A moins que tu aimes mieux une vraie bonne pipe. Une lueur brilla dans ses yeux humides. Notre opium vient de Chine, Sahib. » Nullement déçu par le peu d'enthousiasme que suscitait toute sa miroitante marchandise, l'Indien se hasarda à suggérer « une petite seringue de belle blanche », ainsi que quelques autres décoctions, comme le bhang, le chanvre indien. Mais visiblement, l'honorable étranger n'était pas amateur. Pour ne pas quitter la chambre bredouille, l'homme au turban suggéra finalement la banale transaction que toutes les oreilles des touristes entendent comme une litanie dans les pays du tiers monde. « Tu veux changer tes billets verts, Sahib ? Je te fais un cours spécial pour toi : onze roupies pour un dollar. »

Max vida d'un trait le fond de son verre.

—Apporte-moi plutôt un autre whisky bien tassé, demanda-t-il en se levant.

Le serveur le considéra avec tristesse et pitié.

—Tu n'aimes pas les bonnes choses, Sahib. Bien sûr que Max Loeb aimait les « bonnes choses ». Surtout après des semaines de pénitence dans le cloaque de la Cité de la joie.

Quand il eut avalé son deuxième whisky, il demanda au serveur enturbanné de lui envoyer l'une de ces princesses du Kama Soutra qu'il lui avait proposées.

Cette première expérience avec la descendance de ces lignées de prostituées sacrées qui avaient autrefois inspiré les sculpteurs des temples ne se déroula pas du tout comme Max s'y attendait. Conduite jusqu'à sa porte par le propriétaire du cabaret auquel elle avait été vendue, la fillette, une toute petite chose outrageusement fardée, avait l'air si terrifiée qu'il n'osa même pas caresser ses superbes cheveux noirs. Alors il décida de lui offrir une fête. Il appela le service d'étage et fit venir tout un assortiment de crèmes glacées, de pâtisseries, de gâteaux. Les cils de la jeune prostituée se mirent à battre comme les ailes d'un papillon autour d'une lampe. Elle n'avait jamais vu tant de merveilles. C'était évident : ce client était Lord Shiva en personne. « Nous nous sommes gobergés à en crever, racontera Max à Lambert, comme deux petits copains qui avaient subitement envie de tout oublier et de croire au père Noël ! »

Quelques jours plus tard, Max Loeb franchissait en taxi un grand portail gardé par deux sentinelles armées et remontait une allée bordée de buissons de jasmin dont la pénétrante senteur tropicale embaumait la nuit. « Je rêve », se dit-il en apercevant au bout de l'allée les colonnades d'une vaste demeure géorgienne. De chaque côté d'un majestueux perron, et tout le long du toit en terrasse, brûlait une guirlande de lampes à huile. « C'est Tara, songea-t-il, émerveillé, la Tara de Autant en emporte le vent, un soir de fête. » La somptueuse construction semblait en effet sortir d'un rêve. Construite au début du siècle dernier par un magnat britannique de l'industrie du jute, c'était l'une des résidences qui avaient valu à Calcutta son surnom de « Ville des palais ». Assiégée de tous côtés par l'invasion des quartiers surpeuplés et des bidonvilles, elle ressemblait aujourd'hui à un paquebot sombrant au milieu des récifs. Mais ce vestige d'une époque disparue avait encore de beaux restes, à commencer par la maîtresse des lieux, la sculpturale et délicieuse Manubaï Chatterjee, une veuve de trente-cinq ans, grand amateur de peinture moderne, de musique indienne et d'équitation. Fine et élancée comme une femme du peuple — alors que beaucoup d'Indiennes s'empâtent dès qu'elles sont riches, perdant souvent toute grâce et toute beauté naturelles — Manubaï s'occupait de plusieurs organisations culturelles et œuvres charitables. C'est en sa qualité de présidente des Amitiés indo-américaines qu'elle donnait la party de ce soir. Les États-Unis fêteraient demain le 190e anniversaire de leur déclaration d'Indépendance.

Les chiens et les rats crevés flottant sur la mer de crottes, les ventres des nouveau-nés gonflés comme des baudruches, les yeux tragiques des mères, les hommes épuisés crachant leurs poumons, la mort qui passe sur une civière au-dessus de quatre têtes, les pleurs, les cris, les disputes, les bruits des ateliers-bagnes, était-ce possible que ce cauchemar existât à quelques minutes de taxi de cette oasis ? Il fallut à Max un moment pour s'acclimater.

Même après une soirée de gourmandise avec une enfant prostituée et quelques nuits dans les draps de percale d'un palace, il était tellement imprégné du décor de la Cité de la joie que c'était comme une seconde peau. Sur la pelouse du parc illuminé se pressait la foule des invités. Il y avait là tout le monde des affaires de Dalhousie Square, de l'industrie, de l'import-export, de gros marwari en kurta de soie et leurs non moins grosses épouses en somptueux saris brodés d'or ; des représentants de l'intelligentsia bengalie tels le grand cinéaste Satyajit Ray, auteur du remarquable Pather Panchali, salué universellement comme un chef-d'œuvre, le fameux peintre Nirode Najumdar que la critique internationale avait surnommé « le Picasso de l'Inde », ou le célèbre compositeur-interprète de sitar Ravi Shan-kar dont les récitals en Europe et en Amérique avaient fait apprécier aux mélomanes occidentaux les subtiles sonorités de cette lyre indienne. Des serviteurs pieds nus en tunique blanche, ceinture de velours rouge et turban, présentaient aux invités des plateaux chargés de verres de whisky, de coupes de vin de Golconde et de jus de fruits ; d'autres des plats d'argent débordant de toutes sortes d'amuse-gueules. Sur la pelouse, Manubaï avait fait dresser une vaste shamiana aux couleurs vives qui abritait un buffet offrant les mets les plus raffinés de la riche cuisine bengalie. A gauche de la tente, des musiciens en tenue chamarrée jouaient des mélodies de Gilbert et Sullivan et des airs de swing américain. «

Tout ceci était délicieusement rétro, racontera Max. A tout moment, je m'attendais à voir le vice-roi et la vice-reine des Indes descendre d'une Rolls-Royce blanche escortée de lanciers du Bengale. »

Drapée dans un sari aux couleurs de circonstance — bleu et rouge — parsemé de petites étoiles dorées, Manubaï allait d'un groupe à l'autre. Max était ébloui par la grâce et la beauté de cette Indienne qui recevait comme une souveraine. Pourtant quel dur chemin avait été le sien avant d'arriver à créer cette illusion ! Si aujourd'hui les veuves ne se jettent plus dans les flammes du bûcher de leur mari défunt, leur sort au sein de la société indienne n'est guère enviable. Pour demeurer dans sa belle maison et continuer à jouir d'un revenu décent, que de batailles Manubaï n'avait-elle pas dû livrer à la mort de son époux, propriétaire de la première maison de commerce de la place. Les flammes incinérant le corps de son époux n'étaient pas encore éteintes que sa belle-famille lui signifiait son expulsion. Pendant deux ans, des coups de téléphone anonymes l'avaient traitée de voleuse et de putain. Insultes, menaces, elle avait tout supporté la tête haute, répondant à ses ennemis par le silence et le mépris, se consacrant à l'éducation de ses deux enfants, voyageant, favorisant la carrière de jeunes artistes, soutenant des œuvres. Elle venait de léguer ses yeux couleur d'émeraude à la première banque des yeux du Bengale, une institution qu'elle avait elle-même fondée. Max sentit un bras se glisser sous le sien.

—Vous êtes bien le docteur Loeb ?

—Vous avez deviné, dit-il, légèrement troublé par le parfum enivrant de la jeune femme.

—On m'a parlé de vous. Il paraît que vous êtes un type épatant : vous vivez dans un slum et vous avez monté un dispensaire pour soigner les pauvres. Je me trompe ?

Max se sentit rougir jusqu'à l'extrémité des orteils. Les visages de Saladdin, de Bandona, de Margareta, de tous ses compagnons indiens de la Cité de la joie passèrent devant ses yeux.

S'il y avait des gens épatants quelque part, c'étaient eux. Eux qui n'avaient jamais eu besoin d'une nuit dans le luxe d'un palace pour oublier le sordide du décor de leur vie. Eux pour qui il n'y avait jamais ni réceptions ni compliments.

—J'ai seulement voulu me distraire en faisant quelque chose d'utile, répondit-il.

—Vous êtes trop modeste ! protesta vivement Manubaï. — Elle prit sa main dans ses longs doigts et l'entraîna avec elle. — Venez, je vais vous présenter à l'un de nos plus grands savants, notre futur prix Nobel de médecine.

Le professeur G.P. Talwar, la cinquantaine allègre, était un homme vif et souriant. Il avait fait une partie de ses études à l'institut Pasteur de Paris. Chef du département de biologie à l'Institut des sciences médicales de New Delhi, le temple de la recherche médicale indienne, il travaillait depuis plusieurs années à la mise au point d'un vaccin révolutionnaire susceptible de bouleverser l'avenir de l'Inde. Il s'agissait du premier vaccin contraceptif : une seule injection suffirait à rendre une femme stérile pendant une année.

Max songea à tous les petits paquets de chair que des mères désespérées avaient déposés sur sa table. Aucun doute possible, il venait de rencontrer un bienfaiteur de l'humanité.

Mais déjà Manubaï l'emmenait vers un autre de ses protégés.

Avec ses cheveux blonds bouclés et son visage de bon vivant, l'Anglais James Stevens ressemblait davantage à une publicité pour le savon Cadum qu'à un émule de Mère Teresa.

Et pourtant, cet homme de trente-deux ans, vêtu à l'indienne d'une ample chemise sans col et d'un pantalon de coton blanc, était, comme Paul Lambert et certainement beaucoup d'autres inconnus, une sorte de Mère Teresa anonyme, quelqu'un qui avait consacré sa vie aux plus pauvres des pauvres, ceux qui avaient le moins de chances de s'en sortir, les enfants des lépreux. Rien ne destinait a priori ce prospère propriétaire d'une chaîne de chemiseries à cet apostolat en Inde, si ce n'est que son goût des voyages l'avait conduit un jour à Calcutta. Cette visite l'avait frappé au point de transformer sa vie. Il rentra en Angleterre pour y liquider tous ses biens et retourna en Inde où il épousa une Indienne. Il loua de ses deniers une grande maison dans une banlieue verdoyante de Calcutta et sillonna les courées des lépreux dans les bidonvilles afin de convaincre leurs habitants de leur confier leurs malheureux enfants. Son foyer comptait près d'une centaine de jeunes pensionnaires qu'il soignait et éduquait. Il l'avait baptisé « Udayan » — Résurrection. Il y avait englouti toute sa fortune. Heureusement, des âmes généreuses comme Manubaï avaient pris le relais. Stevens n'aurait pour rien au monde manqué une de ses parties. Pour cet amateur de whisky et de sherry, elles représentaient chaque fois une escapade dans une autre planète.

Une escapade qui, cette nuit-là, catapulta Max Loeb vers une destination imprévue : le lit à baldaquin de la première hôtesse de Calcutta. Comment put-il accomplir cet exploit ? Il avait savouré trop de whisky et de vin de Golconde pour s'en souvenir avec précision. Il se rappelait seulement que lorsque, vers minuit, il avait joint les mains à la hauteur de son front pour prendre congé de la maîtresse de maison, celle-ci avait repoussé son geste. Ses yeux vert émeraude avaient imploré :

— Max, restez encore un peu. Cette nuit est délicieusement fraîche.

Dès le départ du dernier invité, elle l'avait entraîné vers sa chambre, une immense pièce qui occupait presque tout le premier étage de sa demeure. Le parquet luisait comme un miroir. Des meubles en bois tropicaux exhalaient une délicieuse odeur de camphre. Dans le fond se trouvait le lit avec des colonnades en bois de teck torsadé qui soutenaient un baldaquin de brocart d'où tombait la fine broderie d'une moustiquaire. Les murs étaient tendus de papier à fleurs aux couleurs suaves. Sur l'un d'eux s'étalait une vénérable collection de gravures jaunies montrant des vues de la Calcutta coloniale d'autrefois et des scènes de la vie au Bengale. Le mur d'en face était entièrement nu à l'exception d'un grand portrait d'homme au visage sévère. Ce n'était pas une peinture mais une photographie. Ce visage habitait la pièce aussi intensément que s'il avait été vivant.

Max se souvenait que Manubaï avait branché un électrophone. La poignante voix éraillée de Louis Armstrong et les sonorités vibrantes de sa trompette avaient alors envahi la nuit.

Envoûté, l'Américain s'était laissé tomber de bonheur sur le canapé. Un serviteur aux pieds nus avait apporté du whisky. Manubaï s'était glissée contre Max et ils s'étaient embrassés.

A un certain moment, des cris d'oiseaux entrèrent par la fenêtre, mêlant le suraigu de leurs trilles aux éclats de la trompette. C'était fantastique. La jeune femme avait éteint les lumières à l'exception d'une lampe chinoise dont l'abat-jour à pompons donnait à la chambre une pénombre voluptueuse. Le portrait du mari défunt s'était comme effacé dans le mur.

La suite ne serait qu'une succession d'images confuses et excitantes. Après avoir esquissé quelques pas de danse, le couple avait dérivé doucement vers les coussins moelleux et les draps de soie du lit à baldaquin. Ils s'étaient enfermés derrière le mur transparent de la moustiquaire. Allongés côte à côte, ils avaient attendu que s'éteigne la voix de l'inoubliable musicien noir. Alors, ils s'abandonnèrent au plaisir.

Il faisait grand jour quand des coups à la porte tirèrent Max des bras de Manubaï. Il alla ouvrir.

Sahib, il y a quelqu'un qui veut te voir. Il dit que c'est urgent.

Max enfila ses vêtements et dégringola l'escalier derrière le serviteur.

— Lambert ! Sacré nom d'une pipe, qu'est-ce que tu fiches ici ?

—Je me doutais qu'après ta party, tu aurais envie de faire la grasse matinée, répondit le Français en riant, alors je suis venu te chercher. (Redevenu sérieux, il ajouta :) L'autobus des lépreux va arriver. Nous avons besoin de toi, Max. Il y aura des amputations.

« L'autobus des lépreux » était le surnom que Lambert avait donné à l'ambulance que la Mère Teresa lui envoyait chaque mercredi avec trois de ses sœurs. Faute d'avoir pu ouvrir une léproserie dans le bidonville, c'était l'unique moyen qu'il avait trouvé pour secourir les cas les plus graves. Afin d'éviter toute nouvelle confrontation avec le Parrain et ses nervis, l'ambulance se rangeait sur le trottoir du boulevard qui menait à la gare, bien en dehors des limites de la Cité de la joie.

Les petites sœurs de Mère Teresa étaient de vraies forces de la nature. L'aînée de l'équipe, une grande fille à la peau très claire, belle et distinguée dans son sari blanc à liséré bleu, n'avait pas vingt-cinq ans. Elle s'appelait Paulette. Indienne de l'île Maurice, elle parlait le pittoresque français chantant des îles. Avalant les R, elle avait surnommé Lambert «

Dôtteu Pôl». Dôtteu Pôl, par-ci, Dôtteu Pôl par-là, les appels de sœur Paulette enchantaient le prêtre. « C'étaient comme des gouttes de rosée brillant sur de la pourriture.

» Car les séances du mercredi étaient de rudes épreuves.

Ce matin-là comme chaque semaine, ce fut la ruée dès qu'apparut le véhicule blanc et rouge « offert à Mère Teresa par ses amis du Japon ». Les lépreux arrivèrent de partout, s'arrachant au bout de trottoir où ils avaient passé la nuit. Accrochés à leurs béquilles, à leurs caisses à roulettes, se traînant sur une planche, ils vinrent s'agglutiner autour des trois tables pliantes que les religieuses dressèrent le long de la chaussée. L'une servait à la distribution des médicaments, l'autre aux pansements et aux piqûres, la troisième aux soins des plaies plus importantes et à la chirurgie. Douce mais ferme, sœur Paulette tenta d'ordonner la marée d'éclopés en une file à peu près organisée. A l'arrivée de Max et de Lambert, elle s'étendait sur trente mètres au moins.

Une vraie cour des miracles en pleine rue ! Max vit des passants se couvrir la bouche et le nez en s'éloignant rapidement mais, bien souvent, l'attrait du spectacle était le plus fort.

Des badauds s'attroupèrent autour des sahib et des religieuses. Le boulevard fut bientôt embouteillé. « Je me faisais penser à un prestidigitateur sur un champ de foire », dira l'Américain encore sous le charme de sa nuit de plaisir. Mais son euphorie serait de courte durée. Le tableau était dantesque. A peine un lépreux posait-il son moignon sur la table que des asticots s'en échappaient. Il fallait tailler dans les chairs pourries. Des os s'effritaient comme des planches vermoulues. Sommairement équipé de son scalpel, d'une paire de pinces et d'une scie, Max tranchait, rognait, limait. Un travail de boucher. Au milieu d'un tourbillon de mouches, de rafales de poussière, dans une moiteur étouffante, il transpirait à grosses gouttes. La sœur Paillette lui servait d'anesthésiste. Elle ne possédait rien pour alléger les douleurs de certaines amputations, ni morphine, ni curare, ni bhang.

Elle n'avait que son amour. Max n'oubliera jamais la vision de cette Indienne « prenant un lépreux dans ses bras et le serrant contre elle en lui fredonnant une berceuse pendant que je lui coupais la jambe ».

Comme souvent, il y avait au milieu de l'horreur des scènes d'une incroyable cocasserie.

Max se souviendra toujours de « l'expression compatissante d'un policier casqué qui nous regardait travailler en respirant la fumée d'un bâtonnet d'encens qu'il s'était collé sous le nez ». Profitant du public qui leur était offert, quelques lépreux comédiens se mirent à exécuter des galipettes et des clowneries qui déchaînèrent les rires et firent tomber une pluie de piécettes dans leurs escarcelles. D'autres se firent au contraire remarquer par une brusque explosion de colère. Menaçant les religieuses avec leurs béquilles, ils exigèrent des médicaments, de la nourriture, des souliers, des vêtements. Sœur Paulette et « Dôtteu Pôl

» devaient à tout instant intervenir. Lambert l'avait souvent constaté : il est parfois plus difficile de recevoir que de donner.

Max opérait depuis plusieurs heures quand deux lépreux déposèrent sur sa table un cul-de-jatte barbu à la chevelure hirsute couverte de cendres. Lambert, qui était en train de distribuer des médicaments, reconnut son vieil ami.

—Max, c'est Anouar ! Anouar dont tu as accouché l'épouse le soir de ton arrivée.

—Je me disais bien que j'avais déjà vu cette tête-là. Et que cela ne devait pas être à Miami !

Ils partirent d'un éclat de rire. La gaieté du prêtre tomba aussitôt. Le pauvre Anouar semblait au plus mal. Ses yeux étaient clos, son visage inondé de transpiration. Des mots incohérents s'échappaient de sa bouche. Son torse décharné se gonflait à peine au r ythme

d'une respiration haletante. Max avait beaucoup de mal à percevoir son pouls.

—La gangrène, dit Lambert en examinant le pansement puant qui enveloppait l'avant-bras jusqu'au coude, c'est sûrement la gangrène.

Aidés de sœur Paulette, ils défirent délicatement le bandage. Anouar semblait insensible.

Arrivant à la chair dénudée, Max sentit ses jambes « s'enfoncer dans une mer de coton ».

Ce bras pourri, la foule autour de lui, le vacarme de la rue, la voix de Lambert basculèrent dans un halo de couleurs et de sons. Puis ce fut le vide. On entendit un bruit mat. Max Loeb s'était évanoui. Sœur Paulette et Lambert empoignèrent l'Américain et le portèrent dans "ambulance. Le prêtre vit alors la main de la religieuse fendre l'air surchauffé et s'abattre sur la joue de Max.

—Réveille-toi, Dôtteu ! Réveille-toi ! criait-elle en le giflant à coups redoublés.

L'Américain finit par ouvrir les yeux. Apercevant les visages penchés sur lui, il s'étonna.

Des souvenirs de sa nuit montèrent à sa mémoire.

—Où suis-je ? demanda-t-il.

—Sur un trottoir de Calcutta en train de couper des jambes et des bras à des lépreux, répondit sèchement Lambert que l'incident avait plutôt agacé. — Il s'en voulut immédiatement. — Ce n'est rien, vieux frère. Juste un peu de fatigue à cause de la chaleur.

Un moment plus tard, Max reprenait ses pinces et sa scie. Cette fois, c'était tout un bras qu'il devait couper, jusqu'à l'épaule. Le bras d'Anouar. Sans doute était-il trop tard. Faute d'antibiotiques, l'infection devait déjà galoper dans tout l'organisme de cet homme rongé depuis si longtemps. Lambert et Paulette couchèrent le cul-de-jatte sur le côté. Un bruissement de voix étouffées monta de l'assistance quand la main de Max tenant la paire de pinces s'éleva au-dessus du corps allongé. Max eut l'impression de tailler dans une éponge tant la peau, les muscles, et les nerfs s'étaient putréfiés. La section d'un vaisseau faisait par instants jaillir du sang noirâtre que sœur Paulette épongeait avec une compresse. Quand il atteignit l'os juste au-dessous de l'articulation de l'épaule, Max changea d'instrument. On entendit les dents de la scie mordre la tête de l'humérus. Max sentit de nouveau ses jambes « s'enfoncer dans du coton ». Il crispa ses doigts sur l'instrument et appuya de toutes ses forces. Pour ne plus penser, sentir, voir ni entendre, il se parla. « Sylvia, Sylvia, je t'aime », se répétait-il tandis que sa main accélérait d'avant en arrière comme un automate. Tel un arbre qu'un dernier coup de hache vient d'abattre, le membre se détacha du corps. Ni Lambert ni la sœur Paulette n'eurent le temps de saisir le bras qui roula par terre. Max posa la scie pour s'éponger le front et la nuque. C'est alors qu'il fut témoin d'une scène qui le hanterait pour le reste de sa vie, «un chien galeux qui emportait dans sa gueule le bras d'un homme ».

La cité de la joie
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