29.
Une vieille bâtisse lépreuse, un escalier puant l'urine, un grouillement de silhouettes en dhoti déambulant avec nonchalance dans tous les sens, le service des Douanes de Calcutta était un temple classique de la bureaucratie. Brandissant comme un talisman l'avis d'arrivée de son paquet de médicaments, Paul Lambert s'engouffra dans le premier bureau.
A peine avait-il fait deux pas que son bel enthousiasme se figea. Saisi par le spectacle, il s'arrêta, médusé. Devant lui s'étendait un champ de bataille de vieilles tables et d'étagères croulant sous des monceaux de dossiers écornés vomissant une mer de papiers jaunis vaguement attachés par des bouts de cordon, des piles de registres grignotés par les rats et les cancrelats, et dont certains devaient remonter au siècle passé. Le ciment craquelé du sol était également jonché de paperasses. De tiroirs disjoints pendaient une variété infinie de formulaires imprimés. Au mur, Lambert aperçut le calendrier d'une lointaine année qui arborait une effigie poussiéreuse de la déesse Dourga terrassant le démon-buffle, incarnation du Mal.
Une quarantaine de babus1 en dhoti siégeaient au milieu de ce désastre sous une batterie de ventilateurs vrombissant un véritable sirocco d'air moite qui faisait tourbillonner les papiers. Pendant que les uns s'escrimaient à les rattraper comme s'ils couraient à la chasse aux papillons, d'autres tapaient avec un doigt sur d'antiques machines à écrire, s'arrêtant après chaque lettre pour vérifier qu'ils avaient bien frappé la bonne touche. D'autres parlaient dans des téléphones qui semblaient n'être reliés à aucun fil. Beaucoup paraissaient occupés à des activités qui n'étaient pas toujours professionnelles. Certains lisaient le journal ou sirotaient leur thé avec une componction de brahmane absorbant l'eau sacrée du Gange. D'autres dormaient la tête posée sur les papiers qui recouvraient leur table, telles des momies sur un lit de papyrus. D'autres encore, assis sur leur siège dans la position hiératique des yogis, avaient l'air d'avoir atteint l'étape ultime du nirvana.
Sur un socle près de l'entrée, trois divinités du panthéon hindou réunies par un écheveau de toiles d'araignées veillaient sur l'immense bureau, tandis qu'un portrait de Gandhi couvert de poussière contemplait ce chaos avec résignation. Sur le mur opposé, une affiche fanée proclamait la gloire du travail en équipe.
L'entrée d'un étranger n'avait pas suscité le moindre atome d'intérêt. Lambert avisa enfin un employé aux pieds nus qui passait avec une théière. D'un mouvement du menton, ce dernier lui indiqua un fonctionnaire qui tapait d'un doigt à la machine. Enjambant des piles de dossiers, le prêtre atteignit le personnage en question et lui tendit l'avis reçu par la poste. Le babu ajusta ses lunettes pour examiner longuement le papier. Toisant son visiteur, il demanda :
— Vous aimez votre thé avec ou sans lait ?
—Avec, répondit Lambert, quelque peu interloqué.
L'homme frappa plusieurs coups sur une sonnette jusqu'à ce que le préposé au thé surgisse à ses côtés pour prendre ses ordres. Il lui commanda une tasse pour son visiteur. Puis, tripotant le document, il consulta sa montre.
—Il est presque midi, monsieur Lambert, ça va être l'heure du déjeuner. Après, il sera trop tard pour retrouver votre dossier avant la fermeture des bureaux. Revenez demain matin.
—Mais il s'agit d'un envoi très urgent de médicaments, protesta le prêtre. Pour une personne en danger de mort.
Le fonctionnaire prit un air compatissant. Montrant les monceaux de paperasses qui l'entouraient, il ajouta seulement :
—Attendez votre thé. Nous ferons tout pour retrouver votre paquet le plus vite possible.
Sur cette assurance formulée avec la plus grande affabilité, le babu se leva et s'éloigna.
Lambert était de retour le lendemain à dix heures précises, heure de l'ouverture des bureaux administratifs en Inde. Une trentaine de personnes faisaient déjà la queue.
Quelques minutes avant son tour, il vit le même fonctionnaire à lunettes se lever et s'en aller comme la veille. C'était l'heure du déjeuner. Il courut à ses trousses. Avec le même sourire courtois, le babu se contenta de lui montrer sa montre : il était midi. Lambert eut beau le supplier, il resta inflexible. Le Français décida de rester sur place et d'attendre son retour. Mais cet après-midi-là, comme d'autres semblait-il et pour une raison inconnue, le babu ne réapparut pas à son bureau.
Par malchance, le lendemain était l'un des deux samedis chômés du mois. Lambert dut patienter jusqu'au lundi. Après trois nouvelles heures de queue sur les marches de l'escalier souillé de jus de bétel, il se retrouva devant le fonctionnaire à lunettes.
— Good moming, Father ! lui lança aimablement ce dernier avant l'invariable « vous aimez votre thé avec ou sans lait ».
Lambert était cette fois plein d'espoir. Le babu commença par enfourner dans sa bouche la chique de bétel qu'il venait de se confectionner. Après quelques efforts de mastication, il se leva et se dirigea vers une armoire métallique. S'arc-boutant sur la poignée, il dut s'y prendre à plusieurs reprises pour l'ouvrir. Lorsque la porte tourna sur ses gonds, l'armoire vomit une avalanche de dossiers, de registres, de cahiers et d'imprimés divers, ensevelissant presque l'infortuné fonctionnaire. Si une vie humaine n'avait pas été en jeu, Lambert eût éclaté de rire. L'urgence eut raison de son calme. Il se précipita vers le naufragé, décidé à l'extirper par la force de son océan de paperasses et à obtenir la remise immédiate du paquet de médicaments. Lambert ne connaissait pas encore les pièges, parfois subtils, de la bureaucratie locale. Dans son élan, il trébucha sur des noix de coco qu'un autre babu avait entreposées au pied de son fauteuil. Heureusement, il ne manquait pas de papiers par terre pour amortir sa chute.
L'incident eut un effet bénéfique. Le fonctionnaire à lunettes entreprit d'effeuiller une à une les pages de plusieurs registres tombés de l'armoire. Lambert l'observa un long moment, médusé. Ses doigts couraient sur une succession de cases et de colonnes à la recherche de quelque information cabalistique griffonnée d'une encre quasi illisible. Le doigt du babu s'arrêta soudain sur une page. Lambert avança la tête et n'en crut pas ses yeux. Au cœur de cet effondrement géologique de documents et d'écritures, un signe rattachait tout ce chaos à une réalité vivante, palpable, indiscutable. Il lut son nom. Cette bureaucratie n'était pas aussi inefficace que le disaient eux-mêmes les Indiens.
Sa découverte propulsa le fonctionnaire vers un autre secteur de la mer de papiers qui semblait, à chaque seconde, vouloir l'engloutir. Avec la dextérité d'un pêcheur de perles, il fit surgir un dossier à couverture jaune sur lequel Lambert déchiffra son nom pour la deuxième fois. Victoire ! Encore quelques instants de patience et la protégée de Bandona pourrait recevoir une première injection du sérum salvateur. Mais, sans doute épuisé par les efforts de sa double pêche miraculeuse, le babu se redressa, consulta sa montre et soupira :
— Father, nous continuerons après le déjeuner. L'après-midi, le babu avait un air morose.
—Les indications sur la souche du registre ne correspondent pas à celles portées sur l'avis qui vous a été envoyé, annonça-t-il. Il va falloir vérifier dans d'autres registres.
« Seule la mine sincèrement désolée du fonctionnaire m'empêcha d'exploser de colère », dira Lambert.
Les sixième et septième jours passèrent sans que l'on pût mettre la main sur le bon registre. Le huitième jour, le babu réclama quarante roupies à Lambert pour affecter deux employés supplémentaires à la recherche des bonnes références. Une semaine entière s'écoula encore. Le désastre bureaucratique engloutissait les meilleures volontés.
Paul Lambert avait perdu tout espoir quand, au bout de cinq semaines, il reçut par la poste un nouvel avis l'invitant à venir d'urgence dédouaner son paquet. Par miracle, la protégée de Bandona était encore en vie.
Le babu accueillit son visiteur avec les transports d'amitié dus à une vieille connaissance.
Sa joie de le revoir était réelle. Il lui demanda encore trente roupies, cette fois pour l'achat de timbres fiscaux, et s'empara d'un pot de colle et d'un pinceau auquel il restait quatre poils. Il badigeonna abondamment l'espace réservé. Entre-temps, happés par la tempête des ventilateurs, les timbres s'étaient envolés. Ils demeurèrent introuvables et Lambert dut verser à nouveau trente roupies pour trois nouveaux timbres. Il fut ensuite invité à remplir une série de formulaires pour l'établissement des droits à payer. Leur calcul et celui de différentes taxes nécessita près d'une journée. La somme était exorbitante : trois cent soixante-cinq roupies, près de quatre fois la valeur déclarée du médicament. Mais sauver une vie n'avait pas de prix.
«Je n'étais cependant pas au bout de mes peines », racontera Lambert. En effet, le service des Douanes n'était pas habilité à encaisser directement le paiement des droits fixés par lui. Ces droits devaient être acquittés auprès de la Banque centrale, laquelle délivrait un reçu. D'où une journée de plus à errer parmi les guichets de cet établissement tentaculaire.
Serrant enfin le précieux reçu sur sa poitrine, Lambert revint en courant au bâtiment des Douanes. Il y était devenu une figure si familière que tout le monde le salua par de joyeux «
Good morning, Father ! » Seul son babu montra une gêne inhabituelle. Il s'abstint d'examiner le document et pria le prêtre de l'accompagner. Ils descendirent deux étages et entrèrent dans un entrepôt où s'entassaient des paquets et des caisses en provenance du monde entier. Le babu demanda à l'un des douaniers en uniforme d'aller chercher le colis de médicaments. Quelques instants plus tard, Paul Lambert découvrait enfin le précieux envoi, une boîte à peine plus grosse que deux paquets de cigarettes. « C'était comme un mirage, une vision de vie et d'espoir, la promesse d'un miracle. Ma longue attente, tout ce temps passé en vaines démarches, mon acharnement allaient enfin déboucher sur un sauvetage. »
Il tendit la main pour prendre possession de son paquet.
—Je regrette, Father, mais je ne peux vous remettre cet objet, s'excusa le douanier en uniforme. — Il montra une porte derrière lui. Une pancarte indiquait « incinérateur de marchandises ». — Votre médicament est périmé depuis trois jours, expliqua-t-il en se dirigeant vers la porte. Nous sommes obligés de le détruire. C'est un règlement international.
Le babu qui était resté muet se précipita derrière lui et le rattrapa par la chemise.
—Ce father est un saint homme, s'écria-t-il, il travaille pour les pauvres. Il a besoin de ce remède pour sauver la vie d'une Indienne. Même s'il est périmé, il faut le lui remettre.
Le douanier en uniforme considéra les baskets éculées de Lambert.
—Vous travaillez pour les pauvres ? répéta-t-il avec respect.
Lambert fit signe que oui. Il vit alors la main du douanier s'emparer d'un pinceau et barbouiller de noir le tampon « périmé ».
— Father, ne dites rien à personne, et que Dieu vous bénisse.
Malgré un traitement de choc, la protégée de Bandona mourut quelques semaines plus tard. Elle avait vingt-huit ans. Elle laissait quatre orphelins. Mais dans un bidonville indien ce mot ne correspondait à aucune réalité. Quand des parents mouraient, et Dieu sait que cela arrivait souvent, ils ne laissaient pas d'orphelins. Les enfants n'étaient jamais abandonnés à eux-mêmes. Des membres de la famille — un grand frère, un oncle, une tante — ou, quand il n'y en avait pas, des voisins, les recueillaient aussitôt.
La mort de la jeune femme fut très vite oubliée. C'était une autre caractéristique du slum : quoi qu'il advienne, la vie continuait avec une force et une vigueur sans cesse renouvelées.