26.

« Avec ses doigts boudinés couverts de bagues, ses bourrelets de graisse qui faisaient éclater sa chemise, ses cheveux luisants d'huiles parfumées, il était franchement répugnant, mon premier client de la journée, racontera Hasari Pal. Et tellement arrogant par-dessus le marché. Mais j'étais trop aux abois pour m'offrir la joie de refuser de le charger. C'était un marwari1. Il avait sûrement l'habitude de rouler en taxi. Il était pressé.

"Plus vite !" criait-il sans arrêt et, pour remplacer le fouet, il me bourrait les côtes de coups de pied. Des coups qui faisaient mal car il portait des mules avec un bout rigide et pointu.

Il ne m'avait pas indiqué où il voulait aller. En montant, il m'avait seulement dit : "Tout droit, et au trot !" Ce marwari devait être habitué à commander des chevaux. Ou des esclaves. "Tourne à droite. Tourne à gauche ! Plus vite !" Les ordres claquaient et je faisais des acrobaties au milieu des autobus et des camions. Il m'ordonna de stopper plusieurs fois, et me fit repartir aussitôt. Ces arrêts brusques, quand il faut bloquer toute la charge en mouvement d'un coup de reins et d'une traction en arrière, sont affreusement pénibles.

C'est comme si vos jarrets supportaient seuls soudain tout le poids du rickshaw et du client. Repartir n'était pas moins dur, et la douleur venait alors des épaules et des avant-bras. Il fallait un effort de bête pour remettre en marche la guimbarde. Pauvre guimbarde.

A chaque arrêt et à chaque départ, ses brancards gémissaient autant que mes os. Était-ce à cause de la vague de chaleur qui s'était abattue depuis deux ou trois jours sur Calcutta, mais tout le monde avait les nerfs à fleur de peau. Au coin d'une avenue, un sardarji sortit le bras de son taxi pour saisir le brancard de mon rickshaw et le repousser avec une violence telle que j'en perdis l'équilibre. Ce qui me valut une nouvelle bordée d'injures de la part de mon client, et un coup de matraque du flic qui réglait la circulation. Un peu plus loin, ce sont des jeunes gens agrippés à la portière d'un tramway bondé qui m'expédièrent une volée de coups de pied. Impossible de répondre. C'étaient des humiliations qu'il fallait avaler en silence. »

La course d'Hasari se termina ce jour-là devant la porte d'un restaurant de Park Street.

Avant de poser les brancards pour permettre à son client de descendre, il demanda cinq roupies. Écarlate de fureur, le gros marwari protesta : « Cinq roupies ! Cinq roupies pour une course de feignant ! » Alertés par ses vociférations, plusieurs tireurs de rickshaw en stationnement un peu plus loin accoururent et firent cercle autour de leur collègue. Leur air menaçant calma aussitôt l'irascible passager. Il s'empressa de fouiller dans sa poche et remit son dû à Hasari sans demander son reste. L'ancien paysan regarda le billet vert. «

Comme nous disons au Bengale : quand les chiens hurlent, le tigre rentre ses griffes. »

Cette ville était assurément une jungle, avec les lois et la hiérarchie de la forêt. Il y avait des éléphants, des tigres, des panthères, des serpents et toutes sortes d'autres animaux. Mieux valait les connaître si on ne voulait pas risquer des ennuis. Hasari Pal en fit l'expérience un jour qu'il était garé devant le Kit Kat, une boîte de nuit au coin de Park Street. Un chauffeur de taxi sikh s'arrêta à sa hauteur et lui fit signe de déguerpir pour lui laisser la place. Le tireur fit semblant de ne pas comprendre. Le turban du Sikh s'agita derrière le volant au rythme de furieux coups de klaxon. L'éléphant était prêt à charger. Hasari comprit qu'il allait foncer sur son rickshaw. Il n'eut que le temps de saisir ses brancards pour déménager. Il avait eu tort de s'obstiner : la loi de la jungle de Calcutta voulait que les rickshaws abandonnent la priorité aux taxis.

Le plus éprouvant dans son existence d'homme-cheval, ce n'était pas la dureté physique du travail. Il y avait à la campagne des travaux aussi éreintants que tirer d'obèses poussahs de Park Street jusqu'au Barra Bazar. Mais ils étaient saisonniers et l'on pouvait se reposer entre-temps alors que la vie de rickshaw-walla était un esclavage de tous les jours de la semaine et de toutes les semaines de l'année.

« Il m'arrivait parfois d'emmener des gens à la gare de Howrah, de l'autre côté du fleuve.

Là-bas, il n'y avait pas de rickshaws à pied. Il n'y avait que des cyclo-pousse. Je n'avais jamais pédalé sur l'un de ces engins, mais il me semblait que l'effort devait être moindre.

J'en discutai un jour avec Ram Chander. Il prit ses fesses à pleines mains avec un air d'intense souffrance. "Pauvre fleur, gémit-il, tu ne sais pas ce que c'est que de passer dix ou douze heures sur une selle de vélo ! Au début, tu as le cul plein d'ulcères. Et puis après tu as les couilles qui coincent. Et au bout de deux ou trois ans, tu ne peux plus baiser. Ton cyclo t'a rendu la queue aussi molle qu'une touffe de coton "

«Sacré Ram, il n'y avait personne comme lui pour vous démontrer qu'on trouve toujours plus malheureux que soi. »

La cité de la joie
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