19.

« Lorsque j'étais enfant, racontera Paul Lambert, j'aimais me promener dans la campagne et cela m'amusait de décapiter les fleurs à coups de badine. Plus tard, quand je suis entré au collège, j'aimais cueillir une fleur et la mettre sur ma table. Puis je me suis dit que les fleurs étaient belles là où elles poussaient. J'ai alors cessé de les couper pour les admirer dans leur cadre naturel. Ce fut pareil pour les femmes. Un jour, j'ai dit au Seigneur que je souhaitais n'en cueillir aucune pour les laisser toutes s'épanouir là où elles vivaient.

« Saint Jean de la Croix a écrit : "Le Ciel est à moi. Jésus est à moi. Marie est à moi. Tout est à moi." Dès que l'on veut retenir une chose précise, tout le reste vous échappe, alors que par le détachement, nous pouvons jouir de tout, sans rien posséder de particulier. C'est là la clef du célibat volontaire, sinon la chasteté n'aurait pas de sens. C'est un choix d'amour.

Se marier, au contraire, cela veut dire se donner, corps et âme, à un seul être. Pour ce qui est du corps, de l'amour charnel, ce n'est pas difficile. Mais donner mon âme à un seul être, cela m'était impossible. J'avais décidé de la donner à Dieu et il n'existait personne au monde avec qui je pouvais partager ce don, pas même avec ma mère que j'adorais. "Celui qui, pour moi, a renoncé à une femme, à des enfants, à un champ, celui-là le retrouvera au centuple", a dit le Christ. Il avait raison. Je n'avais pas eu de sœur, et voilà que dans la Cité de la joie, j'en trouvais des myriades qui m'apportaient de grandes joies, à commencer par cette communion du partage de vie, cette solidarité si essentielle dans un bidonville où l'on a tant besoin les uns des autres.

« Mais comment, dans un environnement aussi rude, ne pas rêver parfois à une certaine tendresse humaine ? Comment, au milieu de tant de misère, ne pas se laisser aller à désirer ces femmes, véritables flambeaux de grâce et de séduction dans leurs saris multicolores ?

Dans la laideur du bidonville, elles étaient la beauté, elles étaient les fleurs. Mon problème à moi était de rester lucide. Puisque j'avais décidé de ne pas rechercher une tendresse durable, avec toutes les implications que cela aurait entraînées, je ne devais pas non plus accepter de tendresses passagères puisque j'avais répondu une fois pour toutes à l'appel du Seigneur de l'Évangile et fait mienne son injonction de n'avoir "d'autre foyer que celui où je t'enverrai".

« Ma situation n'était pas aisée. Elle l'était d'autant moins que ma réputation de père Noël attirait souvent vers moi les femmes du slum. Une allusion, une main posée sur la mienne, une façon coquette d'ajuster son sari, un regard troublant me laissaient parfois deviner des intentions suspectes. Peut-être me trompais-je car, en Inde, les rapports entre les femmes et les hommes sont souvent empreints d'une certaine ambiguïté. Comme la majorité des Indiennes que les révolutions féministes n'avaient pas encore atteintes, les femmes de la Cité de la joie ne disposaient pas d'autres moyens que la séduction pour attirer l'attention masculine et affirmer leur existence.

« J'aurais pu espérer que ma condition notoire de religieux me protégerait de ces manifestations. Erreur. Pouvais-je m'en étonner? Dans toutes les œuvres de la littérature sacrée hindoue, n'y avait-il pas toujours une scène où le gourou était tenté ? Et que dire des sculptures érotiques des temples où s'étalaient à longueur de bas-reliefs de véritables orgies ? Je remarquai que c'était toujours dans une période de relâchement que la tentation me frappait avec le plus de force, et non dans un temps d'épreuve intense. C'était toujours dans une phase d'appauvrissement de mes relations avec Dieu que je me trouvais le plus vulnérable. Si l'on ne trouve pas sa joie en Dieu, on la cherche ailleurs.

« Ce risque, je le percevais tout particulièrement dans mes contacts avec Margareta, la jeune veuve qui m'avait apporté le pain de ma première messe dans le bidonville. Non qu'elle eût jamais esquissé le moindre geste ou fait la moindre allusion équivoques. Mais il se dégageait de son corps moulé dans un simple morceau de mousseline une sensualité, un parfum, un magnétisme auxquels je résistais plus difficilement qu'avec les autres femmes.

Il émanait aussi de son regard, de son sourire, de sa voix et de ses attitudes une telle capacité d'amour, un tel abandon d'elle-même que cette fleur me semblait perpétuellement offerte. Je me trompais, sans aucun doute, et je soupçonnais l'environnement d'avoir faussé mes perceptions.

« Un soir, au terme d'une de ces journées que la chute du baromètre avait rendues particulièrement éprouvantes, une de ces journées où votre chemise vous colle à la peau, où votre corps et votre esprit se vident de toute énergie, j'essayais de prier devant l'image du Saint Suaire. Vacillant dans la moiteur de l'air, la petite flamme faisait danser le visage du Christ et mon ombre comme un ballet de fantômes.

J'avais l'impression de voguer sur un navire à la dérive. Je luttais pour fixer mon cœur et mon âme sur le Seigneur, mais en vain. Je me sentais affreusement abandonné. C'est alors que j'ai senti sa présence. Je ne l'avais pas entendue entrer. Cela n'avait rien d'étonnant car elle se déplaçait avec une souplesse de félin. C'était son odeur qui l'avait trahie, un léger parfum de patchouli. Je fis semblant de ne pas la remarquer. Je priai à haute voix. Mais bientôt les mots ne furent plus que des sons. Cette présence, cette respiration paisible dans l'obscurité, la pensée de cette femme que je ne voyais pas mais que je sentais m'envoûtaient insidieusement. C'était à la fois merveilleux et atroce. C'est alors que le Seigneur m'abandonna complètement. Depuis l'autre côté de la cloison arrivèrent une plainte, puis un râle, puis des gémissements ininterrompus. L'agonie de mon petit frère musulman Sabia venait de recommencer.

« Ces cris de souffrance, c'était fatal, nous ont projetés l'un vers l'autre. Semblables à des naufragés qui s'agrippent à la même bouée, nous étions deux êtres en détresse voulant proclamer, au milieu de la mort, leur irrésistible envie de vivre. Je sentais une délicieuse euphorie m'envahir quand des coups à la porte m'arrachèrent à la tentation. Le Seigneur venait à mon secours.

— Grand Frère Paul ! criait la mère du petit tuberculeux, viens vite, Sabia te réclame.

La cité de la joie
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