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Quelques décors rudimentaires sur des tréteaux avaient suffi. La grisaille, la boue, la puanteur, les mouches, les moustiques, les cafards, les rats, la faim, le chômage, l'angoisse, la maladie, la mort s'étaient évanouis. Le temps du rêve était revenu. Les yeux exorbités, leur corps décharné secoué de rires ou de pleurs, les emmurés de la Cité de la joie avaient retrouvé les mille drames et féeries du vieux conte populaire dont ils étaient pétris.
L'épopée du Râmâyana était à l'Inde ce que la Légende dorée, la Chanson de Roland et la Bible avaient été pour les foules des parvis des cathédrales. La troupe d'acteurs et de musiciens ambulants s'était installée pour trois mois entre les deux grandes étables à buffles au cœur du slum avec ses charrois croulants de tentures et de costumes. La nouvelle s'était propagée de courée en courée comme l'annonce d'une mousson bienfaitrice. Des milliers de gens se précipitèrent. Des enfants qui n'avaient jamais vu un arbre, un oiseau ou une biche vinrent s'extasier devant la forêt de carton où le beau prince Râma et sa divine Sîtâ connaîtraient le bonheur de s'aimer avant d'être arrachés l'un à l'autre. Des heures avant la représentation du premier tableau, une mer de têtes brunes et de voiles bigarrés couvrait déjà la petite esplanade devant l'estrade. Tous les toits voisins accueillaient des grappes de spectateurs. L'assis-nce vibrait dans l'attente du lever de rideau, impatiente de se laisser arracher durant quelques heures son pourrissoir par ses héros, anxieuse de retrouver dans les vingt-cinq mille strophes du chant sa mémoire de nouvelles raisons de continuer à vivre et à espérer.
Écrit, d'après la tradition, par un sage sous la dictée des dieux il y aurait deux millénaires et demi, Râmâyana commence par une merveilleuse histoire d'amour. Seul de tous les princes à avoir pu bander l'arc du dieu Shiva, le jeune et beau Râma reçoit en récompense la divine princesse Sîtâ. Son père souhaite offrir son trône aux jeunes époux mais, cédant par faiblesse à l'une de ses favorites, il exile le jeune ménage royal dans les forêts sauvages de l'Inde centrale. Ils y sont attaqués par des démons-brigands dont le chef, le terrible Râvana, éprouve une passion lubrique pour Sîtâ. Éloignant le mari par la ruse, le démon réussit à s'emparer de la princesse qu'il enlève sur son char ailé tiré par des ânes volants carnivores. Il la transporte jusqu'à son île fabuleuse de Lanka — qui n'est autre que Ceylan
— où il l'enferme dans son gynécée, cherchant vainement à la séduire. Pour reconquérir son épouse, Râma conclut une alliance avec le roi des singes qui met à sa disposition son général en chef Hanuman, et toute l'armée des singes aidée de troupes d'écureuils. D'un saut prodigieux au-dessus de la mer, le général-singe atteint Ceylan, découvre la princesse captive, la rassure et, après mille péripéties héroï-comiques, rentre faire son rapport à Râma. Grâce à l'armée des singes, celui-ci réussit à lancer un pont sur la mer et envahit l'île. Une furieuse bataille s'engage contre les démons. Râma en personne abat finalement l'odieux Râvana. C'est le triomphe du bien sur le mal. Sîtâ, libérée, apparaît débordante de joie. Mais tout se complique : Râma la repousse douloureusement : « Quel homme reprendrait en la chérissant une femme qui a habité la maison d'un autre ? » s'écrie-t-il.
L'irréprochable Sîtâ, atteinte au plus profond de son cœur, fait alors élever un bûcher et se jette dans les flammes. Mais la vertu ne saurait périr dans le feu : les flammes l'épargnent, attestant son innocence. Et tout finit en apothéose. Râma, bouleversé, reprend son épouse et rentre triomphalement avec elle dans sa capitale où il sera enfin sacré au milieu d'inoubliables réjouissances.
Les loqueteux de la Cité de la joie connaissaient chaque tableau, chaque scène, chaque retournement de cette épopée fleuve. Ils suivaient le manège des acteurs, des mimes, des clowns, des acrobates ; ils riaient, pleuraient, souffraient, s'exaltaient avec eux ; ils sentaient sur leurs haillons le poids de leurs déguisements, sur leurs joues creusées l'épaisseur de leur maquillage. Beaucoup savaient par cœur des passages entiers du texte.
En Inde, on peut être « illettré » et connaître des milliers de strophes épiques. Le vieux Surya de la tea-shop, les enfants de Mehboub et de Selima, les anciens voisins de Lambert, le charbonnier de Fakir Bhagan Lane, Margareta et sa progéniture, le beau Kâlîma et les autres eunuques, l'ex-marin du Kérala et ses voisins aborigènes, Bandona et ses frères et sœurs assamais, le Parrain et ses sbires, des centaines d'hindous, de chrétiens et même de musulmans se pressaient côte à côte au pied de l'estrade magique. Parmi les spectateurs les plus assidus se trouvait Hasari Pal. Lambert dira : « Cet homme désintégré allait chaque soir puiser de nouvelles forces au contact de l'opiniâtreté exemplaire de Râma, du courage du général des singes, de la vertu de Sîtâ. »
Pour le tireur de rickshaw, « ces héros étaient comme des troncs d'arbre au milieu des flots déchaînés, des bouées auxquelles on pouvait se raccrocher ». Il se souvenait que tout enfant, alors qu'elle le tenait à califourchon sur sa hanche en se promenant sur les diguettes des rizières, sa mère lui chantonnait les aventures mythiques du général des singes. Plus tard, chaque fois que des conteurs traversaient le village, sa famille et toutes les autres se réunissaient sur la place pour écouter des soirs durant les récits fantastiques toujours si fertiles en rebondissements qui, depuis la nuit des temps, nourrissaient les croyances de l'Inde et donnaient une dimension religieuse à sa vie quotidienne. Il n'était pas un nourrisson de l'immense péninsule qui ne s'endormît sans entendre sa sœur aînée lui psalmodier quelque épisode du grand poème, pas un jeu d'enfants qui ne s'inspirât des affrontements entre les bons et les méchants, pas un livre d'école qui n'exaltât les exploits des héros, pas une cérémonie de mariage qui ne donnât en modèle les vertus de fidélité de Sîtâ. Chaque année, plusieurs fêtes commémoraient la victoire de Râma et les bienfaits du dieu des singes. A Calcutta, des milliers de dockers, de coolies, de tireurs de rickshaws, d'ouvriers, de crève-la-faim se rassemblaient à la fin du jour autour des conteurs sur les berges de l'Hooghly. Pendant des heures, accroupis sur les talons, les yeux mi-clos, ces oubliés du bonheur échangeaient leur dure réalité contre quelques grammes de rêve.
Au-dessus de la multitude serrée devant les tréteaux, dépassait souvent le crâne un peu dégarni de Paul Lambert. Malgré ses difficultés à saisir toutes les subtilités de la langue et son peu de temps libre, fl aimait énormément assister aux représentations. « Quelle façon royale de découvrir la mémoire d'un peuple, dira-t-il. Le Râmâyana, c'est une encyclopédie vivante. Là, au fond de mon bidonville, je remontais soudain le temps. Les parfums, les offrandes, les armes, la vie de cour, la musique, les mœurs des éléphants sauvages, les forêts de l'Inde n'eurent bientôt plus aucun secret pour moi. Cette grande épopée populaire était une introduction idéale pour épouser la mentalité de mes frères et entrer plus complètement dans ma nouvelle peau. Épouser leur mentalité, cela veut dire ne plus penser à la mer Rouge en parlant d'une traversée à pieds secs, mais au détroit de Ceylan ; ne plus citer un des miracles de Jésus à l'appui d'un événement surnaturel, mais l'exploit du général-singe Hanuman transportant l'Himalaya dans sa main pour aller faire sentir une fleur à Sîtâ captive ; souhaiter à une femme sur le point d'accoucher d'être la mère d'un des cinq Pandava. Pour entrer dans la mentalité d'un peuple, il faut utiliser ses images, ses mythes, ses croyances. Cela valait aussi pour les musulmans. Ah ! quels sourires j'allumais sur leurs visages en prononçant le nom de l'empereur Akbar, en faisant une allusion à Mahomet, en comparant une fillette à la princesse Nur Jahan ou à telle autre reine mogole, en déchiffrant quelque sourate en ourdou sur un calendrier accroché au fond d'un taudis !
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