13.

« Mille vautours ! Cet abruti ne sait même pas compter jusqu'à sept ! » pesta le rabatteur de la banque du sang en apercevant Hasari Pal qui marchait vers lui d'un pas résolu. Il ne s'était pas écoulé une journée entière depuis leur fiasco de la veille.

—Salut, vieux frère ! lui lança joyeusement Hasari.

L'allégresse du paysan surprit l'homme aux dents en or.

—Qu'est-ce qui t'arrive, l'ami ? Tu as gagné à la loterie ?

—Je crois que j'ai trouvé un boulot. Alors, je suis venu te rapporter les pastilles à rougir le sang. Tiens, tu pourras en faire profiter quelqu'un d'autre.

La chance semblait en effet avoir enfin souri au paysan bengali. Une fois de plus, il était allé se poster près d'un des nombreux ateliers qui fabriquaient, en bordure du Barra Bazar, des pièces mécaniques pour les wagons de chemin de fer. C'était là qu'un jour il avait gagné trois roupies en prenant la place d'un coolie défaillant. Cette fois, deux hommes étaient en train de charger des lames de ressort sur un char à bras quand l'un d'eux buta contre une pierre et lâcha ce qu'il portait. Le malheureux hurla de douleur. En tombant, la lourde pièce métallique lui avait écrasé le pied. Hasari se précipita à son secours. Il déchira un pan de son pagne de coton et le noua autour de la jambe pour stopper l'hémorragie. A Calcutta, on ne pouvait guère compter sur Police-Secours ou une ambulance pour ce genre d'accidents. Le patron de l'atelier, un gros homme avec un maillot à boutons, se contenta d'appeler un pousse-pousse. Non sans quelque répugnance, il sortit plusieurs billets de cinq roupies de sa ceinture. Il en mit un dans la main du blessé et en donna un deuxième au tireur du pousse-pousse. Voyant Hasari qui portait le coolie sur la carriole, il lui en confia deux autres. « Tu en gardes un pour toi. L'autre, c'est pour graisser la patte de l'infirmier à la porte de l'hôpital pour qu'il vous laisse entrer. » Puis, s'adressant au tireur qui attendait entre les brancards de son rickshaw, il commanda d'un ton sec: «Allez, bande de feignants, foutez-moi le camp ! »

L'hésitation d'Hasari Pal à monter dans sa carriole intrigua le tireur.

—Tu n'as jamais posé tes fesses dans un rickshaw ?

—Non, reconnut le paysan en s'asseyant timidement à côté du coolie au pied blessé.

L'homme-cheval s'attela aux brancards et démarra d'un coup sec. Ses cheveux grisonnants et ses épaules parcheminées indiquaient qu'il n'était plus tout jeune. Mais chez les tireurs de rickshaw l'aspect physique n'avait pas de rapport avec l'âge. On vieillissait vite à traîner ces engins.

—Tu n'as pas l'air d'être du coin ? questionna-t-il encore après avoir pris un peu de vitesse.

—Non, je viens de Bankuli.

—Bankuli ! répéta le tireur en ralentissant brusquement. Mais c'est seulement à trente kilomètres de chez moi ! Je suis de...

Même s'il n'entendit pas le nom du village qui se perdit dans un vacarme de trompes et de klaxons, Hasari eut envie de sauter en marche pour serrer cet homme dans ses bras. Il avait enfin trouvé quelqu'un de son pays dans cette « ville inhumaine ». Il fit un effort pour cacher sa joie à cause du coolie qui gémissait de plus en plus à chaque cahot. Le tireur fonçait maintenant vers l'hôpital de toute la vitesse de ses jambes un peu arquées. A chaque instant, son corps se rejetait en arrière dans un mouvement désespéré pour stopper net devant un autobus ou un camion qui lui coupait la route.

L'hôpital général de Calcutta était une ville en soi. Il se composait d'une collection de bâtiments assez délabrés, reliés par des couloirs sans fin, avec des cours où campaient des familles entières. Une plaque à l'entrée principale révélait que « En 1878, dans un laboratoire à soixante-dix mètres au sud-est de cette porte, le chirurgien-major Ronald Ross, de l'armée des Indes, découvrit la manière dont le paludisme est transmis par les moustiques ». Le tireur du rickshaw se dirigea directement vers le service des urgences.

Plusieurs fois déjà, il avait amené des malades et des blessés à cet hôpital. C'était même une des spécialités des rickshaws que de servir d'ambulance à Calcutta.

« Toute une file de gens attendaient à la porte avant nous et l'on entendait beaucoup de cris et de disputes, racontera Hasari. Des femmes portaient des bébés. Ils étaient si faibles qu'ils ne pleuraient même pas. De temps en temps, on voyait passer une civière avec un mort couvert de fleurs que des porteurs conduisaient au bûcher en chantant des prières.

Quand notre tour est arrivé, j'ai glissé dans la main de l'infirmier les cinq roupies que m'avait remises le patron de l'atelier. C'était un bon truc. Au lieu de nous renvoyer comme la plupart des autres, il nous dit de porter notre copain dans la salle à l'intérieur. »

Les deux hommes allongèrent le coolie sur une civière encore souillée du sang du blessé précédent. Il régnait dans la pièce une odeur saisissante de désinfectant, mais le plus frappant était sûrement la débauche d'inscriptions politiques qui ornaient les murs. Toutes les opinions se mêlaient dans un véritable délire pictural, drapeaux rouges, faucilles et marteaux, portraits d'Indira Gandhi, slogans. L'étonnement du paysan bengali fit sourire le tireur de rickshaw. «Ici, mon vieux, même à l'instant d'aller te faire charcuter, ils te rappellent qu'il faut voter pour eux. »

« Je ne me souviens pas combien de temps ils ont gardé notre coolie dans leur salle d'opération, dira Hasari. Je me demandais bien ce qu'ils pouvaient lui faire pendant tout ce temps. Une idée m'est passée par la tête. Et s'il était mort ? Peut-être l'avaient-ils tué sans le faire exprès et ils n'osaient pas laisser sortir son cadavre de peur que nous demandions des explications. Mais c'était une idée absurde, car il y avait constamment des corps qui sortaient de la pièce d'à côté, et il était impossible de savoir s'ils étaient vivants ou morts.

Ils avaient tous l'air de dormir. De toute façon, j'avais déjà compris que dans cette ville les pauvres types comme nous n'avaient pas l'habitude de demander des explications. Sinon les tireurs de rickshaw, pour ne citer qu'eux, auraient depuis longtemps cassé la gueule à tous les salauds de chauffeurs d'autobus et de camion.

« Des employés apparurent enfin en portant une forme recroquevillée sur un brancard.

Une infirmière tenait à bout de bras une bouteille avec un tuyau qui pénétrait dans le cou du malade. Il dormait. Je me suis approché. C'était notre copain. Il avait un gros pansement au bout de la jambe. C'est alors que j'ai compris ce qu'ils avaient fait. Ces ordures lui avaient coupé le pied. »

—C'est inutile d'attendre, il va dormir encore plusieurs heures, leur dit l'infirmière.

Revenez le chercher dans deux jours.

Les deux hommes allèrent récupérer leur rickshaw dans la cour et sortirent de l'hôpital. Ils marchèrent un moment en silence. Hasari était visiblement sous le choc.

—Tu es encore un bleu, petit, lui dit le tireur de rickshaw. Il ne faut pas te biler, tu en verras d'autres.

Hasari hocha la tête.

—J'ai pourtant l'impression d'avoir déjà eu mon compte.

—Ton compte ? s'esclaffa son compagnon en cognant son grelot sur le brancard de sa guimbarde. Quand tu auras comme moi dix berges de maraude dans ce foutoir, alors tu pourras dire que tu as eu ton compte !

Ils étaient arrivés à un carrefour où un policier réglait la circulation. Le tireur prit une pièce dans sa chemise et, au passage, la déposa dans la main du policier.

—Ça coûte moins cher que de te faire piquer ta carriole sans permis, expliqua-t-il en ricanant. Puis, faisant glisser ses paumes sur les brancards, il demanda : Tu aimerais tirer un de ces engins ?

La question surprit Hasari. Comment un pauvre type comme lui pourrait-il jamais avoir la chance de devenir tireur de rickshaw ? Cela lui semblait aussi saugrenu que si on lui avait demandé s'il aimerait piloter un avion.

—N'importe quel boulot ferait mon affaire, répondit-il, touché que le tireur de rickshaw lui témoigne tant d'intérêt.

—Alors, essaye, dit l'autre en s'arrêtant pile. — Il montra les brancards. — Tu te mets à l'intérieur, et hop ! tu donnes un coup de reins pour décoller la carriole.

Hasari s'exécuta docilement. « Mais si vous croyez qu'il est facile de mettre en mouvement un de ces fichus engins, vous vous trompez, racontera-t-il. Il faut une force de buffle ! Et quand il est en marche, c'est pire encore. Une fois lancé, vous ne pouvez plus l'arrêter. Il avance tout seul, comme s'il était vivant. C'est une sensation vraiment curieuse. Et pour stopper net en cas de danger, il faut une sacrée habitude. Avec des passagers, ce sont bien deux cents kilos que vous avez dans les bras. »

Le tireur de rickshaw lui montra des marques sur les brancards, là où la peinture avait disparu.

—Tu vois, fiston, l'important c'est de trouver l'équilibre en fonction du poids que tu trimbales. Pour cela, tu dois placer les mains à l'endroit exact où s'établit cet équilibre.

Décidément, Hasari n'en revenait pas que l'on puisse faire preuve d'autant de patience et de gentillesse à son égard. « Cette ville n'est pas aussi inhumaine que ça », songea-t-il en rendant les brancards du rickshaw à son propriétaire. Il s'épongea le front avec un pan de son longhi. Cet effort l'avait épuisé.

—Il faut célébrer ce dépucelage ! s'écria son compagnon. C'est un grand jour pour toi.

Allons boire un verre de bangla1 ! Je connais un troquet pas cher derrière la gare de Sealdah.

Le tireur de rickshaw s'étonna du peu d'enthousiasme que suscita sa proposition. Hasari sortit le billet de cinq roupies que lui avait donné le patron de l'atelier.

—Mes enfants et leur mère n'ont rien mangé, s'excusa-t-il. Il faut que je leur rapporte quelque chose.

—Ne t'inquiète pas, c'est moi qui invite.

Les deux compères tournèrent à droite et s'enfoncèrent dans un quartier de maisons basses et de voies étroites pleines de gens aux fenêtres et dans la rue. Des haut-parleurs braillaient de la musique, des lessives séchaient sur les bords des toits, de nombreuses oriflammes vertes flottaient au bout de perches en bambou. Ils passèrent devant une mosquée puis devant une école où un mollah faisait la classe, sous un auvent, à des fillettes en pantalons et tuniques, un voile sur la tête. Ils se trouvaient dans un secteur musulman. Puis ils débouchèrent dans une des rues chaudes de Calcutta. Des femmes aux jupes de couleurs agressives, aux corsages largement ouverts et au visage outrageusement fardé parlaient et riaient bruyamment. Hasari était médusé. Il n'avait jamais vu pareilles créatures. Chez lui, les femmes ne portaient que le sari. « Plusieurs nous appelèrent. Il y en avait une qui me plaisait beaucoup. Elle devait être très riche car ses bras étaient couverts de bracelets jusqu'aux coudes. Mais mon ami passa devant elle sans s'arrêter. C'était un homme sérieux. »

De nombreux rickshaws encombraient la rue. Chacun d'eux était occupé par un homme qui venait se distraire. Beaucoup de pauvres bougres erraient sur les trottoirs, des coolies, des ouvriers, des sans-emploi. Calcutta est une ville d'hommes où des centaines de milliers de réfugiés vivent sans leur famille.

Une femme agrippa Hasari par le poignet. « Viens, dit-elle en lui lançant une œillade. J'ai du bonheur pour toi. Quatre roupies seulement. » Hasari se sentit rougir jusqu'à la pointe des pieds.

Le tireur de rickshaw vint à son secours. « Lâche-le ! ordonna-t-il à la fille en lui pointant un de ses brancards sur le ventre. » La prostituée répliqua par un torrent d'injures qui ameuta toute la rue et fit se tordre de rire les deux compères. Le tireur profita de l'incident pour mettre en garde son compagnon. « Si jamais, un jour, tu tires une de ces carrioles et qu'il t'arrive de charger une souris comme celle-ci, n'oublie pas de la faire payer d'avance.

Autrement, gare à toi. A peine arrivée, elle te file entre les doigts comme une anguille. »

Après la rue des filles, les deux hommes traversèrent une place, passèrent sous un porche et entrèrent dans une vaste enceinte bordée de vieilles bâtisses aux façades lépreuses avec des balustrades d'où pendait une mosaïque de lessives bigarrées. Des buffles, des vaches, des chiens, des poules, des cochons vaquaient là au milieu d'enfants qui jouaient avec des cerfs-volants. On voyait des points de toutes les couleurs dans le ciel, retenus par une ficelle. Les cerfs-volants étaient le jouet préféré des enfants de Calcutta, comme si ce morceau de papier qui s'échappait au-dessus des toits eût porté toute leur envie de s'évader, tout leur besoin de fuir leur prison de boue, de fumées, de bruits et de misère.

Dans un coin, derrière une palissade de planches, assis dans la position du lotus sous un auvent de tuiles, se tenait un homme vêtu d'un maillot de corps crasseux. C'était le patron du débit. Le tireur de rickshaw fit asseoir Hasari sur un banc au bout de l'unique table.

L'endroit empestait l'alcool. Le patron tapa dans ses mains. Surgit aussitôt un garçonnet hirsute avec deux verres et une bouteille sans étiquette ni bouchon, pleine d'un liquide grisâtre où flottaient de petits flocons blancs. Le tireur compta soigneusement sept billets d'une roupie. Il en fit une liasse bien nette et la remit au tenancier. Puis il remplit le verre d'Hasari. L'odeur d'acide que dégageait le breuvage saisit le paysan, mais son compagnon avait l'air si réjoui qu'il n'osa rien dire. Ils choquèrent leurs verres et burent une gorgée en silence. Alors, Ram Chander, c'était le nom du tireur de rickshaw, se mit à parler.

« J'ai dû quitter mon village après la mort de mon père. Le pauvre homme n'avait jamais réussi à éponger les dettes de la famille. Des dettes qui remontaient à son propre père et à son grand-père. Il avait hypothéqué notre terre pour payer les intérêts, mais cela n'avait pas suffi. Et quand il est mort, il m'a fallu encore emprunter pour lui offrir des funérailles convenables. Deux mille roupies ! D'abord quatre dhoti et pas moins de quarante mètres de fil de coton au pujari pour qu'il récite les prières. Puis cent kilos de riz, autant de farine, des quantités d'huile, de sucre, d'épices et de légumes pour nourrir les invités. Enfin, cinquante kilos de bois pour le bûcher et des pourboires aux préposés aux crémations. J'ai très vite compris que je ne pourrais jamais rembourser tout cet argent en restant sur place.

D'autant plus que pour obtenir ce prêt j'avais perdu notre unique source de revenus en hypothéquant la prochaine récolte.

« C'est alors qu'un camarade de jeunesse revint au village à l'occasion des fêtes de Dourga.

Il était tireur de rickshaw à Calcutta et il me dit : "Viens avec moi, je te trouverai une carriole à tirer. Tu gagneras tes dix à douze roupies par jour." J'ai donc décidé de partir avec lui. Je revois encore ma femme tenant mon fils par la main sur le seuil de notre hutte.

Elle pleurait. Nous avions tant de fois parlé de mon départ, et ce jour était venu. Elle m'avait préparé un sac d'épaule avec un longhi et une chemise de rechange, une serviette aussi. Elle m'avait confectionné des chapati et des côtelettes de légumes pour le voyage.

Jusqu'à mon dernier jour, je les verrai devant notre hutte. Leur souvenir m'a permis de tenir le coup, car c'est seulement au bout de quatre mois que, grâce à mon ami d'enfance, j'ai pu trouver un travail.

« Dans cette maudite ville, la bagarre pour dénicher un boulot est si dure que tu pourrais aussi bien attendre des années, et crever vingt fois dans l'intervalle. Et si tu n'as pas quelqu'un qui t'aide, alors tu n'as aucune chance. Même au niveau le plus bas, tout est question de relations. Et naturellement, d'argent. A chaque instant, il faut être prêt à payer.

Cette ville est une ogresse. Elle fabrique des gens dont le seul but est de te dépouiller.

Comme j'étais naïf en arrivant de ma campagne ! J'étais persuadé que mon copain allait me conduire tout droit chez le propriétaire de son rickshaw et lui demander de m'embaucher. Le type en question est un Bihari qui possède plus de trois cents carrioles, dont deux cents au moins roulent sans licence. Il verse un pourcentage aux flics et la question est réglée. Mais, pour ce qui était de me faire engager tout de suite, j'en suis revenu. Le Bihari, on ne le voit jamais. On ne sait même pas où il loge. C'est un caïd. Il s'en fiche pas mal que ce soit toi ou Indira Gandhi qui les tire, ses guimbardes, pourvu que chaque soir on lui apporte la comptée. C'est un employé à lui qui s'occupe de ce travail. Et c'est cet homme-là seulement qui peut te procurer un rickshaw à tirer. Mais n'imagine pas qu'on l'approche plus facilement que son patron. Il faut lui être présenté par quelqu'un qu'il apprécie. Quelqu'un qui va lui dire qui tu es, d'où tu viens, quelle est ta caste, ton clan, ta lignée.

Et tu as intérêt à le saluer de ton plus beau namas-kar1 et à lui balancer du Sardarjf, en veux-tu en voilà. Et à invoquer la bénédiction de Shiva et de toutes les divinités sur sa personne. Sans oublier le bakchich d'usage. Car les bakchichs, c'est presque aussi important que le loyer. Tu n'as rien, tu es un pauvre type, tu te crèves pour gagner quelques roupies et nourrir ta famille, mais tu passes ton temps à sortir une pièce pour le flic du carrefour parce que tu n'as pas le droit de rouler dans cette rue ; une deuxième pour un autre flic parce que tu transportes des marchandises alors que tu es censé trimbaler uniquement des gens ; un billet pour le propriétaire pour qu'il te garde dans son écurie, un autre au type de l'atelier pour qu'il te répare un rayon de roue, un autre à l'ancien titulaire du rickshaw qui t'a refilé sa guimbarde. En fin de compte, tu es sucé à longueur de journée, et si tu ne fais pas gaffe, tu te retrouves sans rickshaw parce que la police l'aura confisqué, ou parce que le propriétaire t'aura vidé.

« Moi, j'ai attendu plus de quatre mois que les dieux se décident à me donner une chance.

Et pourtant, j'allais déposer tous les matins un peu de riz, des œillets, une banane ou quelque friandise devant la statue de Ganesh, dans le temple près de la cabane où je logeais. Trois tireurs de rickshaw habitaient cette masure dans la cour d'une bâtisse croulante derrière Park Circus. Eux aussi avaient laissé leur famille au village. Un vieux menuisier y taillait des rayons et réparait les roues des carrioles. Comme ils étaient tous hindous, ils faisaient popote commune. Le vieux menuisier préparait la tambouille. Il la cuisait sur un chula qu'il alimentait avec les copeaux du bois qu'il travaillait.

« C'est là que mon copain m'avait hébergé à mon arrivée à Calcutta. Entre deux poutres en bambou de la charpente, il m'avait installé une planche pour dormir, juste sous les tuiles de la toiture. Dans le mur de torchis était creusée une niche où trônait la statuette en papier mâché d'un Ganesh à tête d'éléphant tout rose. Je me souviens d'avoir pensé qu'avec la présence d'un tel dieu sous notre toit, je finirais bien par me sortir d'affaire.

J'avais raison d'être confiant. Un matin, alors que je revenais de faire mes besoins, je reconnus sur son vélo le représentant du propriétaire des rickshaws. Je l'avais vu plusieurs fois quand il venait collecter les redevances et mon copain lui avait parlé de moi. C'était un homme assez petit avec des yeux malins si perçants que tu avais l'impression qu'ils jetaient des étincelles. Dès qu'il mit pied à terre, je me suis lancé.

Namaskar, Sardarji ! Quel honneur nous vaut la visite d'un personnage de votre importance ? Vous, le fils du dieu Shiva !

Il ne put réprimer un sourire de satisfaction.

—J'ai un gars qui s'est cassé une patte, est-ce que tu veux le remplacer ? Si tu es d'accord, tu me donnes vingt-cinq roupies pour moi tout de suite, et tu paieras deux roupies par jour au titulaire du rickshaw. En plus des six roupies du loyer, bien sûr.

« Il m'avertit en passant que la carriole en question n'avait pas d'immatriculation en règle.

Ce qui voulait dire qu'en cas de saisie par la police, c'était moi qui serais obligé de payer le pot-de-vin. L'arnaque à l'état pur. Et pourtant, je me suis confondu en remerciements. "Je vous porterai une reconnaissance éternelle, lui ai-je promis. Je me sens désormais comme le plus jeune de vos frères."

« Le rêve pour lequel j'avais quitté mon village se réalisait enfin. J'allais gagner la vie de ma famille entre les brancards d'un rickshaw. »

La cité de la joie
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