69.
Trois jours de déluge, d'un déluge comme le Bengale n'en avait pas connu depuis plusieurs années. D'une courée à l'autre et à travers toutes les ruelles de la Cité de la joie, courut bientôt le mot qui hantait la mémoire de l'Inde depuis que la mousson existe. « Bârha ! —
L'inondation !» A la jubilation des premiers instants succéda une chasse éperdue aux parapluies, aux morceaux de toile, de carton, de plastique, à tout ce qui pouvait servir à calfeutrer les toits et retenir l'eau qui envahissait les taudis. Puis ce fut la course aux récipients et à tous les ustensiles permettant d'écoper. Mais l'eau revenait toujours, jaillissant du sol : le slum est construit sur des marécages. Enfin ce fut une traque aux briques et à tous les matériaux susceptibles de surélever les charpoï des taudis, seuls refuges où les naufragés pouvaient mettre leurs enfants et leurs quelques possessions à l'abri. Très vite la situation s'aggrava et le bruit redouté apparut. Le clapotis de l'eau domina le vacarme général. Les voix prirent une résonance particulière à cause de la nappe liquide qui leur faisait écho. Max perçut ainsi un faible appel venant de la pièce voisine.
Intrigué, il alla voir. La fillette qui lui avait apporté un parapluie lors des cataractes de pré-
mousson avait glissé dans la marée noirâtre et était en train de se noyer. Il la saisit par les cheveux et l'emporta dans sa chambre.
Sa chambre ! Un bourbier gluant, pestilentiel, noyés par le déluge, les latrines, les égouts, les drains à purin des étables avaient débordé et leur flot immonde venait de franchir le muret de protection devant la porte. Pour sauver les cartons de lait et la cantine de médicaments, Bandona avait accroché un drap aux quatre coins de la charpente. Ce hamac improvisé ressemblait à la voile du radeau de fat Méduse. Ailleurs, des parapluies permettaient d'autres prouesses. L'astuce consistait à les suspendre à l'envers sous les rigoles coulant des toits et à les vider dès qu'ils étaient pleins.
Au débordement d'excréments, à la puanteur, à l'humidité s'ajouta bientôt la faim. Leurs galettes de bouse s'étant transformées en éponges, les femmes ne pouvaient plus faire cuire le moindre aliment. Gratter une allumette était devenu un authentique exploit de survie. «
Regarde, Grand Frère, expliqua Kâlîma à Lambert, tu frottes vigoureusement l'allumette sous ton aisselle pour chauffer le soufre, et hop, tu grattes ! » Et le miracle se produisit : une petite flamme apparut dans le déluge au bout des doigts de l'eunuque. Lambert tenta de renouveler la performance. Mais l'aisselle d'un prêtre catholique français ne doit pas sécréter les mêmes fluides que celle d'un hijra de l'Inde des fakirs : l'échec fut total.
C'est à tâtons, pataugeant dans le flot infâme jusqu'à la taille, que Lambert dut se lancer en pleine obscurité à la recherche de Margareta, Saladdin, Bandona et les autres membres du Comité d'entraide. Il était urgent d'organiser des secours. La pluie tombait toujours. L'eau montait. La situation devenait grave.
Tout le reste de Calcutta connaissait pareil cauchemar. Dans les quartiers bas de l'est, du côté de Topsia, Kasba ou Tiljala, des milliers d'habitants avaient dû s'enfuir précipitamment ou se réfugie: sur les toits. La ville entière était plongée dans le; ténèbres : les cataractes avaient noyé les transformateurs et les lignes électriques. Plus un train ne pouvait atteindre les gares. Le trafic routier était totalement paralysé. Les approvisionnements commencèrent à manquer. Un kilo de pommes de terre valait déjà la somme astronomique de dix francs, un œuf coûtait un franc. Il n'y avait plus aucun transport urbain, ce qui faisait le bonheur des tireurs de rickshaws. Hasari, qui comptait sur ces jours d'inondation pour compléter la dot de sa fille, exultait : « Quelle joie de contempler le spectacle de désastre qu'offraient les orgueilleux autobus rouges à impériale, et les tramways bleu et blanc, et les arrogants taxis jaunes des sardarji sikhs, et les Ambassador particulières avec leurs conducteurs en uniforme. Moteurs noyés, carrosseries engluées jusqu'aux portières, abandonnés par leurs passagers, désertés par leurs équipages, ils ressemblaient à des épaves de bateaux sur les berges de l'Hooghly. Quelle glorieuse occasion nous était enfin donnée de nous venger de toutes les brutalités des chauffeurs, de tous les humiliants marchandages des clients. Pour une fois, nous pouvions exiger des tarifs à la mesure de notre peine. Nos guimbardes à hautes roues, avec nos jambes pour tout moteur, étaient les seuls véhicules à pouvoir circuler dans les rues inondées. Et jusqu'à mon dernier jour, j'entendrai dans mes oreilles les appels désespérés des gens qui me suppliaient de les prendre dans mon rickshaw. J'avais cessé d'être la bête méprisée et insultée, dont on bourrait les côtes de coups de pied pour la faire aller plus vite, à qui l'on grignotait dix ou vingt paisa à l'arrivée sur le prix convenu de la course.
Maintenant, ils se battaient, offraient deux, trois ou même quatre fois le prix habituel pour pouvoir poser leurs fesses et leurs paquets sur la banquette trempée des seules embarcations naviguant sur la mer de Calcutta. »
Le moindre trajet rapportait une petite fortune à l'ancien paysan : presque la recette d'une journée entière d'avant la mousson. Mais au prix de quelles souffrances ! Dissimulé par l'inondation, chaque obstacle représentait un piège meurtrier, comme ces innombrables morceaux de ferraille sur lesquels les pieds nus risquaient à tout instant de s'empaler. •
Patauger dans la merde jusqu'aux cuisses, trébucher sur des cadavres de rats et de chiens était de la rigolade, dira pourtant Hasari. Le pire, c'était la torture de la pluie sur nos carcasses. Transpirer sous des trombes d'eau sans jamais pouvoir se sécher, cela ne vous arrange pas le système. J'avais beau essorer mon maillot et mon dhoti après chaque course, et me frictionner le dos, je baignais dans une perpétuelle humidité. A force de tremper dans cette eau infecte, beaucoup de collègues contractèrent aussi des maladies de peau. Les pieds de certains ressemblaient à ces morceaux de bidoche qu'on voit à l'étal des boucheries musulmanes. Ils étaient couverts d'ulcérations et de plaies. Mais le vrai danger, c'étaient les chauds et froids. Surtout dans mon cas. De nombreux camarades ont laissé leurs poumons dans la mousson. Ils appelaient cela "pneumonie" ou quelque chose comme ça. Vous attrapiez subitement une fièvre de cheval. Et puis vous grelottiez de froid. Et vous creviez sans même avoir toussé. Ramatullah, le copain musulman avec qui je partageais mon rickshaw, prétendait que c'était bien plus agréable que la fièvre rouge. Parce que ça va très vite et que vous ne crachez pas vos poumons. »
Quand Hasari montra le produit de ses deux premières journées de mousson à son ami chauffeur de taxi condamné au chômage par la montée des eaux, Fils du miracle lança un cri admiratif :
—Dis donc, Hasari, pour toi, ce n'est pas de l'eau qui tombe du ciel, ce sont des pépites d'or
!
La joie du tireur allait être de courte durée. Le lendemain en arrivant à Park Circus pour prendre son rickshaw, il trouva ses collègues rassemblés autour d'une guimbarde. Il reconnut sa carriole, chercha Ramatullah dans le groupe, mais en vain. C'est alors qu'un des tireurs, l'un des plus vieux de la station, lui dit :
—Ton ami est mort, Hasari. Tombé dans un « trou d'homme ». C'est le troisième qui se noie depuis hier. Il paraît qu'un babu a donné l'ordre de faire enlever toutes les plaques des bouches d'égouts pour faciliter l'évacuation de la flotte.
Ce fut presque en face de son ancienne chambre du 19 Fakir Bhagan Lane que Lambert sentit une main l'effleurer. Il la saisit. Elle était inerte. Il tira le petit corps qui flottait au ras de l'eau et le hissa sur la plate-forme de la tea-shop de Surya, le vieil hindou. Il appela, barbota jusqu'à la porte de son ex-voisin Mehboub, alla frapper au taudis de la mère de Sabia. Il n'y avait personne. La ruelle ressemblait à un décor de cinéma abandonné par ses figurants. On n'entendait que le sifflement du déluge, le clapotis de l'eau et les cris perçants des rats qui fuyaient leurs repaires. De temps en temps, l'un d'eux tombait à l'eau et cela faisait « plouf ». Sondant le sol à chaque pas pour ne pas glisser dans les drains profonds qui coupaient la ruelle, Lambert fit ainsi quelques dizaines de mètres. Soudain sa voix s'éleva du cloaque, grave et puissante, montant comme un hymne vers les cataractes et la voûte opaque du ciel zébré d'éclairs. « Plus près de toi mon Dieu, plus près de toi », chantait le prêtre à tue-tête comme les naufragés du Titanic la nuit où leur paquebot avait été englouti.
Les Indiens du Comité d'entraide attendaient dans la chambre de Max. Tout le monde avait de l'eau jusqu'aux genoux. L'atmosphère était lugubre.
—Grand Frère Paul, c'est la panique, annonça le vieux Saladdin pourtant habitué aux inondations dans le slum. Les gens s'enfuient de partout. Au moins cinq cents personnes se sont déjà réfugiées dans la grande mosquée.
La Jama Masjid était le seul édifice qui comptât plusieurs étages.
—Et ça ne fait que commencer, renchérit Margareta dont le sari trempé collait à sa peau. Il paraît que le Gange est en train de déborder.
—Assez de mauvaises nouvelles ! coupa l'Anglo-Indien Aristote John. Nous ne sommes pas là pour pleurnicher mais pour voir comment nous pouvons aider.
—Aristote a raison ! approuva Lambert dont les « baskets » pleines d'eau faisaient des bulles.
Il y eut un silence. Chacun avait conscience de l'immensité de la tâche. Max reprit le premier la parole.
—Il faudra vacciner en vitesse. Le choléra, la typhoïde... On risque d'avoir de sacrées épidémies.
—Combien as-tu de doses ? s'inquiéta Lambert en montrant la cantine de médicaments sur le hamac.
—Une misère. Il faut aller en chercher dans les hôpitaux.
La candeur du jeune médecin fit sourire l'assistance. « Cet Américain est incorrigible, songea Lambert. Après tous ces mois à Calcutta, il raisonne toujours comme s'il était à Miami. ».
—Ne faudrait-il pas plutôt commencer par organiser du ravitaillement de secours ? suggéra Saladdin. Des milliers de gens vont se trouver sans eau ni nourriture.
—Absolument ! dit vivement Lambert.
On entendit alors la voix douce mais ferme de Bandona.
—Grand Frère Paul, il faut d'abord secourir les vieillards et les infirmes restés chez eux.
Beaucoup vont périr noyés si nous n'allons pas les chercher.
Personne ne connaissait les priorités de la détresse comme la jeune Assamaise. Cette fois pourtant, elle se trompait. Son appel avait subitement évoqué une urgence plus grande encore dans la conscience de Lambert.
—Les lépreux ! cria-t-il. Vite, les lépreux ! (Il désigna Bandona, Max et Saladdin :) Vous trois, filez chez les malades et les vieillards. Avec Aristote et Margareta, je vais, moi, chez les lépreux. Rendez-vous pour tous : la Jama Masjid !
La Jama Masjid, la grande « Mosquée du vendredi » ! L'édifice rectangulaire aux quatre modestes minarets d'angle ressemblait cette nuit à un vaisseau en perdition dans la tempête. Des centaines de rescapés s'agrippaient aux moucharabiehs des fenêtres, se bousculaient, appelaient. D'autres ne cessaient d'arriver. Des pères avec jusqu'à trois enfants juchés sur les épaules, des mères portant un pitoyable ballot sur la tête et un bébé dans les bras pataugeaient dans l'infâme marée pour essayer d'atteindre l'entrée. A l'intérieur, le spectacle était dantesque. Des enfants terrifiés hurlaient. Des femmes criaient, se chamaillaient, pleuraient. Tout le monde essayait de gagner les galeries du premier étage car le flot avait envahi le rez-de-chaussée et montait rapidement. Mais un torrent déferla soudain du toit et submergea les galeries. Des jeunes gens parvinrent à faire sauter la porte de la terrasse pour établir un barrage. L'atmosphère devint de plus en plus suffocante. Des réfugiés s'évanouirent. Victimes de la dysenterie, des bébés se vidèrent.
Évacués de bras en bras, les premiers morts passèrent au-dessus des têtes. Bientôt une rumeur circula : rongés par les eaux, des centaines de taudis étaient en train de s'effondrer un peu partout dans le slum.
La petite colonie des lépreux située en contrebas des voies ferrées était complètement submergée. Pour parcourir les derniers mètres, Margareta avait dû se hisser sur le dos de Lambert, acrobatie que le port du sari rendait plutôt délicate. Et pourtant aucun habitant n'avait fui. Les parents avaient fait grimper les enfants sur les toits et les lépreux valides avaient entassé des charpoï les uns sur les autres pour mettre les malades et les infirmes à l'abri. Lambert découvrit Anouar juché sur l'une de ces pyramides de fortune à demi engloutie. Le cul-de-jatte avait survécu à son amputation. Il souriait.
—Anouar, vieux frère, je suis venu te chercher, murmura le prêtre à bout de souffle.
—Me chercher ? Mais pourquoi donc ? Ce n'est pas la première fois que la mousson nous trempe les pieds !
L'air stoïque, presque guilleret, l'humour du lépreux au milieu de tout ce désastre émerveilla encore une fois Lambert. « Ces lumières du monde méritent vraiment la première place aux côtés du Père, songea-t-il. Ils ont été au bout de la souffrance. »
—La pluie continue de tomber. Vous risquez tous d'être noyés.
En disant cela, le prêtre réalisa la vanité de ses intentions. Comment pouvait-il espérer évacuer ces malheureux alors que lui-même et ses compagnons avaient plusieurs fois failli disparaître dans les tourbillons d'eau noire. Il devait aller chercher des renforts. Des renforts ? L'idée lui parut plutôt comique dans cette nuit de panique. C'est alors qu'il revit devant lui l'image d'un homme aux petits yeux cruels sous ses grosses lunettes, aux oreilles velues, aux bajoues de jouisseur. Il appela Margareta et Aristote.
—Je file chez le Parrain, leur cria-t-il. Lui seul peut nous aider à tirer tout ce monde d'ici.
Avec ses deux étages en solide maçonnerie, ses escaliers en brique, ses balcons de pierre, la maison du Parrain émergeait des flots telle une forteresse. Éclairées a giorno par un puissant générateur, ses nombreuses pièces illuminaient d'une clarté insolite les tourbillons qui battaient ses murs. «J'arrive au palais des Doges ! » se dit Lambert, admiratif. Rien, pas même le déluge, ne pouvait modifier le comportement du doge de la Cité de la joie. Insensible à ce qui pouvait se passer dehors, aux cris, aux appels des habitants qui fuyaient leurs taudis écroulés, il trônait toujours aussi impassible sur son fauteuil incrusté de pierreries. L'irruption de Lambert dégoulinant de boue putride derrière son fils aîné ne déclencha pas l'ombre d'une surprise sur son masque de crapaud.
— Good evening, Father, dit-il de sa voix sifflante en dévisageant son vieil adversaire. Quel bon vent vous amène par un temps pareil ?
Il tapa dans ses mains. Un serviteur enturbanné apporta du thé et des bouteilles de limonade sur un plateau de cuivre ciselé.
—Les lépreux, dit Lambert.
—Encore eux ? s'étonna le Parrain en fronçant ses épais sourcils. Décidément, ce sont toujours les lépreux qui me donnent l'honneur de vous rencontrer. De quoi s'agit-il à présent ?
—Ils risquent tous de mourir noyés si on ne les évacue pas d'urgence. Il faut des hommes et une barque immédiatement.
Était-ce la crainte de perdre une source appréciable de revenus ou un sursaut de solidarité humaine, Lambert ne pourrait le dire. Mais le chef de la mafia de la Cité de la joie réagit d'une façon spectaculaire. Il se leva et tapa frénétiquement dans ses mains. Son fils Ashoka, la petite frappe à la grosse moto, revint en courant. Il y eut un premier conciliabule. Puis d'autres membres du clan accoururent. Moins de dix minutes plus tard, une barque partait, Lambert et une équipe de mafiosi à son bord. Alors que les premiers coups de rame entraînaient l'embarcation vers les ténèbres bruissantes de bruits et de cris, Lambert entendit à nouveau la voix sifflante du Parrain. Il se retourna et vit le petit homme trapu dans l'encadrement d'une fenêtre éclairée. Jamais il n'oublierait les mots qu'il lança dans les trombes d'eau.
—Ashoka, criait-il en s'époumonant, ramène tous les lépreux ici. Cette nuit, notre maison est assez grande pour accueillir les malheureux.
*
Le grand corps ruisselant s'abattit d'un seul coup sur la pile des cartons de lait. Épuisé par la nuit la plus dure de son existence, Max venait de regagner sa chambre aux premières lueurs de l'aube. Au déluge succédait à présent une petite pluie chaude et serrée. La montée de l'eau semblait s'être ralentie. Toute la nuit, portant sa trousse médicale à bout de bras au-dessus des flots, il avait accompagné Bandona dans ses opérations de sauvetage.
La tête et le cœur de la petite Assamaise contenaient le fichier complet des détresses les plus criantes du slum.
Aidés d'une équipe de jeunes loubards qui s'étaient spontanément mis à leur disposition, ils avaient pataugé d'un taudis à l'autre pour arracher à la noyade des aveugles, des paralytiques, des tuberculeux grabataires, des mendiants et même une sourde-muette folle avec son nouveau-né. Une seule fois, ils étaient arrivés trop tard. Quand ils entrèrent chez la vieille lépreuse aveugle à qui Lambert portait la communion chaque semaine, ils trouvèrent son corps décharné flottant dans son linceul de veuve. Son chapelet était enroulé autour de son poignet et son visage mutilé semblait étrangement serein. « Cette fois son supplice est terminé, murmura Bandona en aidant Max à hisser le corps sur le bat-flanc. Le dieu qu'elle implorait l'a enfin écoutée : il l'a prise auprès de lui. »
La simplicité de cette explication dans un tel contexte de cauchemar bouleversa l'Américain. « C'est cette nuit-là que je compris que je ne pourrais plus jamais être tout à fait le même », écrira-t-il quelques jours plus tard à Sylvia, sa fiancée restée à Miami.
L'arrivée de la première barque de lépreux chez le Parrain déclencha des gestes que même le cœur si plein d'amour de Lambert n'aurait pu imaginer. Il vit son fils Ashoka prendre le cul-de-jatte Anouar dans ses bras et le porter délicatement jusqu'au charpoï de sa chambre. Il vit les femmes de la maison se défaire de leurs voiles de mousseline pour frictionner les enfants nus qui frissonnaient car la température avait brutalement baissé d'une dizaine de degrés. Il vit l'épouse du Parrain, une plantureuse matrone aux bras tintinnabulant de bracelets, apporter une marmite fumante de riz et de viande. Il vit surtout un spectacle qui effacerait à jamais les visions d'horreur des cocktails Molotov explosant devant sa petite léproserie : le Parrain lui-même tendait ses mains baguées d'or vers les rescapés, les aidait à débarquer, essuyait leurs membres mutilés, leur servait le thé, leur offrait des assiettes de friandises et de pâtisseries.
« Dans la catastrophe de l'inondation, racontera Lambert, les habitants de la Cité de la joie étaient tous devenus frères. Des familles musulmanes accueillaient des hindous sur leur toit, des jeunes manquaient de se noyer en portant des vieillards sur leurs épaules, des tireurs transportaient gratuitement des malades sur leur rickshaw aux trois quarts immergé, des patrons de bistrots n'hésitaient pas à risquer leur vie pour aller ravitailler les réfugiés enfermés dans la mosquée. » Dieu n'était pas oublié dans tout ce désastre. En passant par sa chambre qu'inondait plus d'un mètre d'eau, Lambert eut la stupéfaction de découvrir deux cierges qui brûlaient devant son image du Saint Suaire. Avant de s'enfuir avec les autres habitants de la courée, l'eunuque Kâlîma les avait allumés « pour saluer la divinité du Grand Frère Paul et lui demander de faire cesser la pluie ».
Or le Dieu des chrétiens, le Bhâgavan des hindous et Allah le miséricordieux semblaient sourds aux appels. Le supplice des naufragés de Calcutta devait se prolonger pendant des jours. Comme Max l'avait redouté, le choléra et la typhoïde commencèrent à frapper. Il n'y avait ni médicaments ni possibilités d'évacuation. Des gens moururent. Les cadavres qu'on ne pouvait ni incinérer ni enterrer étaient abandonnés dans les ruelles inondées. En quelques heures, Max buta sur trois corps dérivant au fil des flots. Paradoxalement, dans tout ce débordement liquide, il n'y avait plus une goutte d'eau potable. Des habitants tendaient des chiffons et des parapluies pour essayer de récupérer de l'eau de pluie.
Certains devaient étancher leur soif en filtrant quelques gobelets de l'infecte nappe qui avait tout englouti. La situation alimentaire était aussi tragique. Des milliers de gens réfugiés sur les toits et dans la grande mosquée restèrent sans nourriture pendant trois jours. Pourtant les équipes de secours bénévoles faisaient des miracles. Saladdin avait déniché une barque et deux énormes marmites. Pagayant à la limite de ses forces, le vieil homme faisait la tournée des bistrots pour les remplir de riz et de gruau et apporter ce trésor aux naufragés de la mosquée. Le plus étrange dans ce cataclysme, c'était que la vie continuait comme avant. Au détour d'une ruelle submergée, Max resta saisi devant une scène qu'il n'oublierait jamais, celle « d'une bande d'enfants dans l'eau jusqu'aux épaules, riant et barbotant devant une minuscule plate-forme sur laquelle un vieillard insensible au déluge vendait des petites autos et des poupées en plastique ».
La colère du ciel ne cessa qu'au bout de neuf jours et neuf nuits. Une timide décrue s'amorça mais il faudrait plus d'un mois pour que les flots abandonnent complètement le terrain conquis. Lentement, Calcutta se reprit à espérer. Quelques autobus se hasardèrent à travers les avenues défoncées. Plus de sept cents kilomètres de chaussée avaient été détruits ou endommagés. Un demi-million d'habitants avaient tout perdu. Des milliers de maisons et de bâtiments vétustés ou en construction s'étaient effondrés. Des quartiers entiers n'avaient plus ni électricité ni téléphone. Des centaines de conduites d'eau étaient crevées.
C'est dans les slums qu'apparut vraiment toute l'horreur du désastre. Avec le recul des eaux, la Cité de la joie n'était plus qu'un infect marécage. Une boue visqueuse, puante, mêlée de charognes de chiens, de chèvres, de rats, de lézards et même de débris humains, recouvrait tout. Des millions de mouches jaillirent bientôt de cette putréfaction et se jetèrent sur les rescapés. Des épidémies se déclarèrent dans différents secteurs. Pour tenter de les enrayer, Bandona et Aristote firent déverser des tonnes de désinfectants fournis par la municipalité. Cette opération fit hélas des ravages chez les volontaires. Max dut en charcuter plusieurs dont les pieds et les mains avaient été brûlés jusqu'à l'os par les produits corrosifs.
Quand Lambert, avec une barbe de quinze jours, couvert de crasse et de vermine, regagna enfin sa courée, les autres habitants y étaient déjà revenus. Tous s'activaient à effacer les traces de l'inondation. Kâlîma et ses compagnons eunuques de la chambre voisine s'empressèrent de venir saluer le prêtre.
—Sois le bienvenu, Grand Frère Paul, dit Kâlîma avec chaleur, nous attendions tous ton retour.
Quelle ne fut pas l'émotion de Lambert de découvrir qu'en son absence les eunuques avaient lavé, frotté et repeint entièrement sa chambre. Sous l'image du Saint Suaire, une dentelle de rangoli, ces jolis motifs de bon augure dessinés sur le sol avec des poudres de couleur, rendait hommage à son Dieu. Avant de se reposer un peu, le prêtre rendit grâces pour tant d'amour donné au fond de ce slum de misère. Il était plongé dans sa méditation quand une silhouette hirsute et barbue fit irruption. Il eut du mal à reconnaître Hasari, tant le tireur de rickshaw avait encore maigri.
—Cette fois je peux mourir, lui annonça joyeusement l'ancien paysan brandissant triomphalement une liasse de billets de banque. Regarde tout ce que j'ai gagné ! Je vais trouver un mari pour ma fille !