52.
« On dit que le cobra mord toujours deux fois, autrement dit qu'un malheur ne vient jamais seul, racontera Hasari Pal. J'avais déjà la fièvre rouge dans les poumons. Un matin de bonne heure, j'ai été réveillé par des bruits de moteur et le grincement des chenilles d'un bulldozer. »
—Ça y est, je parie que ces brutes sont là, dit-il à sa femme en se levant.
Il ajusta son longhi et sortit précipitamment. Tout le bidonville était déjà en émoi. Depuis plusieurs jours, des rumeurs d'expulsion couraient. Les « brutes » étaient là en effet : un bulldozer et deux fourgons bourrés de policiers armés de lathi et de grenades lacrymogènes. Une voiture Ambassador noire les rejoignit, d'où descendirent deux babu en dhoti portant des gilets sur leurs chemises. Ils se concertèrent avec le chef des policiers puis, au bout d'un moment, s'avancèrent vers le groupe que formaient les habitants du slum.
Le plus âgé, qui tenait des papiers à la main, prit la parole.
—La municipalité nous a chargés de procéder à la destruction de votre bidonville, annonça-t-il.
—Pour quelle raison ? demanda une voix.
Le babu parut décontenancé. Il n'était pas dans
les habitudes que des petites gens posent des questions.
—Parce que votre campement gêne les travaux de construction de la future ligne du métro.
Les habitants du bidonville se regardèrent éberlués.
—Qu'est-ce que c'est que ce métro ? demanda Hasari à son voisin Arun qui prétendait avoir voyagé jusqu'en Afghanistan.
Arun dut avouer qu'il ne savait pas. Le babu consulta sa montre et reprit la parole :
—Vous avez deux heures pour ramasser vos affaires et partir d'ici. Passé ce délai...
Sans se donner la peine de donner de plus amples explications, il montra le bulldozer. Le fonctionnaire avait parlé sans élever la voix, comme s'il était venu communiquer une information banale. Hasari observa le comportement de ses voisins. Ils ne disaient rien. Ce silence était si surprenant que même les babu en semblaient gênés. Ils s'étaient sûrement attendus à des protestations, des cris, des menaces, quelque chose. « Eh bien non. Ils venaient nous jeter dehors comme on chasse des rats et des cafards, et nous, nous ne disions rien. Certes, personne ne pouvait regretter ce slum, mais dans la pyramide du malheur, cet amalgame de cahutes était tout de même préférable à un trottoir. Ici, on avait au moins un semblant de toit au-dessus de la tête. »
L'absence de réaction avait en fait une autre raison. « Nous n'avions plus de ressort, tout simplement, ajoutera Hasari. Cette maudite ville avait fini par briser en nous toute capacité de réagir. Et dans ce bidonville pourri, nous n'avions personne pour prendre notre défense.
Ni syndicat ni leaders politiques. Quant aux truands de la mafia qui s'étaient pourtant montrés bien présents pour nous extorquer un loyer, ils avaient disparu. Et puis, il faut bien le dire aussi, nous en avions tous déjà tellement pris sur la gueule qu'un coup dur de plus ou de moins, cela ne faisait pas grande différence. Toujours cette fichue roue du karma qui grippait. »
Les deux babu joignirent les mains pour saluer et remontèrent dans la voiture, laissant les habitants du bidonville seuls face aux policiers et au bulldozer. Hasari vit alors son voisin Arun s'emparer du madrier qui soutenait le toit de sa cahute et courir au-devant des forces de l'ordre de toute la vitesse de ses petites jambes fines comme des aiguilles. Ce fut le signal d'un véritable déferlement. La première stupeur passée, chacun se sentit envahi par une formidable colère. Une à une, toutes les baraques s'écroulèrent ; un déluge de matériaux s'abattit sur les policiers. Plusieurs tombèrent à terre, ce qui redoubla la furie des assaillants. Ils se jetèrent sur eux, les frappèrent à coups de planches, de briques, de tuiles. Les femmes et les enfants hurlaient pour encourager les hommes. Hasari vit quelqu'un prendre un clou et crever les yeux d'un policier. Il vit un de ses voisins en asperger un autre avec une bouteille de kérosène et y mettre le feu. Les représentants de l'ordre tentèrent de se dégager en tirant au hasard des coups de feu. Ceux qui étaient encore valides battirent en retraite vers leurs fourgons. Mais d'autres habitants du bidonville accouraient avec de nouvelles bouteilles d'essence. Les fourgons de la police s'embrasèrent à leur tour. Puis quelqu'un jeta une bouteille sur le bulldozer qui explosa.
Un nuage de fumée noire enveloppa le champ de bataille. Les combattants durent se protéger les yeux avec leur maillot de corps. Sous l'effet des gaz lacrymogènes, beaucoup étaient complètement aveuglés. Lorsque le combat cessa, chacun put mesurer l'étendue du désastre. Plusieurs policiers gravement brûlés gisaient recroquevillés au milieu d'un chaos indescriptible. Quant au bidonville, on aurait dit qu'un cyclone l'avait pulvérisé. Plus besoin de bulldozer. La colère des pauvres avait fait le travail : les travaux du métro pourraient commencer comme prévu.
Hasari rassembla sa femme et ses enfants pour fuir en hâte avant le retour en force de la police. Ils avaient presque tout perdu. A peine eurent-ils franchi le premier carrefour qu'un hurlement de sifflets et de sirènes emplit le ciel. A l'instar des centaines de fuyards à la recherche d'un morceau de trottoir, il ne restait plus à Hasari et à sa famille qu'à espérer la miséricorde des dieux. « Mais ce jour-là les dieux de Calcutta n'avaient plus d'oreilles. »
Ils errèrent toute la matinée à travers la ville avant d'échouer près du portail d'une église, sur le trottoir de Lower Circular Road. Il y avait là un campement de fortune où vivaient quelques familles d'Adivasis. Les Adivasis étaient les aborigènes de l'Inde et leur sort était particulièrement misérable. L'endroit avait l'avantage d'être situé à proximité d'une fontaine. De plus, il était proche du carrefour de Park Circus où Hasari allait récupérer son rickshaw chaque matin. Le tireur avec lequel il partageait son véhicule était un jeune musulman du Bihar à la chevelure crépue, nommé Ramatullah. Un coran miniature pendait à son cou, au bout d'une chaînette. Il travaillait de quatre heures à minuit, et plus tard encore s'il y avait des clients. Afin d'économiser le plus d'argent possible pour sa famille, il dormait sur la carriole, la tête et les jambes pendant de chaque côté des brancards. Ce n'était pas très confortable, mais au moins personne ne pouvait lui voler le rickshaw pendant son sommeil. Ramatullah était un compagnon merveilleux. Depuis qu'il avait vu Hasari tousser et cracher rouge, il ne cessait de lui témoigner des marques d'amitié. Si Hasari n'arrivait pas le matin à l'heure habituelle, il s'empressait de courir jusqu'à Harrington Street pour ramasser les deux enfants qu'il devait conduire chaque jour à l'école. Car perdre ce genre de « contrat » si recherché par les autres tireurs eût été une catastrophe. L'après-midi, il venait un peu plus tôt pour lui éviter la fatigue d'une dernière course. Et chaque fois, il lui donnait l'argent qu'il avait gagné à sa place.
A l'air effaré qu'arbora le bon Ramatullah quand il arriva ce jour-là sur Park Circus, Hasari comprit qu'il ne devait pas avoir une tête tout à fait normale. Il lui raconta la bataille du bidonville et sa destruction. Le musulman ne pouvait détacher son regard compatissant du visage de son camarade.
—Il faut que tu ailles voir un docteur immédiatement, finit par dire Ramatullah. Tu es vert comme un citron amer. Allez, monte dans le rickshaw. Aujourd'hui, c'est toi le premier marwari de la journée !
—Un marwari poids plume, tu as de la chance ! fit observer Hasari en s'installant sur la banquette.
Le musulman emmena son ami hindou chez un spécialiste de médecine ayurvédique sur Free School Street. Deux autres malades attendaient déjà sur un banc de l'étroit cabinet. Le médecin, un homme à cheveux gris vêtu d'un dhoti blanc impeccable, était assis au fond de la pièce sur un fauteuil. On aurait dit un zamindar ou un raja donnant une audience. Sur une étagère qui faisait le tour de la boutique s'étalait la pharmacopée de la médecine ayurvédique, une rangée de bocaux et de flacons remplis d'herbes et de poudres. Après chaque consultation, le docteur se levait, choisissait plusieurs bocaux et allait s'asseoir derrière une fine balance à fléau semblable à celle des bijoutiers. Il confectionnait alors de savants mélanges après avoir méticuleusement pesé chaque ingrédient. Quand ce fut le tour d'Hasari, le praticien le considéra d'un air dubitatif en se grattant la nuque. Il lui demanda seulement son âge. Puis il alla chercher sur l'étagère une bonne dizaine de bocaux. Il lui fallut beaucoup de temps pour élaborer différentes préparations. En plus de cachets variés, il avait aussi concocté une potion pour redonner des forces à son client. Il lui demanda vingt roupies. C'était bien plus cher que le kak, mais Ramatullah assura son compagnon qu'il n'y avait rien de mieux que les drogues de cet homme de science pour vous faire passer la fièvre rouge. Il connaissait deux copains qui avaient été guéris par lui.
«J'ai fait semblant de le croire pour ne pas lui faire de peine, pourtant je savais bien que la fièvre rouge, on n'en guérissait pas. La preuve, c'est qu'elle avait emporté un dur à cuire comme Ram Chander. »
En regagnant la station de Park Circus, Hasari entendit soudain un crissement de pneus.
C'était Fils du miracle qui passait par là avec son taxi. Il avait un air espiègle, comme s'il venait de vider en cachette trois bouteilles de bangla. « Quand on ne tient pas sur ses quilles et qu'on n'a pas le moral, apercevoir tout à coup une tête familière qui vous sourit, c'est aussi réconfortant que de voir la boule de feu de Surya apparaître après huit jours de mousson », dira Hasari.
— Je te cherchais ! lui cria son ami. J'ai une chouette nouvelle à t'annoncer, mais il faut d'abord que tu payes à boire.
Fils du miracle entraîna Hasari et Ramatullah derrière Free School Street où il connaissait un caboulot clandestin. Il commanda deux bouteilles de bangla. Après la première rasade, ses yeux se mirent à pétiller.
— Il y a dans mon slum une famille qui va retourner dans son village, dit enfin Fils du miracle. Son logement va donc être libre. Une vraie chambre en dur avec un vrai toit, des murs et une porte. J'ai tout de suite pensé à toi...
«Je n'ai pas entendu la suite, racontera Hasari. Ma vue s'est brouillée et des grelots de rickshaw se sont mis à tinter furieusement dans ma tête. Dans un halo, j'ai vu un homme qui brûlait comme une torche et j'ai senti mon crâne cogner contre quelque chose de dur.
Je ne sais pas combien de temps cela a duré mais quand j'ai ouvert les yeux, j'étais allongé par terre et j'ai vu au-dessus de moi les visages cramoisis de Fils du miracle et de Ramatullah. Leurs grosses mains me giflaient de toutes leurs forces pour me ramener à la vie. »