47.

« Avec leurs beaux discours, leurs promesses et leurs drapeaux rouges, nous étions pris comme des pigeons dans la glu. A peine les avions-nous élus que tous ces babu de gauche nous faisaient une monstrueuse crotte dans la main, dira Hasari Pal après les élections qui avaient porté la gauche au pouvoir au Bengale. Ils commencèrent par voter une loi qui obligeait les juges non seulement à faire saisir les rickshaws circulant sans permis officiel, mais encore à les faire détruire. Eux, les soi-disant défenseurs de la classe ouvrière, eux qui avaient toujours les mots de « revendication » et de « justice » à la bouche, eux qui passaient leur temps à dresser les pauvres contre les riches, les exploités contre les patrons, voilà qu'ils s'attaquaient à notre gagne-pain. Détruire les rickshaws de Calcutta, c'était comme si on brûlait les moissons dans les champs ! Qui seraient les victimes de cette folie ? Les propriétaires des carrioles ? Foutaise ! Eux n'avaient pas besoin des cinq ou six roupies que nous rapportaient chaque jour nos guimbardes pour se remplir la panse.

Alors que pour cent mille d'entre nous, bon Dieu, pour nos femmes et nos enfants, c'était la mort ! »

Comme toujours, Hasari était à la recherche d'une explication. Le tireur qu'on appelait le Balafré en avait une : si les babu du gouvernement voulaient faire brûler les carrioles dépourvues de permis, c'était parce que « ces messieurs n'appréciaient pas la concurrence

». Il avait appris que des babu exploitaient leurs propres rickshaws qu'ils s'étaient bien sûr débrouillés de faire immatriculer dans les règles. Golam Rassoul, le secrétaire du syndicat qui avait l'air d'un moineau tombé du nid, avançait, lui, une autre raison. Depuis qu'il militait aux côtés des babu communistes, il avait la tête gonflée de toutes sortes de théories. Les esprits simples comme Hasari souvent du mal à les comprendre car, constatait l'ancien paysan, « nous avions beaucoup plus l'occasion de nous développer les mollets que le cerveau ».

Rassoul affirmait que les responsables des persécutions étaient en réalité les technocrates de la municipalité. D'après lui, ces grosses têtes reprochaient aux tireurs de rickshaws de travailler en marge de tout système gouvernemental, bref, de ne dépendre ni d'eux ni de l'État. « Comme si l'État avait l'habitude de faire le tour des trottoirs et des bidonvilles pour offrir du travail aux crève-la-faim sans emploi ! » rétorquera Hasari. Les tireurs de rickshaws, expliquait encore Rassoul, n'avaient plus leur place dans la Calcutta du futur dont rêvaient ces grosses têtes. Leur Calcutta devrait être celle des moteurs, pas des hommes-chevaux. Cinq mille taxis ou autobus de plus, cela rapporterait davantage à tout le monde que la sueur de cent mille pauvres types. Toujours selon Rassoul, ce n'était pas difficile à admettre. « Supposons que le gouvernement commande cinq mille taxis et autobus pour transporter les deux millions de personnes que nous transportons chaque jour dans nos guimbardes. Vous pouvez imaginer ce que cette commande va rapporter aux constructeurs de véhicules, aux fabricants de pneus, aux garages, aux marchands d'essence. Sans parler des usines de médicaments à cause de toutes les maladies que cette nouvelle pollution va provoquer. »

Quels que fussent leurs motifs, les nouveaux babu décidèrent de mener la vie dure aux tireurs de rickshaws. La loi fut appliquée et les confiscations des guimbardes sans permis allèrent bon train. Aucun tireur n'osait plus emprunter les grandes artères, là où il y avait des policiers qui réglaient la circulation. Mais d'autres policiers les attendaient aux stations. Les choses se passaient alors tout bêtement.

—Fais voir ton permis, ordonnait un agent au premier de la file.

—Je n'ai pas de permis, s'excusait le tireur en sortant quelques roupies de sous son longhi.

Cette fois, le policier faisait semblant de ne pas voir les billets. Il avait des ordres très stricts. Les bakchichs, ça ne marchait plus.

Parfois, le tireur ne répondait même pas. Il se contentait de hausser les épaules. C'était la fatalité. Et la fatalité, il en avait l'habitude. Le policier ordonnait aux tireurs de traîner leurs carrioles jusqu'au thânâ du quartier, le poste de police. Sur les trottoirs devant tous les thânâ, il y eut bientôt de longs serpents de dizaines de rickshaws imbriqués les uns dans les autres, leurs roues entravées par des chaînes. Toutes ces voitures immobilisées offraient un spectacle de désolation. On aurait dit les arbres d'un verger déracinés par un cyclone ou des poissons pris dans une nasse. « Quelle calamité, se lamentait Hasari avec ses compagnons. Tant qu'elles étaient là, cependant, enchaînées devant les thânâ, on pouvait toujours espérer qu'elles seraient un jour rendues à ceux qu'elles faisaient vivre. »

Cet espoir lui-même allait bientôt s'évanouir. Comme le prévoyait la loi, les juges ordonnèrent la destruction des rickshaws confisqués. Un soir, ils furent tous chargés dans les bennes à ordures jaunes de la municipalité et transportés vers une destination inconnue. Rassoul ayant eu l'idée de faire suivre les camions, les tireurs apprirent que toutes les carrioles avaient été regroupées sur la décharge publique de la ville, derrière le quartier des tanneurs. Vraisemblablement pour y être brûlées.

En raison de leur dispersion, il fallait en général un temps assez long pour rassembler un nombre important de tireurs. Ce jour-là pourtant, en moins d'une heure, ils formèrent sur Lower Circular Road un formidable cortège, avec banderoles, pancartes et tous les accessoires habituels à ce genre de manifestations. Conduite par Rassoul, le Balafré et tout l'état-major du syndicat, la colonne se mit en marche vers la décharge aux cris de : « Nos rickshaws, c'est notre riz ! » Scandé par les porte-voix, le slogan était répété par des milliers de poitrines. A mesure qu'ils avançaient, d'autres travailleurs se joignaient à eux : participer à une action de masse aide à oublier qu'on a le ventre vide. A chaque carrefour, des policiers stoppaient la circulation pour les laisser passer. C'était l'usage à Calcutta.

Ceux qui revendiquaient avaient la priorité.

Ils marchèrent ainsi pendant des kilomètres. Au-delà des derniers faubourgs, ils arrivèrent dans une zone de terre-pleins sans constructions. « C'est là que s'est produit le choc, dira Hasari. D'abord une puanteur à vous griller les poumons. Comme si des milliers de charognes vous engloutissaient. Comme si le ciel et la terre se décomposaient dans vos narines. Il nous fallut plusieurs minutes pour surmonter notre nausée et continuer. »

Devant eux, s'étalait à perte de vue le remblai d'où montait l'odeur pestilentielle : la décharge de Calcutta. Un matelas d'ordures dix fois plus vaste que le Maidan où s'agitaient, dans un nuage de poussière nauséabonde, des camions et des bulldozers. Des nuées de vautours et de corbeaux tournoyaient au-dessus de cette pourriture. Il y en avait tellement que le ciel était par moments obscurci comme un jour de mousson. Le plus stupéfiant était le nombre des chiffonniers qui grouillaient comme des insectes au milieu des détritus.

Les tireurs aperçurent leurs carrioles tout au fond de ce décor de désolation. Elles formaient un long rempart de roues et d'arceaux encastrés les uns dans les autres.

Comment le dieu avait-il pu permettre que les instruments qui donnent le riz atterrissent dans un endroit pareil ? » se demandèrent Hasari et ses camarades. C'était inconcevable. «

Le dieu devait être dans les bras d'une princesse le jour où les babu avaient voté leur loi, s'indigna l'ancien paysan. Ou bien, il se foutait de nous. » Ce qui se passa ensuite restera pour lui le spectacle le plus terrible de sa vie. Derrière les rickshaws, en contrebas, étaient dissimulés trois camions de policiers. Quand le cortège déboucha sur le terre-plein, ils se précipitèrent hors de leurs véhicules pour lui barrer le chemin. Ils n'appartenaient pas à la police municipale mais à des unités spéciales anti-émeutes avec casques, fusils et boucliers.

Ils avaient reçu l'ordre de procéder à la destruction des rickshaws confisqués et de refouler tous ceux qui s'y opposeraient.

Force armée et tireurs de rickshaw se faisaient face. Rassoul saisit un porte-voix et cria qu'ils refusaient de laisser détruire leur outil de travail. Entre temps, des photographes de presse et des journalistes étaient arrivés. Ils avaient l'air un peu gauches sur ce matelas de détritus avec leurs chaussures et leurs pantalons. L'immense remblai fut bientôt noir de monde. Les chiffonniers avaient cessé de gratter les ordures, d'autres accouraient des villages voisins. Les policiers avancèrent, leurs fusils pointés en avant. Aucun tireur ne bougea. « Devant l'énormité du crime qui se préparait, nous étions tous prêts à tomber sous les coups plutôt que de reculer, dira Hasari. Des années de lutte et de souffrance quotidiennes nous avaient endurcis. Et notre dernière grande grève nous avait révélé que nous pouvions faire trembler nos patrons. Nous nous sentions aussi solidaires que les brancards l'étaient de nos carrioles. »

C'est alors que survint le drame. Un policier gratta une allumette et enflamma une torche qu'il plongea dans la caisse d'un des rickshaws du milieu. Des flammes embrasèrent immédiatement la banquette et la capote avant de gagner les véhicules voisins. Après quelques secondes de stupeur, les premiers rangs du cortège se jetèrent contre le barrage des policiers. Ils voulaient pousser dans le vide les voitures en feu afin de sauver les autres.

Mais les policiers formaient un mur infranchissable. C'est à ce moment qu'Hasari aperçut le Balafré. Il s'était hissé sur les épaules d'un camarade. Il poussa un hurlement, se redressa à la verticale, donna un formidable coup de reins et, d'une pirouette, réussit à sauter par-dessus les policiers. Ses camarades le virent se jeter dans les flammes pour faire basculer dans le ravin les carrioles qui brûlaient. C'était fou. Même les policiers s'étaient retournés, médusés. On entendit un cri jaillir du brasier. Hasari distingua un bras et une main recroquevillés sur un brancard, puis la fumée enveloppa la scène tandis qu'une odeur de chair grillée se mêlait à la puanteur. Une chape de silence tomba sur la décharge. On n'entendait plus que le crépitement des flammes dévorant les rickshaws. Les babu avaient gagné.

Quand le feu s'éteignit, Hasari demanda à l'un des chiffonniers de lui donner une boîte de conserve. Puis il alla chercher dans les braises quelques cendres du Balafré. Avec ses camarades, il irait les immerger dans les eaux de l'Hooghly, le bras du Gange sacré.

La cité de la joie
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