43.

« La fête de Vishwakarma, nous, on l'appelait "la puja des rickshaws", racontera Hasari Pal. Nos usines à nous, nos ateliers, nos machines, c'étaient deux roues, une caisse et deux brancards. Qu'une roue casse dans un trou, qu'un camion arrache un brancard, qu'un autobus aplatisse la caisse comme une chapati, et adieu Hasari ! Inutile d'aller pleurer dans le gamcha1 du propriétaire. Tout ce qu'on pouvait en attendre, c'était que ses goondas nous offrent une raclée maison. Plus que quiconque, nous avions sacrement besoin de la protection du dieu. Pas seulement pour notre guimbarde. Pour nous aussi. Un clou dans le pied, une chute ou la fièvre rouge comme pour Ram et le Balafré, et c'était cuit.

»

Tout autant que leurs tireurs, les propriétaires des rickshaws vouaient un culte fervent au dieu Vishwakarma. Pour rien au monde ils n'auraient manqué de s'assurer ses faveurs en organisant en son honneur une puja aussi vibrante et généreuse que celles des autres lieux de travail de Calcutta. En général, la fête se déroulait dans leurs maisons. Seul le vieux Narendra Singh, dit le Bihari, le propriétaire du rickshaw d'Hasari, s'obstinait à cacher son adresse. « Sans doute avait-il peur qu'on vienne tout casser chez lui un jour de colère », plaisantait Hasari. Son fils aîné louait donc un jardin, derrière Park Circus, et y faisait dresser un magnifique pandal que l'on décorait de guirlandes de fleurs et de centaines d'ampoules électriques de toutes les couleurs alimentées par un générateur commandé pour la circonstance. La veille de la fête, chaque tireur procédait à la toilette méticuleuse de son rickshaw. Hasari avait même acheté le fond d'une boîte de peinture noire pour camoufler les éclats sur le bois. Il graissa les moyeux des roues avec quelques gouttes d'huile de moutarde pour qu'aucun bruit désagréable n'irritât les oreilles du dieu. Puis il alla au bidonville chercher sa femme et ses enfants. Aloka lui avait préparé ses habits de fête, un longhi à petits carreaux marron et une chemise à raies bleues et blanches. Ellemême s'était parée du sari de cérémonie rouge et or qu'ils avaient apporté du village.

C'était son sari de mariage. En dépit des rats, des cafards, de l'humidité et des débordements d'égouts, elle avait réussi à lui conserver sa fraîcheur originelle. Les enfants aussi étaient somptueusement vêtus. Si propres et si fringants que l'on venait les admirer de tout le bidonville. Le dieu serait content. Toute la famille vivait dans une cahute de misère faite de planches et de bouts de toile, mais aujourd'hui, c'étaient des princes qui sortaient de ce taudis.

Aloka, sa fille Amrita et Shambu, le plus jeune fils, montèrent dans le rickshaw. Jamais la pauvre guimbarde n'avait transporté de passagers aussi fiers et élégants. Tous trois faisaient comme un bouquet d'orchidées. C'est Manooj, le fils aîné, qui s'attela aux brancards car son père ne voulait pas transpirer dans sa belle chemise. Le lieu choisi par le fils du Bihari n'était pas très éloigné. C'est en effet une des particularités de cette ville que les quartiers riches et les bidonvilles se juxtaposent. Peu de tireurs avaient la chance de célébrer la puja en famille. La plupart vivaient seuls à Calcutta, les leurs étant restés au village. « Dommage pour eux, déplorait Hasari, rien n'est plus agréable que de participer à une fête au milieu des siens. C'est comme si le dieu devenait votre oncle ou votre cousin. »

Le propriétaire des rickshaws avait bien fait les choses. Son pandal était luxueusement décoré. Les broderies de fleurs blanches et rouges, les garnitures en feuilles de palmier faisaient comme un arc de triomphe à l'entrée. Au milieu, sur un tapis d'oeillets et de jasmin, trônait une énorme statue de Vishwakarma magnifiquement fardée avec du rouge sur les lèvres et du khôl aux yeux. « Qu'il est grandiose notre dieu, s'extasia Hasari. Quelle puissance il dégage avec ses bras qui brandissent une hache et un marteau comme pour forcer les bienfaits du ciel. On aurait dit que sa poitrine pouvait souffler la tempête, ses biceps soulever des montagnes, ses pieds écraser toutes les bêtes sauvages de la création.

Avec un tel dieu pour protecteur, comment nos minables guimbardes ne seraient-elles pas des chariots célestes ? Et nous, les pauvres types qui les tiraient, des chevaux ailés ? »

Hasari et sa famille se prosternèrent devant la divinité. Aloka avait apporté des offrandes : une banane, une poignée de riz, et des pétales de jasmin et d'œillets qu'elle déposa à ses pieds. Son mari alla ranger son rickshaw à côté de tous les autres dans le jardin. Un des fils du Bihari s'empressa de décorer le véhicule avec des guirlandes de fleurs et des feuillages.

« Quel dommage qu'il ne puisse parler pour vous remercier », lui dit Hasari. Toutes ces guimbardes aux brancards fleuris pointés comme des lances vers le ciel composaient un splendide spectacle. L'ancien paysan avait peine à reconnaître les minables carrioles grinçantes qu'avec ses collègues il s'essoufflait à traîner chaque jour. « On aurait dit qu'un coup de baguette magique leur avait donné une nouvelle incarnation. »

Quand tous les rickshaws furent à leur place, il y eut un roulement de tambour, puis un tintamarre de cymbales. Un vieux prêtre tout en blanc fit son entrée, précédant une fanfare d'une cinquantaine de musiciens en vestes et pantalons rouges galonnés d'or. Un deuxième officiant, jeune brahmane au torse nu ceint de la triple cordelette, se mit à frapper frénétiquement le battant d'une cloche pour informer le dieu de leur présence, et le prêtre passa ensuite lentement entre les rangées de rickshaws, versant sur chacun quelques gouttes de l'eau sacrée du Gange et un peu de ghee. Chaque tireur avait le cœur serré par l'émotion. Cette fois, ce n'étaient pas des larmes de peine ni leur sueur qui coulaient sur leurs pauvres guimbardes mais l'eau fécondante du dieu qui les protégerait et donnerait à manger à leurs enfants. Quand le prêtre eut béni tous les rickshaws, il revint devant la divinité pour déposer sur ses lèvres un peu de riz et de ghee, avant de l'encenser du feu de Yarati qu'il portait dans une coupelle. L'un des fils du Bihari cria alors : « Vish-wakarma-ki jaï / Vive Vishwakarma ! » Les quelque six cents tireurs présents répétèrent l'invocation trois fois de suite. C'était un hurlement triomphal et sincère, qui charmait davantage les oreilles des propriétaires que les slogans hostiles criés à l'occasion de la récente grève. «

Mais pourquoi ne crierait-on pas en même temps : "Vive Vishwakarma et vive la solidarité des rickshaws !" se demanda Hasari. Et pourquoi pas aussi : "Vive la révolution !"

Vishwakarma n'était-il pas le dieu des travailleurs avant d'être celui des propriétaires ?

Même si parfois il nous donnait l'impression d'avoir oublié de graisser la roue de notre karma. »

Après la cérémonie, le fils aîné du Bihari invita l'assistance à s'asseoir sur l'herbe. Les tireurs originaires des mêmes régions se regroupèrent, de même que ceux venus en famille.

Les autres fils du propriétaire des rickshaws distribuèrent à chacun une feuille de bananier sur laquelle ils versèrent du riz et du curry de mouton. Chacun reçut aussi plusieurs chapati, des pâtisseries et une mandarine. Un véritable banquet que les estomacs rétrécis par les privations n'avaient pas la possibilité d'absorber entièrement. « De toute façon, dira Hasari, moi, ce qui me remplissait le plus le ventre, c'était le spectacle de nos patrons penchés sur nous pour nous servir. Je croyais voir une famille de tigres offrir de l'herbe à un troupeau d'antilopes. »

La cité de la joie
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