23.
La fête avait éclaté dans le quartier musulman de la Cité de la joie. Depuis deux jours, dans toutes les courées, les femmes déballaient les vêtements d'apparat pieusement conservés.
Les hommes tendaient des guirlandes d'oriflammes multicolores en travers des ruelles.
Des électriciens installaient des haut-parleurs et des chapelets d'ampoules de couleur. A chaque coin de rue, des confiseurs entassaient sur leurs plateaux des montagnes de sucreries. Oubliant leur angoisse et leur pauvreté, les cinquante mille musulmans du bidonville s'apprêtaient à célébrer l'un des grands événements de leur calendrier, la naissance du prophète Mahomet. Les vagues sonores des hymnes et des chants transformaient ce quartier de misère en une folle kermesse. Prosternés en direction de la mystique et lointaine Ka'ba, des milliers de fidèles remplissaient les six mosquées pour une nuit de prière ininterrompue.
Les boutiques des barbiers, des tailleurs, des bijoutiers étaient combles. Pour l'occasion, les pauvres se paraient comme des princes. Des hindoues accouraient chez leurs voisines musulmanes pour les aider à confectionner le festin traditionnel. D'autres, armées de peignes, de brosses, de fleurs et de rubans participaient à l'ornementation des coiffures.
D'autres encore apportaient des poudres de safran, de carmin et de henné pour embellir de savants motifs le visage, les bras et les pieds de leurs amies. Les enfants faisaient l'objet d'une toilette particulièrement raffinée. Les yeux soulignés par de grands cernes de khôl, leurs corps maigrichons drapés dans d'étincelantes tuniques de soie et des voiles de mousseline, les pieds chaussés de babouches, ils paraissaient surgir de quelque gravure des Mille et Une Nuits.
Ni la liesse populaire ni les haut-parleurs ne pouvaient toutefois couvrir les gémissements obsédants qu'entendait Lambert. Mais le supplice de son petit voisin Sabia ne révoltait plus le prêtre. Il avait fini par admettre que c'était bien Jésus qui souffrait de l'autre côté du mur de torchis de sa chambre et que cette souffrance était une prière. Une question pourtant continuait à l'obséder : le sacrifice de cet enfant était-il vraiment indispensable ?
Allah Akbar ! Dieu seul est grand !
Que la paix soit avec Mahomet son prophète !
Allah Akbar!
Que la paix soit avec Noé, Abraham, Moise,
Zacharie, Jésus et tous les autres prophètes !
Les fidèles reprenaient en chœur chaque verset lancé dans le micro par le mollah aveugle à barbe-bouc de la grande mosquée de la Cité de la joie, la Jama Masjid ou « Mosquée du Vendredi ». Avec sa façade crème percée de fenêtres à moucharabieh et ses quatre minarets effilés comme des cierges, c'était la construction la plus haute et la plus colorée du slum. Elle s'élevait sur une place, le seul espace dégagé de la fourmilière, près d'un bassin aux eaux stagnantes et visqueuses dans lequel les habitants du quartier faisaient leur lessive. Une foule joyeuse et bigarrée emplissait la place et toutes les ruelles alentour.
Au-dessus des têtes s'agitaient des myriades de petits drapeaux verts et blancs, d'oriflammes rouges marquées du croissant de l'Islam, de banderoles décorées de sourates du coran et des dômes dorés des saintes mosquées de Jérusalem, de Médine et de La Mecque, emblèmes magiques qui illuminaient de foi et de rêve tout ce décor lépreux. Noble patriarche coiffé d'un turban de soie blanche, le mollah aveugle prit la tête de la procession. Deux religieux vêtus d'abayas grises le guidaient. Lancée d'un cyclopousse équipé d'un haut-parleur, une litanie de sourates reprise par des milliers de voix donna le signal du départ. Toutes les deux minutes, le mollah s'arrêtait, s'emparait du micro et clamait des invocations qui électrisaient les fidèles. Le cortège s'étendit bientôt sur plus d'un kilomètre, prodigieux fleuve de couleurs et de voix s'écoulant entre les murs des taudis, irriguant d'une foi vibrante et du chatoiement de ses parures le labyrinthe pestilentiel qu'il traversait. En ce jour de fête, l'Islam submergeait le slum de lumières, de bruits et de foi.
Du seuil de sa chambre, Lambert regardait passer la procession. « Comment tant de beauté pouvait-elle jaillir de ce lieu de misère ? » s'émerveilla-t-il. Le spectacle des enfants était particulièrement saisissant. Les roses, les bleus, les ors, les camaïeux des shalwar et des ghaghra des filles, des kurta de mousseline brodée et des topi1 tressés des garçons chamarraient le cortège d'un bariolage enchanteur. Les hommes marchaient en tête. Au troisième rang, tenant la hampe d'un étendard rouge et vert orné d'un minaret, Lambert reconnut son voisin Mehboub. La fête avait métamorphosé le chômeur famélique en un superbe soldat du Prophète. Parmi les enfants défilaient son fils aîné Nasir, celui qui faisait la queue pour lui aux latrines, et ses deux fillettes, ainsi que les sœurs de Sabia, toutes vêtues et ornées comme des princesses, avec d'étincelants bracelets de verroterie, des sandales à paillettes et des voiles de mousseline multicolores. « Merci, Seigneur, d'avoir donné aux flagellés de ce bidonville tant de force pour croire en toi et t'aimer », murmura-t-il en lui-même, bouleversé par le déferlement des voix qui acclamaient le nom d'Allah.
C'est alors qu'il entendit quelqu'un l'appeler.
— Grand Frère Paul, j'aimerais que tu bénisses mon fils avant qu'on l'emporte. Sabia t'aimait bien, et tu es un vrai homme de Dieu.
Sabia venait de mourir. Il était mort à l'instant où la procession du prophète était passée devant le taudis de Fakir Bhagan Lane qui abritait son agonie.
Dans sa douleur, sa mère restait d'une dignité exemplaire. A aucun moment tout au long de son épreuve, le visage de cette femme n'avait trahi le moindre accablement. Qu'elle fût accroupie dans la ruelle à fabriquer ses sacs de papier, qu'elle pataugeât dans la boue en portant ses seaux d'eau, qu'elle priât à genoux au chevet de son fils, elle avait gardé son port de tête, la sérénité de son sourire, sa beauté de statue de temple. «Je ne la rencontrais jamais sans rendre grâces à Dieu d'avoir allumé dans ce pourrissoir de telles flammes d'espérance, dira Lambert. Car elle n'avait jamais désespéré. Au contraire, elle s'était battue comme une lionne. Pour payer la consultation d'un médecin et les coûteux médicaments, elle avait porté à l'usurier ses derniers bijoux rescapés d'autres épreuves : deux bracelets, un pendentif, une parure d'oreilles de pacotille. Souvent, la nuit, je l'avais entendue réciter des versets du Coran pour apaiser les douleurs de son enfant. Parfois, elle invitait ses voisines à prier avec elle à son chevet, comme les Saintes Femmes de l'Évangile avaient prié au pied de la Croix. Il n'y avait chez elle ni fatalisme ni résignation, et je n'avais jamais non plus entendu tomber de sa bouche un mot de révolte ou une plainte.
Cette femme m'avait donné une leçon de foi et d'amour. »
Elle lui ouvrit un chemin au milieu des pleureuses. L'enfant reposait sur une litière, enveloppé dans un linceul blanc, une guirlande d'œillets jaunes sur la poitrine, les yeux clos, les traits de son visage détendus dans une expression de paix. Avec son pouce, Paul Lambert traça une croix sur le front encore chaud. « Adieu, mon petit frère glorieux », murmura-t-il.
Quelques instants plus tard, porté par des adolescents de la ruelle, Sabia quittait son taudis pour son dernier voyage vers le cimetière musulman au bout du slum. Paul Lambert suivit le petit cortège en priant. A cause de la fête, il n'y avait pas grand monde sur le passage pour saluer le départ de cet innocent. De toute façon, la mort était un événement si naturel dans la vie de tous les jours de la Cité de la joie que personne ne lui prêtait une attention particulière.