37.

La petite colonie était installée tout au fond du slum, en bordure des voies ferrées. De l'extérieur, rien ne la différenciait des autres quartiers du bidonville. On y trouvait les mêmes constructions en carré autour d'une cour, avec du linge séchant sur les toits et les mêmes égouts à ciel ouvert. C'était pourtant un ghetto d'une espèce singulière. Aucun autre habitant du slum n'y pénétrait jamais. C'était là que vivaient, entassés à dix ou douze par chambre, les six cents lépreux de la Cité de la joie.

L'Inde compte environ cinq millions de lépreux. L'horreur et la crainte qu'inspirent certains visages défigurés, des mains et des pieds réduits à l'état de moignons, des plaies parfois infestées de vermine, condamnaient ceux d'Anand Nagar à une ségrégation totale.

S'ils étaient libres de sortir et de circuler à leur guise, un code tacite leur interdisait de pénétrer dans les maisons ou les courées des bien portants. En se faisant conduire à la chambre de Paul Lambert, le cul-de-jatte Anouar avait transgressé la règle, et cette infraction aurait pu lui coûter la vie. Il y avait déjà eu plusieurs lynchages. Par crainte du mauvais œil plus que par peur de la contagion. Tout en faisant l'aumône aux lépreux pour améliorer leur karma, les Indiens considèrent la lèpre comme une malédiction des dieux.

Au cœur du quartier, une baraque de bambou et de boue séchée abritait quelques paillasses. Dans ce taudis gisaient plusieurs rescapés des trottoirs de Calcutta arrivés au bout de leur calvaire. L'un d'eux était justement Anouar.

« Cet homme lui aussi avait un sourire difficile à comprendre quand on savait ses souffrances, dira Paul Lambert. Jamais il n'exprimait la moindre plainte. Quand je le rencontrais au hasard d'une ruelle, il me saluait toujours de la même voix joyeuse : "Alors, Grand Frère Paul, tu vas bien aujourd'hui ?"

« Venant de cette épave rampant au ras de la boue, la question me paraissait si incongrue que j'hésitais à répondre. J'avais pris l'habitude de me baisser jusqu'à lui et de serrer dans mes mains le moignon de son bras droit. La première fois, ce geste l'avait tellement surpris qu'il regarda les gens autour de lui avec une expression de triomphe. Comme s'il voulait leur dire : "Vous voyez, je suis un homme comme vous. Le Grand Frère me serre la main."

»

Paul Lambert savait qu'Anouar, parvenu à un stade avancé de sa maladie, endurait un véritable supplice. Il n'y avait plus rien à faire pour lui car tous les nerfs étaient atteints.

Quand ses douleurs devenaient trop intolérables, il se faisait porter jusqu'au 19 Fakir Bhagan Lane où le prêtre lui faisait une piqûre de morphine. D avait pu se procurer quelques ampoules de ce puissant analgésique qu'il réservait aux cas désespérés. Au lendemain d'une de ces injections, Lambert rencontra Anouar qui se promenait sur sa planche à roulettes. Contrairement à son habitude, il avait l'air soucieux.

—Ça ne va pas, Anouar ? se préoccupa le Français.

—Oh si, Grand Frère Paul, moi je vais très bien. Mais c'est mon voisin Saïd qui ne va pas. Il faudrait que tu viennes le voir. H a si mal qu'il ne peut plus ni manger ni dormir.

Cet infirme rampant au milieu de la fange ne demandait rien pour lui. Il s'inquiétait pour son voisin. Il incarnait le proverbe indien : « Qu'importe le malheur si nous sommes malheureux ensemble. » Paul Lambert lui promit de venir dans l'après-midi.

Un voyage en épouvante ! Ce n'était pas une léproserie que découvrit le prêtre, mais un musée des horreurs. De véritables squelettes aux chairs décomposées et purulentes gisaient par terre ou sur des grabats immondes dans un environnement d'une effarante abjection. Encore l'insoutenable spectacle était-il peu de chose à côté de l'odeur. «Je n'avais jamais rien senti de semblable. Un mélange de pourriture, d'alcool et d'encens. H

fallait avoir l'Espérance ancrée au fond du cœur pour résister. » Accroupis au milieu des détritus et des déjections, des enfants jouaient aux billes avec de grands éclats de voix rieurs. Lambert n'eut aucun mal à identifier Saïd, l'ami d'Anouar. C'était un homme de quarante ans à peine, n'avait plus ni mains ni pieds. La lèpre avait aussi rongé son nez et mangé ses yeux. Anouar fit les présentations. Saïd tourna vers le prêtre son visage aveugle.

Lambert crut y voir un sourire.

—Grand Frère Paul, il ne fallait pas te déranger pour moi. Je vais très bien, je t'assure.

—Ce n'est pas vrai, rectifia Anouar en secouant sa crinière, tu souffres beaucoup.

Lambert lui prit le bras pour examiner son moignon. La plaie était visqueuse et verdâtre.

Des asticots grouillaient autour de l'os à vif. L'état de Saïd avait lui aussi atteint un stade au-delà de toute thérapeutique. Lambert nettoya les chairs du mieux qu'il put et avec la plus grande délicatesse. Il fit un bandage protecteur et chercha une veine sous la peau dure et craquelée du malheureux pour lui faire une piqûre de morphine. Il ne pouvait rien de plus.

A côté, une femme était étendue sur un charpoï bancal, un bébé couché près d'elle.

L'enfant était un beau garçon qui agitait déjà ses mains potelées. Une allergie aux médicaments avait couvert le visage de la mère de pustules et de boursouflures. Ces réactions étaient fréquentes et si traumatisantes que de nombreux lépreux refusaient d'absorber le moindre remède. Le corps de la pauvre femme était dissimulé par une toile qui lui montait jusqu'au menton. Lambert se pencha et prit l'enfant dans ses bras. Il fut étonné de la vigueur avec laquelle la petite main lui attrapa le pouce. « Il sera costaud », promit-il à la mère, oubliant qu'en Inde on ne doit pas faire de compliments sur un bébé, de crainte de lui porter malheur. La lépreuse détourna son regard. Lambert pensa qu'il l'avait blessée. Il se rapprocha d'elle et lui présenta son bébé. « Reprenez-le. H est à vous et ne doit pas vous quitter. »

Il s'écoula une minute interminable. La mère ne faisait aucun geste pour saisir son fils. Elle pleurait. Elle repoussa enfin le drap et leva les bras. Elle n'avait plus de doigts. Lambert déposa doucement l'enfant contre son flanc. Puis, joignant les mains à la manière indienne, il la salua et sortit sans un mot, bouleversé.

Dehors l'attendait une foule d'éclopés, d'aveugles, de manchots, d'unijambistes. Us étaient tous accourus pour avoir un darshan avec ce Grand Frère qui osait pénétrer dans leur tanière. « Ils souriaient, dira Paul Lambert, et leurs sourires n'étaient ni forcés ni implorants. Ils avaient des sourires d'homme, des regards d'homme, une dignité d'homme.

Certains frappèrent dans leurs mains atrophiées pour m'applaudir. D'autres se bousculaient, se disputaient pour m'approcher, m'escorter, me toucher. »

Anouar entraîna le visiteur vers une courée où quatre lépreux jouaient aux cartes, accroupis sur une natte. Son arrivée interrompit la partie mais il les pria de poursuivre leur jeu. Ce fut l'occasion pour lui d'assister à un numéro de jonglerie digne des cirques les plus renommés. Les cartes volaient entre les paumes avant de retomber sur le sol dans un ballet de figures ponctué d'exclamations et de rires. Dans une courée voisine, des mendiants musiciens lui donnèrent une aubade de flûte et de tambourins. A mesure qu'il traversait le quartier, les gens sortaient de leurs masures. Sa visite tournait à la kermesse. « Devant la porte d'un taudis, un grand-père presque aveugle poussa vers moi l'enfant de trois ans qu'il venait d'adopter. Le vieil homme mendiait devant la gare de Howrah quand, un matin, ce gosse rachitique s'était réfugié auprès de lui comme un chien perdu sans collier. Lui qui ne mangeait pas tous les jours, lui qui ne guérirait jamais, il l'avait pris en charge. » Un peu plus loin, il fut ébloui par le spectacle d'une fillette qui massait de ses doigts encore intacts le corps potelé de son petit frère allongé sur ses cuisses. Anouar le précédait, se propulsant sur sa planche à roulettes avec une ardeur redoublée tant il était fier de guider son Grand Frère Paul.

— Viens t'asseoir ici, lui dit-il en lui montrant une natte faite de sacs de jute cousus ensemble et qu'une femme venait de dérouler dans l'une des cours.

Plusieurs lépreux se précipitèrent pour s'installer à côté de lui. C'est alors que Lambert comprit qu'on l'invitait à déjeuner.

« Je croyais avoir tout accepté de la misère et voilà que je ressentais une répulsion incoercible à l'idée de m'asseoir à la table de mes frères les plus meurtris, avouera-t-il. Quel échec ! Quel manque d'amour ! Quel chemin encore à parcourir ! » Il cacha son malaise du mieux qu'il put et, très vite, la chaleur de l'hospitalité acheva de le dissiper. Des femmes apportèrent des assiettes en aluminium pleines de riz fumant et de curries de légumes, et le repas commença. Lambert essayait d'oublier les mains sans doigts bataillant avec les boulettes de riz ou les morceaux de courge. Ses hôtes semblaient confondus de bonheur, éperdus de reconnaissance. Jamais aucun étranger n'était venu partager leur nourriture. «

En dépit de mes haut-le-cœur, je voulais leur témoigner mon amitié, leur montrer que je n'avais pas peur d'eux. Et si je n'avais pas peur d'eux, c'était parce que je les aimais. Et si je les aimais, c'était parce que le Dieu avec lequel je vivais, et pour lequel je vivais, les aimait aussi. Ces lépreux avaient besoin de plus d'amour que les autres. Ils étaient des parias parmi les parias. »

Sa générosité de cœur n'empêchait cependant pas Lambert de s'indigner que des hommes aient pu se laisser réduire à un tel état de déchéance physique. La lèpre, il le savait bien, n'est pas une maladie fatale. A condition d'être soignée à temps, elle est même facilement guérissable et ne laisse aucune séquelle. C'est ce jour-là, devant l'atroce spectacle de tant de mutilations, qu'il prit sa décision. Il installerait une léproserie dans la Cité de la joie.

Une vraie léproserie, avec des spécialistes capables de guérir.

Le lendemain, Paul Lambert montait dans l'autobus qui franchissait l'Hooghly. Il allait dans le sud de Calcutta exposer son projet au seul être dans cette ville qui puisse l'aider à le réaliser.

La cité de la joie
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