56.

—Après tes ébats aquatiques, tu as besoin d'une bonne purification, annonça le lendemain Lambert au rescapé des égouts de la Cité de la joie. Que dirais-tu d'un petit bain de chlorophylle ? Je connais un endroit superbe.

Max parut hésitant.

—A vrai dire, j'aimerais mieux un bain moussant dans un palace cinq étoiles !

Lambert leva les bras au ciel.

— C'est banal, ça ! Tandis que l'endroit où je veux t'emmener...

Une heure plus tard, un autobus déposait les deux amis devant l'entrée d'une oasis qui paraissait inconcevable si près de la concentration urbaine la plus folle du monde, un jardin tropical de plusieurs hectares planté d'arbres vénérables de toutes les essences d'Asie. L'univers de luxuriance végétale dans lequel ils pénétrèrent avait en effet de quoi surprendre. On y trouvait d'énormes banyans prisonniers de dentelles de lianes, des cèdres centenaires aux troncs larges comme des donjons, des bouquets d'acajous et de tecks montant à l'assaut du ciel, des arbres ashoka en forme de pyramide, de gigantesques magnolias avec de jolies feuilles pareilles aux tuiles vernissées des pagodes chinoises.

« Le paradis terrestre venait de surgir devant mes yeux brûlés par la merde et les fumées de la Cité de la joie », dira Max Loeb. Plus inouïs encore étaient le nombre et la variété des oiseaux qui peuplaient ce parc. Il y avait là des loriots jaune vif, de splendides pics à dos d'or et à bec conique gros comme des pigeons, de majestueux milans noirs à queue fourchue qui tournaient dans le ciel avant de fondre sur leurs proies. Il y avait d'orgueilleux chevaliers aux longs becs incurvés vers le haut, juchés sur leurs échasses de migrateurs.

Volant d'un bouquet de bambous à l'autre, des mainates à bec jaune, des pies cannelle, des merles roux hochequeues, de grandes perruches au plumage jaune striaient l'air immobile.

Soudain, un alcyon au plumage d'un violet-roux intense, avec un gros bec rouge, vint se poser devant les promeneurs. Ils s'arrêtèrent pour ne pas l'effrayer, mais il était si peu farouche qu'il vint se poser sur un bambou tout proche.

—Quelle détente d'observer un oiseau dans la nature ! s'extasia Lambert. C'est un être à l'état naturel, un être libre. Il ne s'occupe pas de toi. Il saute d'une branche à l'autre, il attrape un insecte, pousse un cri. Il étale son plumage.

—Il fait son travail d'oiseau, approuva Max.

—C'est cela qui est prodigieux : il ne nous regarde même pas.

—S'il nous regardait, peut-être que tout serait faussé.

—Absolument. C'est vraiment un être libre. Alors que dans notre vie à nous, nous ne rencontrons jamais d'êtres libres. Les gens ont toujours quelque problème. Et comme tu es là pour leur venir en aide, tu es obligé de te poser des questions à leur sujet, de chercher à comprendre leur cas, d'étudier leurs antécédents.

Max songea aux dures journées qu'il venait de vivre.

—C'est vrai : la moindre rencontre dans l'entassement d'un slum est une occasion de tension.

Lambert montra l'oiseau.

—Sauf avec les enfants, dit-il. Seul un enfant est une créature sans tension. Moi, je vois Dieu en regardant dans les yeux un gosse de la Cité de la joie. Il ne se compose pas d'attitude, il ne cherche pas à jouer un rôle, il ne change pas en fonction des événements, il est limpide. Comme cet oiseau, cet oiseau qui vit sa vie d'oiseau dans la perfection.

Max et Lambert s'étaient assis dans l'herbe. L'un et l'autre se sentaient à des milliers d'années-lumière d'Anand Nagar.

—Je crois que c'est ici que j'ai puisé la force de tenir pendant toutes ces années, avoua Lambert en veine de confidences. Ici et dans la prière. A chaque coup de cafard, je sautais dans un bus et venais ici. Une libellule voletant sur un buisson, la roucoulade d'un pic roux, une fleur qui se referme à l'approche du soir ont été mes bouées de sauvetage.

Il y eut un long silence reposant. Puis, tout à coup, le Français demanda :

—Tu es juif, n'est-ce pas ?

Devant la surprise de Max, Lambert expliqua : « C'est un réflexe indien de poser cette question. En Inde, on détermine toujours un homme par sa religion. La religion conditionne tout le reste. »

—Oui, dit Max, je suis juif.

—Tu es un privilégié : le judaïsme est une des plus belles religions du monde.

—Ça n'a pas toujours été l'avis de tous les chrétiens, fit observer Max.

—Hélas! Mais quel héroïsme millénaire cela vous a inspiré ! Quelle foi inébranlable !

Quelle dignité dans la souffrance ! Quelle ténacité dans l'écoute du Dieu unique ! N'avez-vous pas inscrit le Shema Israël sur la porte de vos foyers ? Quelle leçon, tout cela, pour les autres hommes ! Pour nous, chrétiens, en particulier.

Lambert posa une main sur l'épaule de l'Américain.

« Tu sais, nous autres chrétiens, nous sommes spirituellement des juifs, enchaîna-t-il, s'animant brusquement. Abraham est notre père à tous. Moïse notre guide. La mer Rouge fait partie de ma culture. Non, de ma vie. Comme les tables de la Loi, le désert du Sinaï, l'arche d'alliance. Les prophètes sont nos consciences. David est notre chantre. Le judaïsme nous a apporté Yahweh, le Dieu qui est Tout-Puissant, transcendant, universel.

Le judaïsme enseigne à aimer notre prochain à l'égal de Dieu ! Quel formidable commandement ! Huit siècles avant le Christ, tu te rends compte ? Le judaïsme a apporté au monde cette notion extraordinaire d'un Dieu Un et Universel. Une notion qui ne peut être que le fruit d'une révélation. Malgré sa puissance intuitive et mystique, l'hindouisme n'a jamais pu entrevoir un Dieu personnel. C'est le privilège exclusif d'Israël de l'avoir révélé au monde. Et de ne s'en être jamais écarté. C'est vraiment fantastique. Songe, Max, que dans ce même temps lumineux de l'humanité qui voyait naître Bouddha, Lao Tseu, Confucius, Mahavira, un prophète juif, nommé Isaïe, proclamait la primauté de l'Amour sur la Loi.

L'amour ! C'était en Inde que le juif et le chrétien avaient découvert le vrai sens de ce mot.

Deux de leurs frères de la Cité de la joie devaient encore le leur rappeler ce soir-là à leur retour dans le slum. « Un aveugle d'une trentaine d'années était accroupi à l'entrée de la rue principale devant un petit garçon atteint de poliomyélite, racontera Max. Il lui parlait tout en massant délicatement ses mollets fins comme des baguettes, puis ses genoux déformés et ses cuisses. Le gosse se retenait au cou de son bienfaiteur avec un regard éperdu de reconnaissance. L'aveugle souriait. Il émanait de cet homme encore si jeune une sérénité et une bonté quasi surnaturelles. Quand il eut fini, il se leva et prit délicatement l'enfant par les épaules pour le mettre debout. Celui-ci fit un effort pour tenir sur ses jambes. L'aveugle lui dit quelques mots et le gosse avança son pied dans l'eau noire qui noyait la chaussée. L'aveugle le poussa doucement en avant et l'enfant bougea l'autre pied.

Il avait fait un pas. Rassuré, il fit un deuxième pas. Et voilà qu'ils cheminaient tous deux au centre de la ruelle, le gamin guidant son frère des ténèbres, et celui-ci soutenant le petit polio dans sa démarche titubante. Le spectacle de ces deux naufragés était si bouleversant que même les enfants qui jouaient aux billes sur les margelles s'arrêtèrent pour les regarder passer avec respect. »

La cité de la joie
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