63.
« Ma parole, je délire ! » se dix Max Loeb. Il posa son stéthoscope et se frotta les yeux. La vision était toujours là, plantée dans l'eau noire au milieu de la ruelle.
—Papa ! hurla-t-il alors en se ruant hors de sa chambre.
La haute silhouette aux cheveux roux était bien celle d'Arthur Loeb. Le chirurgien américain avait relevé les jambes de son pantalon jusqu'aux genoux. Il ressemblait à un pêcheur de crevettes. Père et fils restèrent un instant face à face, incapables de dire un mot.
Arthur ouvrit enfin les bras et Max se précipita. Le spectacle de ces deux sahib s'étreignant déclencha l'hilarité de la foule qui se pressait à la porte de la chambre-dispensaire.
—C'est ça, ton hôpital ? demanda enfin Arthur Loeb avec une mimique qui en disait long.
Max hocha la tête et ils éclatèrent de rire. Mais le visage d'Arthur Loeb se figea. Il ne pouvait quitter les yeux des faces rongées, des bébés squelettiques dans les bras de leur mère, des poitrines saillantes des tuberculeux qui toussaient et crachaient en attendant la consultation.
—C'est une vraie cour des miracles que tu as là, balbutia-t-il, atterré.
—Je regrette de n'avoir que ça à t'offrir comme comité d'accueil, s'excusa Max. Si tu m'avais prévenu, tu aurais eu droit à une fanfare, avec danseuses, travestis, eunuques, colliers de fleurs, tilak de bienvenue et toute la sauce ! L'Inde est un pays fastueux !
— Tilak de bienvenue ?
—C'est un point rouge que l'on t'appose sur le front, entre les yeux, pour symboliser le troisième œil, celui qui permet de voir la réalité au-delà des apparences.
—Pour l'instant, ce que je vois est plutôt accablant, constata le père de Max. Il doit sûrement exister dans cette ville un endroit moins sinistre pour fêter nos retrouvailles.
—Que dirais-tu d'un dîner panjabi ? C'est la meilleure cuisine de l'Inde. Et le meilleur restaurant se trouve justement dans ton hôtel. Tu es descendu au Grand Hôtel, je suppose ?
Arthur fit signe que oui.
—Alors, à huit heures au Tandoori ! — Max montra la file des malades et des éclopés qui patientaient. — Et demain, tu viens me donner un coup de main ! Les maladies respiratoires, c'est ta spécialité, n'est-ce pas ? Ici, tu vas être gâté.
Dès qu'ils en avaient les moyens, les habitants de Calcutta se vengeaient des excès de la chaleur en recourant à des excès inverses par les bienfaits de la climatisation. Pour défier les folies caniculaires, un industriel de la ville avait poussé l'extravagance jusqu'à installer dans son jardin une piste de patinage sur glace. Comme tous les endroits de luxe, le restaurant choisi par Max était une vraie glacière. Par chance, le maître d'hôtel à turban avait déniché un magnum de dom pérignon qui ne tarda pas à réchauffer les deux convives et à les mettre en appétit. Max connaissait tous les plats de la cuisine panjabi. Il les avait découverts ici même en compagnie de la belle Indienne Manubaï Chatterjee qui avait fait son initiation gastronomique. Arthur leva sa coupe.
—A ton prochain retour à la maison, mon fils !
—Buvons d'abord à ta découverte de Calcutta ! suggéra Max en cognant son verre contre celui de son père.
Ils burent plusieurs gorgées.
—Fichtre, dit Arthur Loeb, quel choc cet après-midi !
—Tu n'as pourtant rien vu de bien tragique. Le chirurgien prit un air incrédule.
—Tu veux dire qu'il y a encore pire ?
—Cela peut en effet paraître difficile à concevoir lorsque l'on débarque du paradis de Miami, dit Max en songeant à la luxueuse clinique de son père. En fait, personne ne peut se faire une réelle idée de la condition des millions de gens qui vivent dans les slums d'ici. A moins de vraiment la partager, comme ce prêtre français dont je vous ai parlé dans mes lettres. Ou comme moi, dans une très faible mesure.
Arthur écoutait avec un mélange de respect et d'étonnement. Des images de son fils enfant et adolescent lui revenaient en mémoire. Presque toutes se rapportaient à l'un des traits saillants de son caractère : une phobie maladive de la saleté. Toute sa vie, Max avait changé plusieurs fois par jour de linge et de vêtements. Au lycée, sa manie de la propreté l'avait fait baptiser « Supersuds » par ses camarades, du nom d'une célèbre marque de lessive. Plus tard, à la faculté, sa peur obsessionnelle des insectes lui avait valu quelques bizutages mémorables, comme de trouver dans ses draps une colonie de punaises ou une superbe tarentule dans sa trousse de dissection. Arthur Loeb n'en revenait pas. Les dieux de la Cité de la joie avaient métamorphosé son fils. Il voulait comprendre.
—Tu n'as pas eu envie de te sauver à toutes jambes quand tu es tombé dans ce bourbier infâme ? demanda-t-il.
—Oh si, répondit Max sans hésiter. D'autant que ce sadique de Lambert m'avait réservé une Échue surprise pour mon arrivée : l'accouchement d'une de ses copines lépreuses. Si tu avais vu ma tête ! Mais le pire est venu après.
Max raconta la chaleur infernale, les morts vivants envahissant sa chambre-dispensaire dans l'espoir de l'impossible miracle, la grève des vidangeurs qui transformait le slum en un cloaque immonde, les orages tropicaux, l'inondation, le kold-up en pleine nuit, la piqûre du scorpion, sa chute dans l'égout.
« La Cité de la joie m'a offert le catalogue complet h ses charmes dès la première semaine, conclut-il. Alors, c'était fatal : j'ai craqué. J'ai sauté dans un taxi et je me suis sauvé. Je me suis réfugié ici. Et je me suis distrait. Mais au bout de trois jours, j'ai éprouvé une sorte de nostalgie. Je suis revenu. »
Des serveurs apportèrent plusieurs plats odorants avec du poulet et du mouton de couleur orangée. Arthur Loeb fit la grimace.
—Rassure-toi, c'est la teinte typique des mets de e cuisine du Panjab, expliqua Max, ravi d'étaler ses connaissances. On commence par faire macérer les morceaux de viande dans du yaourt aromatisé avec tout un tas d'épices. Puis on les badigeonne d'une sorte de pâte au piment. C'est ce qui leur donne cette coloration. Après cela, on les fait cuire en les appliquant sur la paroi intérieure d'un tan-door. C'est un four en terre très profond. Goûte, est une merveille. Loeb s'exécuta. Max vit alors les joues de son père virer au rouge cramoisi. II l'entendit balbutier quelques mots. Le pauvre homme réclamait du Champagne pour éteindre l'incendie qui venait de s'allumer dans sa bouche. Max s'empressa de remplir sa coupe et fit apporter des nan, ces délicieuses galettes de froment sans levain rôties au four, souveraines pour apaiser les palais en feu. Ils mangèrent un instant en silence.
—Et si je l'achetais, ta Cité de la joie ? lâcha Arthur Loeb à brûle-pourpoint.
Max faillit s'étrangler avec un os de poulet.
—Tu veux dire... acheter tout le slum ?
—Exactement. Je le rase et je le reconstruis entièrement, avec l'eau courante, le tout-à-
l'égout, l'électricité et même le téléphone et la télévision. Et je fais cadeau de leur logement aux habitants. Qu'en dis-tu, mon fils ?
Max vida lentement sa coupe, l'air songeur.
—Papa, c'est une idée géniale, dit-il enfin. L'ennui c'est que nous sommes à Calcutta, pas dans South Miami ou dans le Bronx. Je crains qu'un tel projet ne soit difficile à réaliser.
—Quand on y met le prix, on peut tout faire, répondit Arthur avec un léger agacement.
—Tu as sûrement raison. Mais, ici, l'argent ne suffit pas toujours. Bien d'autres considérations entrent en jeu.
—Par exemple ?
—D'abord aucun étranger ne peut acheter de biens immobiliers. C'est une vieille loi indienne. Même les Anglais du temps de leur splendeur ont dû s'y soumettre.
Arthur balaya l'objection de sa main.
—Je me servirai d'hommes de paille indiens. Ils achèteront le slum pour moi et nous arriverons au même résultat. Après tout, c'est le résultat qui importe, n'est-ce pas ?
Était-ce la cuisine épicée ou le souvenir traumatisant de sa première visite à Anand Nagar, mais le chirurgien se montrait très excité.
«Une réalisation merveilleuse aurait un impact beaucoup plus fort que tous les projets fumeux ; aide aux pays sous-développés discutés par l' O.N.U. », finit-il par dire.
—Sans aucun doute, reconnut Max en souriant. Il songeait à la tête que feraient les babu du gouvernement quand ils apprendraient qu'un sahib américain voulait acheter l'un des bidonvilles de Wcutta. Mais il y avait une objection plus grave. Depuis qu'il était lui-même plongé dans la misère du tiers monde, Max avait révisé bon nombre de ses idées de riche sur la manière de résoudre les problèmes des pauvres.
« Quand je suis arrivé dans le slum, raconta-t-il, l'une des premières réflexions que m'a livrées Lambert venait d'un évêque brésilien qui luttait aux côtés des pauvres des campagnes et des favelas. Cet homme affirme que nos gestes d'assistance rendent les hommes encore plus assistés, sauf s'ils sont accompagnés d'actes destinés à extirper les racines de leur pauvreté. »
—Tu veux dire que les arracher à leurs taudis pourris pour les installer dans des logements neufs te servirait à rien ? s'étonna Arthur Loeb.
Max hocha la tête tristement.
—J'ai même appris une curieuse vérité, dit-il. Dans un slum, un exploiteur vaut mieux qu'un père noël. (Devant l'air stupéfait de son père, il précisa :) « Quand quelqu'un t'exploite, tu es forcé de réagir ; alors qu'un père Noël, ça te démobilise. »
« Il m'a fallu plusieurs jours pour saisir ce que Max voulait dire exactement, racontera plus tard le chirurgien de Miami. Chaque matin, je prenais un taxi et j'allais le retrouver dans son bidonville. Des centaines de gens faisaient la queue depuis l'aube à la porte de sa chambre-dispensaire. L'adorable Assamaise Bandona m'avait aménagé un coin de la pièce.
C'était elle qui triait les malades. D'un œil infaillible, elle dirigeait vers moi les cas les plus graves, en général de grands tuberculeux qui n'en avaient plus pour bien longtemps. Dans toute ma carrière, je n'avais jamais vu d'organismes aussi délabrés. Où trouvaient-ils encore la force de faire les quelques pas qui les amenaient jusqu'à ma table ? A mes yeux, ils étaient déjà morts. Je me trompais pourtant. Ces spectres vivaient. Ils se bousculaient, se disputaient, plaisantaient. C'était le miracle de la Cité de la joie, la vie y paraissait toujours plus forte que la mort. »
Les plongeons quotidiens au cœur de la misère et de la souffrance d'un bidonville indien devaient surtout permettre à Arthur Loeb de mieux comprendre à quel niveau pouvait se situer une aide efficace. «J'avais été prêt à donner un million de dollars pour acheter tout un slum et le reconstruire à neuf, dira-t-il, alors que les vraies urgences étaient de distribuer du lait à des bébés rachitiques aux fontanelles encore ouvertes, de vacciner une population à haut risque d'épidémies, d'arracher des milliers de tuberculeux à la pollution mortelle. Cette expérience auprès de mon fils, de Paul Lambert, de la jeune Bandona et de tous ceux qui se dévouaient sans compter au sein de leur Comité d'entraide me fit découvrir une vérité fondamentale. C'est à ras de terre que sont vraiment efficaces et appréciés comme tels les gestes de solidarité. Un simple sourire peut avoir autant de valeur que tous les dollars du monde. »
Chaque jeudi, Max affrétait un minibus pour transporter des enfants rachitiques, paralysés et handicapés physiques ou mentaux. Quelques mères, ainsi que Bandona et Margareta, accompagnaient le jeune médecin et sa pitoyable petite troupe. Ce matin-là, l'autobus comptait un passager de plus, le père de Max. Le véhicule traversa le grand pont métallique sur l'Hooghly et s'engagea à grands coups de klaxon dans la folie des embouteillages. Le n°
50 de la Circus Avenue était un vieil immeuble décrépi à deux étages. Une pancarte à l'entrée annonçait : « Estrid Dane Clinic, 1er étage ». Une « clinique », cette pièce vétusté et mal éclairée, meublée seulement de deux grandes tables ? s'étonna le chirurgien en promenant un regard effaré sur l'austère décor. Le spectacle auquel il allait assister devait pourtant lui donner une des grandes émotions de son existence. Quand tous les enfants furent en place, la maîtresse des lieux apparut. C'était une vieille dame aux pieds nus, toute petite, presque insignifiante. Elle portait le sari blanc et les cheveux très courts des veuves hindoues. D'emblée, un détail frappa l'Américain : son sourire. Un sourire lumineux qui embrasait tout son visage ridé, ses yeux clairs, sa bouche fine rougie de jus de bétel. Un sourire de communion, d'amour, d'espérance. A lui seul, dira Arthur Loeb, ce sourire éclairait ce dépotoir de misères d'un éclat et d'un réconfort surnaturels. Du charisme à l'état pur. »
A quatre-vingt-deux ans, Estrid Dane était une gloire de la science médicale indienne. Elle n'était pourtant ni médecin, ni guérisseuse, ni rebouteuse. Dans la clinique de Londres qu'elle avait créée, ses longues mains fines, sa voix douce et son sourire d'ange avaient soulagé pendant quarante ans plus de détresses physiques que bien des établissements spécialisés. Les plus grands professeurs du royaume lui envoyaient leurs cas désespérés. La presse et la télévision lui consacraient des reportages. « La vieille Indienne aux mains miraculeuses », comme on l'appelait, était pratiquement connue de tous en Angleterre. Au soir de sa vie, Estrid Dane avait décidé de rentrer dans son pays et de consacrer la dernière étape de son existence à ses compatriotes. Elle s'était installée dans cette bâtisse de Circus Avenue où, tous les matins, assistée de quelques jeunes élèves qu'elle formait à sa technique, elle renouvelait ses miracles.
Margareta et Bandona déposèrent sur sa table le corps inerte d'un petit garçon décharné de six ans. Les bras, les jambes, les yeux, la tête, tout chez cet enfant était sans vie. Arthur Loeb songea « à un petit cadavre qui aurait gardé sa fraîcheur ». Il s'appelait Subash.
C'était un petit polio. La veille, sa mère l'avait apporté à Max. « Prends-le, avait-elle supplié avec un regard tragique. Je ne peux rien pour lui. » Max avait examiné l'enfant et l'avait remis dans les bras de la malheureuse. « Reviens avec lui demain matin, nous l'emmènerons chez Estrid Dane. »
« Les deux mains de la vieille Indienne se posèrent délicatement sur le thorax et les cuisses maigrelettes de l'enfant, racontera Arthur Loeb, et ses yeux, sa bouche, les fossettes de ses joues toutes ridées s'ouvrirent sur un nouveau sourire. J'eus l'impression que ce sourire frappait le malade comme un rayon laser. Ses yeux brillèrent, ses petites dents apparurent entre ses lèvres. Son visage s'anima faiblement. C'était incroyable : lui aussi souriait. »
Alors commença le fantastique ballet des mains d'Estrid. Lentement, méthodiquement, l'Indienne palpa les muscles de Subash, ses tendons, ses os, afin de déceler les points morts et ceux où subsistait peut-être encore une étincelle de vie. « On sentait que cette femme cherchait avec son intelligence et son cœur autant qu'avec ses mains, dira encore l'Américain. Qu'elle s'interrogeait sans cesse. Pourquoi tel muscle s'était-il atrophié ? Par rupture accidentelle des liaisons nerveuses ou par suite de sous-alimentation ? Pourquoi telle zone avait-elle perdu toute sensibilité ? Bref, quelles étaient les causes possibles de chaque lésion ? A tout instant, ses mains s'arrêtaient pour prendre celles de ses élèves et les guider vers une déformation ou un point sensible. Elle donnait alors une longue explication en bengali que chaque jeune fille écoutait avec un respect religieux. L'aspect véritablement magique de son intervention ne vint qu'après cet inventaire. Pendant la demi-heure suivante, les paumes tour à tour fermes et tendres d'Estrid Dane pétrirent le corps du petit polio, le forçant à réagir, rallumant en lui une flamme éteinte. C'était saisissant. Chaque geste semblait dire : "Réveille-toi, Subash, bouge tes bras, tes jambes, tes pieds. Vis, Subash !" »
Tapie contre le mur, la mère de Subash épiait le moindre mouvement autour de son enfant.
Les deux Américains et toutes les personnes présentes retenaient leur respiration. On n'entendait plus que le frottement des mains d'Estrid sur la peau du petit malade.
Il n'y eut pas vraiment de miracle. Personne ne vit le jeune paralysé se lever tout à coup et courir se jeter dans les bras de sa mère. Mais ce qui se passa restera néanmoins pour les docteurs Loeb, père et fils, un événement qu'ils n'hésiteront pas à qualifier de « prouesse médicale exceptionnelle ». « Soudain, racontera le chirurgien américain, des vibrations parurent secouer le corps de l'enfant. Son bras droit s'anima le premier, puis le gauche. La tête, qui paraissait soudée par le menton à la poitrine à la suite d'une longue prostration, esquissa un mouvement. Timidement, faiblement, un souffle de vie commença d'animer ce corps momifié. Il était évident que les mains de la vieille Indienne en sari de veuve avaient remis en route le moteur. Elles avaient réveillé le système nerveux, elles l'avaient contraint à lancer ses influx à travers ce petit cadavre vivant. Ce n'était qu'un premier résultat et la route, je le savais, serait longue jusqu'à la guéri-son. Mais cette ville terrible de Calcutta m'avait enseigné la plus belle leçon d'espérance de toute ma vie. »