3.
Hommes, femmes, enfants, tous, même les bêtes, guettaient le ciel. D'ordinaire, un vent violent se lève quelques jours avant qu'éclate la mousson. Le ciel s'obscurcit brusquement.
Les nuages envahissent la terre. Ils roulent les uns sur les autres comme du coton que l'on carde. Ils courent à la surface des champs, à une vitesse fantastique. Puis d'autres nuages leur succèdent, énormes, comme bordés d'or. Quelques minutes plus tard, explose une rafale formidable, un ouragan de poussière. Enfin, une nouvelle vague de nuages noirs, cette fois sans bords dorés, plonge le ciel et la terre dans les ténèbres. Un interminable roulement de tonnerre ébranle l'espace. Et c'est le déchaînement. Agni, le dieu du feu des Védas, le protecteur des hommes et de leurs foyers, lance ses foudres. Les grosses gouttes chaudes se transforment en cataractes. Les enfants se jettent tout nus sous le déluge en hurlant de joie. Les hommes exultent et les femmes, à l'abri des vérandas, chantent en action de grâces.
L'eau. La vie. Le ciel féconde la terre. C'est la renaissance. La victoire des éléments. En quelques heures, la végétation jaillit de toutes parts, les insectes se multiplient, les grenouilles sortent par milliers, les reptiles pullulent, les oiseaux gazouillent en bâtissant leurs nids. Et surtout, les champs se couvrent comme par enchantement d'un duvet du plus beau vert, de plus en plus dru, de plus en plus haut. Le rêve et la réalité se sont rencontrés.
Après une ou deux semaines, dans le ciel enfin apaisé, apparaît l'arc d'Indra, le roi de tous les dieux, le seigneur des éléments et du firmament. Aux humbles paysans, cet arc-en-ciel révèle que les dieux ont fait la paix avec les hommes. La moisson sera belle.
Une bonne mousson, cela signifiait que le champ des Pal, qui ne mesurait qu'un quart d'hectare, produirait autour de cinq cents kilos de riz. De quoi nourrir toute la famille pendant plus de trois mois. En attendant la prochaine récolte, les hommes devraient louer leurs bras chez les zamindar, un emploi très aléatoire qui ne procurait souvent que quatre à cinq jours de travail par mois, parfois quelques heures seulement. La journée était en ce temps-là rémunérée trois roupies, deux francs quarante, plus une portion de riz soufflé et six bidi, ces sortes de cigarettes en forme de minuscules cornets, faites d'une pincée de tabac roulée dans une feuille de kendu.
Mais le vendredi 12 juin s'acheva sans que paraisse le moindre nuage. Les jours suivants, le ciel resta d'un blanc d'acier. Heureusement, Hasari avait pris la précaution de retenir la pompe d'irrigation. Ne pouvant s'offrir ce luxe, Ajit, le voisin des Pal, se lamentait. Au bout de. quelques semaines, les jeunes pousses de sa rizière virèrent au jaune. Les anciens du village fouillèrent leur mémoire pour se souvenir quand, au temps passé, la mousson s'était ainsi fait attendre. L'un d'eux se rappela que l'année de la mort du mahatma Gandhi, elle n'était arrivée que le 2 juillet. Et l'année de la guerre avec les Chinois, elle n'était pratiquement pas venue du tout. D'autres fois, comme l'année de la mort du taureau primé, elle était tombée si fort, vers le 15 juin, que tous les semis avaient été noyés. Ce n'était pas mieux.
L'inquiétude commença à gagner les plus optimistes. Bhâgavan, le Grand Dieu, était-il fâché ? Avec leurs voisins, les Pal allèrent demander au prêtre de célébrer une puja afin que vienne la pluie. Pour prix de ses services, le brahmane réclama deux dhoti pour lui, un sari pour sa femme et vingt roupies, seize francs. Tous coururent réemprunter de l'argent au mohajan. Autrefois, une puja consistait à sacrifier un animal, un bouc par exemple. De nos jours, on ne faisait plus guère de sacrifices d'animaux. Cela coûtait trop cher. Le prêtre se contenta d'allumer une mèche imprégnée de ghee, le beurre clarifié rituel, devant la statue de Ganesh, le dieu qui apporte la chance. Puis il fit brûler des bâtonnets d'encens et psalmodia des mantrâ que les paysans écoutèrent respectueusement.
Mais ni Ganesh ni les autres dieux n'entendirent les prières et Hasari fut obligé de louer la pompe d'irrigation. Pendant six heures, les pulsations de l'engin inondèrent les pousses du champ des Pal du sang indispensable à leur croissance. Elles prirent leur belle couleur d'émeraude et grandirent de dix centimètres. Il devint alors urgent de les repiquer. Sur l'immense plaine cultivée au-delà du carré vert de son champ, Hasari apercevait des dizaines de carrés déjà jaunis. Ceux qui n'avaient pu donner assez d'eau à leur rizière mesuraient l'étendue du désastre. Pour eux, il n'y aurait pas de récolte, le spectre de la famine pointait à l'horizon.
Plus personne à présent ne scrutait le ciel. Le poste de radio du mohajan déclarait maintenant que, cette année, la mousson viendrait avec un grand retard. Elle n'avait pas encore atteint les îles Anda-man. Ces îles se trouvent très loin dans la mer du Bengale, presque au large de la Thaïlande. De toute façon, la radio ne pouvait plus rien apprendre aux paysans de Bankuli. « Elle ne pouvait qu'apporter le mauvais œil, pensait Hasari. Tant que nous ne verrions pas le coucou-geai, nous savions que la pluie ne serait pas pour demain. »
Au début de juillet, plusieurs Bauls en robe ocre traversèrent le village. Les Bauls sont des moines itinérants qui chantent la gloire du dieu Krishna. Ils s'arrêtèrent près du sanctuaire de Gauri, sous le banyan à la lisière des champs, et se mirent à chanter en ponctuant leurs strophes des grincements d'une sorte de luth à une corde, de clochettes et de toutes petites cymbales. « Oiseau de mon cœur, ne sois pas vagabond, implorait leur mélopée. Ne sais-tu pas que ton errance nous est souffrance ? O oiseau, viens, et avec toi notre eau. »
Toute l'attention des Pal se porta désormais sur l'étang qui servait de réservoir d'eau communal. Son niveau baissait à vue d'œil. Des villageois palabraient sans fin pour évaluer le temps que mettraient les pompes d'irrigation à le vider, compte tenu de l'évaporation, importante par cette chaleur torride. Le moment fatidique arriva le 23 juillet. Il fallut ramasser les poissons qui se débattaient dans la vase et les distribuer. Par ces temps d'angoisse, ce fut l'occasion de réjouissances inattendues. Manger du poisson était une véritable aubaine. Dans bien des foyers pourtant, des mères de famille prévoyantes renoncèrent à ces agapes et firent sécher les poissons.
Dans le champ des Pal, le lumineux vert émeraude vira bientôt au vert-de-gris, puis au jaunâtre.
Le riz se courba, se ratatina, et finalement mourut. Ce riz qu'ils avaient caressé, palpé, ausculté. Ce riz avec lequel ils avaient souffert, baissé la tête, vieilli. «Je ne pouvais me résoudre à l'abandonner, confiera Hasari. Terrassé par l'ampleur du désastre, je restais sans bouger au bord de mon champ. » Devant chaque lopin de terre, des paysans accablés restèrent là, eux aussi, toute la nuit tête baissée. Peut-être pensaient-ils à la complainte du fakir fou de Dieu : « Il y avait un trésor dans mon champ, mais aujourd'hui quelqu'un d'autre en possède la clef et ce trésor ne m'appartient plus. »
A l'aube, Hasari dut se résigner. Il rentra chez lui, s'assit sous la véranda avec son père et ses frères. Le vieux Prodip résuma la situation : « Nous ne retournerons plus au champ cette saison. » Quelques instants plus tard, Hasari entendit sa mère soulever les couvercles des jarres rangées dans l'appentis. Elles contenaient le riz que les Pal avaient mis de côté pour attendre la future moisson. La pauvre femme était en train d'estimer le temps que sa famille pourrait tenir avec ces maigres réserves. Hasari connaissait la réponse. « En nous rationnant et en préservant quelques poignées de grains pour les offrandes aux dieux, il nous restait deux mois de nourriture. » Sa femme, ses belles-sœurs et les enfants s'approchèrent. Tous sentaient que quelque chose n'allait pas. La vieille femme referma les jarres et déclara, avec une apparente sérénité : « Nous avons du riz pour quatre bons mois.
Après, il y aura les légumes. » Rassurés, grands et petits retournèrent à leurs occupations.
Seul Hasari resta en arrière. Il vit des larmes couler le long des joues de sa mère. Son père lui aussi s'était levé. Il vint poser sa main sur l'épaule de sa femme. « Nalini, mère de mes fils, dit-il, nous nous priverons tous les deux pour que le riz dure plus longtemps. Les enfants ne doivent pas souffrir. » Elle approuva de la tête et ils se sourirent.
Beaucoup d'habitants du village n'avaient déjà plus rien. Le premier signe de cette réalité fut la disparition des familles les plus pauvres, celles des Intouchables. Ils avaient compris : cette année, il n'y aurait pas un seul épi de riz à glaner dans les champs.
Personne n'en parlait, mais on savait qu'ils étaient partis pour la grande ville de Calcutta, distante d'une centaine de kilomètres. Ensuite, ce fut le tour des pères et des fils aînés dans les maisons où les jarres étaient vides. Puis, des familles entières prirent le chemin de la ville.
Le départ de leurs voisins affecta particulièrement les Pal. Ils se connaissaient depuis tant de lunes. Avant d'abandonner sa maison, le vieil Ajit brisa ses pots de terre cuite et il éteignit la lampe à huile, cette flamme qui brûle en permanence dans tous les foyers.
Certaines étaient allumées depuis des générations. D'une main un peu tremblante, il détacha les images des dieux qui trônaient sur le petit autel familial et les roula dans sa musette. C'étaient des dieux très souriants et leurs sourires paraissaient incongrus ce matin-là. Prem, le fils aîné, déposa des fleurs et quelques grains de riz devant le trou à côté du seuil. C'était le trou du cobra. Prem récita une prière au serpent, le priant de « garder la maison et de la défendre jusqu'à notre retour ». Malheureusement, à ce moment-là un chat noir passa devant la hutte. C'était un présage défavorable. Pour ruser avec les mauvais esprits, le vieil Ajit devait les attirer sur une fausse piste. Il partit seul et se dirigea vers le nord avant de bifurquer lentement vers le sud où le rejoindrait sa famille. Avant de s'en aller à son tour, le fils aîné ouvrit la cage du perroquet. Lui, au moins, serait libre. Mais au lieu de filer droit vers le ciel, l'oiseau sembla désemparé. Après un temps d'hésitation, il se mit à voleter de buisson en buisson derrière ses maîtres qui s'éloignaient dans la poussière.
L'été s'acheva presque sans une averse et revint la saison des semailles d'hiver. Mais faute d'eau, il n'y aurait pas de semailles d'hiver. Ni lentilles, ni patates douces, ni riz d'hiver.
Bhaga, l'unique vache restant aux Pal, n'avait plus que la peau sur les os. Depuis longtemps on n'avait plus de paille à lui donner, sans parler de son. On la nourrissait avec le cœur des trois bananiers qui faisaient un peu d'ombre sur la hutte. Un matin, Hasari la trouva couchée sur le flanc, la langue pendante. Il comprit que tout le bétail allait périr. Comme des vautours, des marchands de bestiaux accoururent des bourgs alentour. Ils offrirent aux paysans d'acheter les animaux encore vivants et repartirent avec des camions pleins de vaches enlevées pour cinquante roupies (quarante francs) et de buffles pour à peine une centaine de plus. « Ne vous lamentez pas, rassuraient-ils, faussement compatissants. Vous pourrez toujours racheter vos bêtes l'an prochain. » Ce qu'ils ne disaient pas, c'est que leur prix serait alors dix fois plus élevé. Quelques jours plus tard, des corroyeurs vinrent à leur tour rafler les carcasses des animaux dont les paysans n'avaient pas eu le cœur de se séparer. Quinze roupies ! Douze francs ! C'était ça ou rien.
Novembre passa. Le départ du bétail avait définitivement supprimé la seule source de combustible : plus de bouse pour faire cuire les aliments. Plus de lait non plus, et l'on cessa d'entendre les rires des enfants dont les ventres étaient gonflés comme des ballons.
Plusieurs moururent, victimes des vers, de diarrhées et de fièvres. Victimes de la faim, en réalité.
Au milieu de janvier, les habitants apprirent qu'on distribuait des vivres au chef-lieu, à une vingtaine de kilomètres. Au début, personne ne voulut s'y rendre. « Nous étions des paysans, pas des mendiants, racontera plus tard Hasari Pal. Mais pour les femmes et les enfants, il a bien fallu nous résigner à accepter ces secours. » Par la suite, des émissaires du gouvernement passèrent dans les villages pour annoncer une opération appelée « Du travail pour de la nourriture ». Des chantiers furent ouverts dans la région pour creuser des canaux, rehausser les chemins, agrandir les réservoirs d'eau, relever les digues, défricher les broussailles, faire des trous le long des routes afin d'y planter des arbres. «
Nous recevions un kilo de riz par journée de travail, une aumône pour nourrir toute une famille, alors que la radio disait que les silos à grains étaient pleins dans le reste du pays. »
Vers le 20 janvier, se répandit une terrible nouvelle : le puits proche du petit autel de Gauri était à sec. Des hommes descendirent au fond pour le sonder. Les veines étaient taries. La municipalité dut instaurer des tours pour les trois autres puits du village qui donnaient encore un peu. L'eau fut rationnée.
D'abord un seau par jour et par famille. Puis un demi-seau. Enfin, un seul gobelet par personne que l'on devait aller boire sur place, dans la maison du maire. Jour et nuit, de longues files s'étiraient devant sa porte. Il fallut placer des sentinelles armées d'un gourdin auprès du seul puits qui n'était pas encore tout à fait à sec. On racontait qu'à quelques kilomètres au nord, des éléphants sauvages mourant de soif encerclaient un étang et chargeaient les imprudents qui s'approchaient.
Les champs n'étaient plus que de vastes étendues blêmes couvertes d'une croûte craquelée.
Les arbres n'avaient pas mieux résisté. Beaucoup étaient déjà morts. Partout les buissons avaient grillé depuis longtemps.
La force de résistance des Pal touchait à son terme. Un jour, le vieil homme réunit sa famille au grand complet. De la pointe nouée de son dhoti, il sortit cinq billets de dix roupies roulés ensemble et deux pièces d'une roupie qu'il tendit à Hasari.
— Prends cet argent, toi mon fils aîné, et pars pour Calcutta avec les tiens. Dans la grande ville, tu trouveras du travail. Tu nous enverras ce que tu pourras. Tu représentes à présent notre unique espoir de ne pas mourir de faim.
Hasari se prosterna et, de ses deux mains, toucha les pieds de son père. Le petit homme posa sa paume sur la tête puis sur l'épaule de son fils et la tint serrée jusqu'à ce qu'il se relève. A l'écart, les femmes pleuraient en silence.
Le lendemain matin, quand les premiers rayons de Surya, le dieu Soleil, blanchirent l'horizon, Hasari Pal et les siens se mirent en route sans se retourner vers ceux qui les regardaient partir. Hasari marchait devant avec sa fille aînée Amrita. Sa femme Aloka, dans son sari de coton vert, suivait avec leurs deux fils, Manooj et Shambu. Hasari portait à l'épaule une musette de toile dans laquelle sa femme avait mis un peu de linge et les sandales qu'il avait reçues de ses parents avec sa dot. C'était la première fois que ces paysans quittaient leur village pour une destination si lointaine. Les deux garçons trépignaient de joie à la perspective de l'aventure. « Mais moi j'avais peur, avouera Hasari, peur de ce qui nous attendait. »