53.
De tous les animaux et insectes avec lesquels Max Loeb devait partager son nouveau logement, aucun ne lui paraissait aussi répugnant que les cancrelats. Il y en avait des centaines, des milliers. Ils résistaient aux insecticides et dévoraient absolument tout, même le plastique. Le jour, ils restaient à peu près tranquilles mais, dès la tombée de la nuit, ils sortaient en force, se déplaçant à une vitesse vertigineuse, zigzaguant en tous sens.
Ils ne respectaient aucune partie de votre corps, pas même votre visage, couraient sur vos lèvres, entraient dans vos narines. Les plus hardis étaient les blattes. Elles avaient une forme plus allongée et une taille plus petite que les gros cafards bruns. Leurs grands ennemis étaient les araignées velues accrochées comme des pieuvres aux bambous de la charpente. Le deuxième soir, Max put assister à un spectacle qui deviendrait l'une des principales distractions de ses soirées. Dans la lueur de sa lampe à huile, il vit un lézard lancé sur une poutre à la poursuite d'un cancrelat. Sur le point d'être rattrapé, l'insecte commit une imprudence fatale. Il se réfugia sous le ventre d'une araignée qui saisit aussitôt l'intrus entre ses pattes et lui enfonça dans le corps les deux crochets dont son abdomen était armé. En quelques minutes, elle le goba comme un œuf. Ce genre d'exécutions était fréquent. Le matin, Max devait secouer son pyjama pour chasser les carcasses vides des cancrelats tombées pendant la nuit.
Peu de temps après son arrivée, le jeune médecin américain fut victime d'un incident qui devait lui permettre de faire connaissance avec ses voisins mieux que s'il avait passé un an au milieu d'eux. Un soir qu'il lisait allongé sur son lit de cordes, il aperçut une bestiole un peu plus grosse qu'une sauterelle qui descendait à toute allure le long du mur en torchis à côté de lui. Il eut à peine le temps de bondir sur ses pieds que l'animal lui avait déjà planté son dard dans la cheville. Il poussa un cri, de frayeur plus que de douleur, et écrasa l'agresseur d'un coup de sandale. C'était un scorpion. Il se posa immédiatement un garot autour de la cuisse pour empêcher que le venin ne se répande. Cette précaution fut sans effet. Terrassé par une violente nausée, des sueurs glacées, des tremblements et des hallucinations, il s'écroula sur son lit.
«Je n'ai aucun souvenir des heures qui s'écoulèrent alors, racontera-t-il. Je me rappelle seulement la sensation d'un linge mouillé sur le front et la vision des yeux bridés de Bandona au-dessus de moi. La jeune Assamaise me souriait et son sourire me rassura. Il y avait foule dans ma chambre et il faisait grand jour. Des gens s'affairaient autour de moi.
Les uns me massaient les jambes, des enfants m'éventaient avec un morceau de carton, d'autres me faisaient respirer des petites boules de coton imbibées d'une curieuse substance dont le parfum très fort était écœurant. D'autres me présentaient des timbales pleines de potions, d'autres conseillaient je ne sais quoi. »
Cet incident avait été pour tout le quartier l'occasion de se rassembler, de discuter, de commenter et de témoigner son amitié. Max fut cependant étonné de constater que personne ne semblait prendre l'affaire très au sérieux. Ici, une piqûre de scorpion était chose vraiment banale. Quelqu'un lui raconta qu'il avait été piqué sept fois. Un autre exhiba sa cuisse en répétant « cobra ! cobra ! », l'air de dire qu'une piqûre de scorpion, c'était de la frime. Ces petites bêtes tuaient pourtant entre dix et vingt habitants de la Cité de la joie chaque année, surtout des enfants.
—Comment as-tu été prévenue ? demanda Max à Bandona.
La réponse fusa d'une voix cristalline :
—Grand Frère Max, quand tes voisins ne t'ont pas vu sortir pour « l'appel de la nature », ils se sont demandé si tu étais malade. Quand ils ne t'ont pas vu à la fontaine, ils ont pensé que tu étais mort. Alors ils sont venus me chercher. Ici, tu ne peux rien cacher. Même pas la couleur de ton âme.