70.

Toute sa fortune était rassemblée sur un petit plateau de cuivre : une conque, une clochette, une cruche remplie d'eau du Gange, un pot de ghee et le panchaprodip, le chandelier à cinq branches qui sert à la cérémonie de l'offrande des lumières. Hari Giri, quarante-trois ans, un homme chétif à la peau claire avec une énorme verrue sur le front, était le pujari du quartier, c'est-à-dire le prêtre hindou. Il habitait une pauvre masure près des huttes des Madrasis, les habitants les plus misérables du slum. Devant chez lui s'élevait un petit temple dédié à Sitola, la déesse de la variole. Avec sa tête écarlate et ses yeux noirs, son diadème d'argent et son collier de cobras et de lions, elle paraissait encore plus terrifiante que Kâlî la Terrible, la patronne de Calcutta. Mais c'était surtout pour sa dévotion à une autre divinité que le brahmane était connu des habitants du quartier. Fille du dieu Ganesh à tête d'éléphant, Santoshi Mata était en effet la déesse qui avait le pouvoir de donner un mari à chaque jeune fille indienne. Le culte qu'on lui vouait représentait pour le pujari une source de revenus non négligeables. De toutes les cérémonies de l'hindouisme, celle du mariage est en effet la plus profitable pour un brahmane. A tel point que Hari Giri s'était mis à étudier l'astrologie

pour s'instituer marieur professionnel. L'angoisse d'Hasari ne pouvait le laisser indifférent.

Un soir, il rendit visite au tireur de rickshaw pour lui demander l'heure et la date de naissance de sa fille. «Je reviendrai bientôt avec une bonne nouvelle », assura-t-il.

Quelques jours plus tard, il était de retour.

— L'horoscope de votre fille et sa caste concordent parfaitement avec ceux d'un garçon de ma connaissance, annonça-t-il, triomphant, à Hasari et à son épouse. Il s'agit d'une famille de kumhar1. Ils possèdent deux échoppes dans un slum voisin. Ce sont des gens tout à fait respectables. (Puis, s'adressant uniquement à Hasari, il ajouta :) Le père du garçon souhaiterait vous rencontrer rapidement. »

Muet d'émotion, Hasari se prosterna jusqu'au sol pour toucher les pieds nus du brahmane et porter ensuite ses mains à sa tête. Un pujari ne saurait toutefois se contenter de ce genre de remerciements. Tendant la main, il réclama une avance sur ses honoraires. Avec cette visite commença une tragi-comédie à rebondissements multiples dont Lambert deviendrait par la force des choses l'un des protagonistes. Car si les longues et minutieuses négociations qui précèdent un mariage ont coutume de se dérouler en public au milieu des courées, les partenaires préfèrent qu'un lieu plus discret abrite leurs discussions financières. « Ma chambre a toujours été à la disposition de tout le monde », dira le prêtre.

C'est donc là, devant l'image du Saint Suaire, que les parties se rencontrèrent. Les parties ?

Il ne s'agissait bien sûr ni de la jeune Amrita ni de son futur époux qui ne devaient, eux, faire connaissance que le soir de leurs noces, mais du père du garçon, un homme de taille moyenne, à l'air bourru et aux cheveux collés à l'huile de moutarde, d'Hasari, du brahmane à la verrue sur le front et de Lambert.

Après un long échange de salutations et d'amabilités, on finit par aborder les questions principales.

—Mon fils est un garçon exceptionnel, déclara sans hésiter le père. Et je veux pour lui une épouse qui ne le soit pas moins.

Naturellement personne ne se méprit sur le sens de cette entrée en matière. Il n'était pas question de qualités morales, ni même physiques ; seulement du prix qu'il faudrait payer pour acheter le « fils exceptionnel ». « Bigre, se dit Hasari, ce type va exiger la lune. » Il se tourna vers le Grand Frère Paul, guettant un signe rassurant. Il avait insisté pour que Lambert acceptât d'assister à l'entretien. « Devant le sahib, ils n'oseront pas exagérer », s'était-il dit. Or, pour une fois, l'ancien paysan avait fait une erreur de psychologie. La présence d'un sahib était au contraire un gage pour le camp adverse : « Si le père de la fille ne peut pas payer, le sahib n'aura qu'à payer à sa place. »

— Ma fille est tout aussi exceptionnelle que votre fils, répliqua Hasari qui ne voulait pas être en reste.

—Si c'est un tel joyau, vous avez certainement prévu de la doter généreusement, dit le père du garçon.

—J'ai prévu de faire mon devoir, assura Hasari.

—Alors voyons, dit le père en allumant une bidi. La dot d'une Indienne se décompose en deux

parties. Il y a d'abord son trousseau et ses bijoux personnels qui restent, en principe, sa propriété. Et d'autre part les cadeaux qu'elle apporte à sa nouvelle famille. L'ensemble devait figurer dans l’énumération d'Hasari. Celle-ci ne prit pas beaucoup de temps.

Pourtant, chaque élément avait nécessité tellement de courses dans l'eau de la mousson, tellement de privations, de sacrifices que le tireur de rickshaw avait l'impression d'offrir à chaque fois un peu plus de sa chair et de son sang. La liste comprenait deux saris de coton, deux corsages, un châle, divers ustensiles de ménage et plusieurs bijoux et ornements de pacotille. Quant aux cadeaux pour la famille du marié, ils se composaient de deux dhoti, autant de maillots et un panjabi, cette longue tunique boutonnée jusqu'au cou et qui descend jusqu'aux genoux. Une dot de pauvre, certes, mais qui représentait tout de même quelque deux mille roupies, une somme fabuleuse pour un misérable tireur de rickshaw.

Le père du garçon fronça les sourcils. Après un silence, il demanda, glacial :

—C'est tout ?

Hasari dodelina tristement de la tête. Il était trop fier toutefois pour tenter d'apitoyer son interlocuteur.

—Les qualités de ma fille compléteront amplement.

—Peut-être, mais il me semble qu'une ou deux bagues d'orteil ne seraient pas superflues, grogna le père du garçon. Ainsi qu'une broche de nez et une matthika1 en or. Quant aux présents pour ma famille...

Le brahmane l'interrompit pour déclarer sans ambages :

—Avant de poursuivre vos marchandages, j'aimerais bien qu'on se mette d'accord sur le prix de mes services.

—J'ai prévu deux dhoti pour vous et un sari pour votre femme, répondit Hasari.

—Deux dhoti et un sari ! s'esclaffa le pujari, outré. Vous plaisantez sûrement !

Lambert vit de grosses gouttes de sueur perler sur le front de son ami. « Mon Dieu, songea-t-il, ils vont le tondre jusqu'à son dernier poil. »

Kâlîma et d'autres voisins s'étaient collés dans l'embrasure de la petite chambre pour ne rien perdre des palabres et tenir au courant le reste de la courée. La discussion eut beau se prolonger pendant deux bonnes heures, chacun resta sur ses positions. Une négociation de mariage est, par tradition, une affaire de longue haleine. La deuxième rencontre eut lieu trois jours plus tard, au même endroit. Conformément à l'usage, Hasari avait préparé des petits cadeaux pour le père du garçon et pour le pujari. Oh, pas grand-chose : un gamchà pour chacun. Ces trois jours d'attente semblaient avoir miné le tireur de rickshaw. Il avait de plus en plus de mal à respirer. Ses quintes de toux, provisoirement jugulées par l'énergique traitement de Max, avaient repris. Hanté par la crainte de mourir avant d'avoir pu accomplir son devoir, il était prêt à céder à toutes les exigences. Quitte à ne pouvoir les remplir. C'est le pujari qui ouvrit le feu. Mais ses prétentions étaient si excessives que, pour une fois, les deux pères furent d'accord. Ils les refusèrent.

—Dans ce cas, je me retire, menaça le brahmane.

—Tant pis, nous chercherons un autre pujari. répondit Hasari.

Le brahmane éclata de rire.

—C'est moi qui suis en possession des horoscopes ! Personne n'acceptera de prendre ma place !

La réplique déclencha l'hilarité générale dans la courée. Des femmes s'interpellèrent.

Lambert entendit l'une d'elles lancer : « C'est un vrai fils de putain, ce pujari ! » Et une autre de répondre :

« C'est surtout un malin ! Je te parie qu'il est de connivence avec le père du garçon ! » Dans la chambre, c'était l'impasse. Victime d'un accès de fièvre, Hasari s'était mis à trembler. Ses yeux injectés de sang braqués sur le brahmane, il fulminait intérieurement : « Espèce d'ordure, si tu fais échouer le mariage de ma petite, je te fais la peau. » Le pujari fit alors mine de se lever pour partir. Hasari lui attrapa le poignet.

—Restez, supplia-t-il.

— Uniquement si vous me versez tout de suite un acompte de cent roupies.

Les regards impuissants des deux pères se croisèrent. Après quelques secondes, chacun fouilla sous son longhi.

—Voilà ! dit sèchement Hasari en jetant une liasse de billets sur les genoux du petit homme édenté.

Celui-ci se fit instantanément tout sourires et tout miel. La négociation pouvait reprendre.

Aucun mariage de roi ou de milliardaire n'avait fait l'objet de tractations aussi âpres que ce projet d'union entre deux loqueteux d'un bidonville. Il ne fallut pas moins de huit séances pour régler la seule question de la dot. Les crises de larmes alternèrent avec les menaces, les ruptures avec les réconciliations. Il tombait sans cesse de nouveaux desiderata. Un jour, le père du garçon réclama une bicyclette en plus du reste ; le lendemain, il voulut un transistor, dix grammes d'or, un dhoti supplémentaire. Six jours avant la cérémonie, un malentendu faillit faire tout capoter. La famille du garçon jurait qu'elle devait recevoir douze saris, et non six comme le prétendait Hasari. A bout d'arguments, l'un des oncles du jeune homme se précipita vers Lambert.

Sahib, tu n'as qu'à offrir les six qui manquent. Tu es riche, toi ! Il paraît même que tu es l'homme le plus riche de ton pays !

Ce marathon épuisa complètement le malheureux tireur de rickshaw. Un matin qu'il venait de prendre sa carriole, il sentit le sol se dérober sous ses pieds. «J'avais l'impression d'enfoncer à chaque pas dans un trou d'égout, dira-t-il à Lambert. J'ai vu les automobiles, les camions, les maisons tourner autour de moi comme s'ils étaient accrochés à la grande roue d'un manège de foire. J'ai entendu des hurlements de sirène. Puis ce fut le vide. Un grand vide noir. » Il lâcha les brancards. Il s'était évanoui. Quand il ouvrit les yeux, Hasari reconnut au-dessus de lui le visage maigre de Musaphir, le factotum du propriétaire de sa guimbarde. Celui-ci faisait sa tournée des redevances quand il avait aperçu le rickshaw abandonné.

—Holà, vieux frère, on a bu un petit coup de trop ? demanda-t-il amicalement en tapotant les joues du tireur.

Hasari montra sa poitrine.

—Non, je crois que c'est mon moteur qui est en train de foirer.

—Ton moteur ? s'inquiéta le factotum, soudain aux aguets. Hasari, si c'est vraiment ton «

moteur » qui foire, il va falloir que tu nous rendes ton engin. Tu sais comme le Vieux est féroce pour ces choses-là. Il dit toujours : « Je veux des buffles dans mes brancards, pas des biquettes. »

Hasari hocha la tête plusieurs fois. Il n'y avait ni tristesse ni révolte dans son expression.

Simplement une formidable résignation. Il connaissait trop bien les lois de cette ville. Un homme dont le moteur a des ratés est un homme mort. Il n'existe déjà plus. Il pensa au pauvre coolie qu'il avait transporté à l'hôpital aux premiers jours de son exil. Il pensa à Ram Chander et à tous ceux qu'il avait vus s'éteindre entre les bras de leurs brancards, minés, consumés, anéantis par le climat, la faim, l'effort surhumain. Il pensa au pauvre Ramatullah disparu dans un trou d'égout. Il regarda avec tendresse les deux grandes roues et la caisse noire de son vieux chariot, le siège de moleskine déchiré, les arceaux et la toile de la capote à l'abri de laquelle tant de jeunes gens s'étaient aimés, tant d'habitants avaient bravé les folies de la mousson. Il regarda surtout ces deux timons de torture entre lesquels il avait tant souffert. Combien de milliers de kilomètres ses pieds couverts d'ulcères avaient-ils parcourus sur l'asphalte en fusion de la ville mirage ? Il ne le savait pas. Il savait seulement que chacun de ses pas avait représenté un effort de volonté pour faire faire un tour de plus au châkrâ de son destin, un geste de survie pour échapper à la malédiction de sa condition. Et maintenant, le châkrâ s'arrêtait pour toujours.

Il leva les yeux vers le factotum à cheval sur son vélo.

—Reprends ta carriole, dit-il. Elle va faire un heureux.

Il se releva et traîna une dernière fois le rickshaw n° 1999 jusqu'à la station de Park Circus.

Tandis qu'il disait adieu à ses camarades, Hasari vit le factotum appeler un des jeunes hommes qui attendaient accroupis au bord du trottoir. Tous étaient des réfugiés du dernier exode qui avait vidé les campagnes du Bengale et du Bihar ravagées par une nouvelle sécheresse. Tous guettaient la chance de s'atteler à leur tour à un rickshaw. Hasari alla vers celui qu'avait choisi le factotum et lui sourit. Puis il dégagea de son doigt le grelot de cuivre qui avait été sa voix d'homme-cheval pendant toutes ces dures années.

—Prends mon grelot, petit, dit-il en le faisant tinter une dernière fois contre le brancard. Il sera ton talisman et te protégera du danger.

Avant de renter chez lui, Hasari fit un détour pour se rendre chez le marchand de squelettes afin de réclamer un deuxième acompte sur la vente de ses os. Le caissier examina le visiteur avec soin. Jugeant que la détérioration de son état était en bonne voie, il consentit à un nouveau versement.

—Voici encore cent cinquante roupies, dit-il après avoir lentement compté et recompté plusieurs fois les billets.

Trois jours de palabres acharnés furent encore nécessaires pour que tout le monde s'entendît enfin sur le montant de la dot de sa fille. Comme le voulait la tradition, l'accord fut scellé par une cérémonie particulière dans la courée des Pal avec tous les habitants pour témoins. Des noix de coco, de l'encens et tout un parterre de feuilles de bananier furent disposés sur le sol afin de permettre au pujari d'accomplir les différents rites et de prononcer les montra de circonstance. Hasari fut invité à proclamer qu'il donnait sa fille en mariage et à énumérer la liste des biens qui composaient sa dot. A la fureur de Lambert, cette formalité déclencha aussitôt une nouvelle cascade d'incidents. La famille du garçon exigea de voir les biens en question. Suivit alors tout un déballage. «Je me serais cru en plein Barra Bazar, racontera le prêtre. On réclama la preuve du prix de tel bijou, on protesta que le sari de mariage n'était pas assez beau, on trouva le transistor minable.

Chaque récrimination coupait un peu plus le peu de souffle qui restait dans la poitrine d'Hasari. » La veille du mariage, nouveau drame. Le père, les oncles et un groupe d'amis du garçon firent irruption pour contrôler les préparatifs de la fête.

—Nous serons au moins cent, déclara le père, et nous voulons être sûrs qu'il y aura suffisamment à boire et à manger.

Lambert vit Hasari pâlir.

—Cent ? protesta-t-il. Mais nous avions convenu que vous ne seriez pas plus de cinquante !

Un énième palabre s'ensuivit devant toute la courée hilare. Les visiteurs décortiquèrent le menu, exigèrent que l'on ajoutât un légume ici, un fruit ou une friandise là. Acculé, Hasari tentait de faire front.

— D'accord, si vous diminuez de vingt personnes le nombre de vos invités, finit-il par concéder.

—Vingt ? Jamais ! Dix, tout au plus !

—Quinze.

—Douze, pas un de moins.

—D'accord pour douze, soupira Hasari pour en finir.

Son supplice n'était pas terminé pour autant.

—Et les musiciens ? s'inquiéta un des oncles du futur marié. Combien seront-ils ?

—Six.

—Seulement six ? Mais c'est une misère ! Un garçon comme mon neveu mérite au moins dix musiciens !

—C'est le meilleur orchestre du slum, protesta Hasari. Il a même joué chez le Parrain !

—Meilleur ou pas, il faut que vous ajoutiez au moins deux musiciens, rétorqua l'oncle, intraitable.

C'est alors qu'une nouvelle revendication tomba comme un couperet. Pour une raison mystérieuse liée, semble-t-il, à de subtils calculs astrologiques, les mariages indiens ont presque toujours lieu au milieu de la nuit. Le cul-de-jatte Anouar et Meeta s'étaient mariés à minuit. Les horoscopes d'Amrita et de son futur mari dictaient le même horaire. Ainsi en avait décidé le pujari au vu de ses cartes célestes.

—Où est le générateur ? demanda le père du garçon. A minuit, il fait noir et un mariage sans beaucoup de lumières n'est pas un vrai mariage.

Hasari resta sans voix. Le dos collé au mur par la sueur, la bouche entrouverte sur une envie de vomir, la respiration douloureuse et sifflante, il sentit une fois de plus le sol s'évanouir sous ses pieds. Les visages, les toits, les bruits se mêlèrent dans une brume mouvante. Il étreignit le pilier de la véranda. «Je n'y arriverai pas, gémit-il. C'est sûr, je n'y arriverai pas. Ils vont me voler le mariage d'Amrita. » Cette exigence-là était cependant justifiée. Pour les millions d'habitants des slums condamnés, faute d'électricité, à vivre dans une perpétuelle obscurité, il ne pouvait y avoir de fête sans illuminations. Une orgie d'éclairage, comme le soir des noces d'Anouar, était une façon de défier le malheur. Hasari hocha tristement la tête en montrant ses paumes vides. Cet homme qui sentait sa fin toute proche n'avait pas hésité à s'endetter pour des générations afin d'accomplir dignement son dernier devoir. Il avait porté à l'usurier les deux bagues et le petit pendentif de la dot de sa femme, ainsi que la montre trouvée sur la décharge par son fils Shambu. Il s'était tué au travail. Il avait vendu ses os. Il était allé au-delà du possible. Et maintenant il devait consentir à une suprême humiliation.

— Si vous persistez dans vos exigences, dit-il en s'interrompant à chaque mot pour reprendre son souffle, je ne vois qu'une solution : il faut annuler la noce. Je n'ai plus d'argent.

Moins de quatorze heures avant la fête, c'était donc l'impasse. Et peut-être la rupture. Pour la première fois, Hasari paraissait résigné. « Lui qui s'était tant démené, il offrait à présent le visage de quelqu'un qui est déjà ailleurs », dira Lambert. Bluff ou pas, l'autre camp arborait la même attitude. « Ils ne vont quand même pas tout flanquer par terre pour une histoire d'éclairage ! » se dit le Français. Consterné, il décida d'intervenir :

—Je connais une courée pas très loin où il y a du courant électrique. On pourrait facilement tirer un fil jusqu'ici. Avec quatre ou cinq lampes, on aurait un très bel éclairage.

Lambert gardera toute sa vie le souvenir du visage éperdu de reconnaissance de son ami.

Mais la partie n'était pas encore gagnée. Moins de sept heures avant la fête éclata une nouvelle crise. Et cette fois, c'était Hasari qui en était le responsable. S'avisant subitement que le standing d'une noce se juge autant à la munificence du cortège nuptial qu'à la richesse des festivités, il s'enquit auprès du père du garçon de la manière dont il comptait faire arriver son fils au domicile de sa future épouse. D'ordinaire, même dans ce bidonville de boue et de pestilence, ce trajet s'accomplit sur un cheval caparaçonné d'or et de velours.

—En rickshaw, répondit le père. Lambert crut qu'Hasari allait s'étouffer.

— En rickshaw ? hoqueta-t-il. Vous avez bien dit « en rickshaw » ?

Le père du garçon dodelina de la tête. Hasari le foudroya du regard :

—Jamais ma fille n'épousera un homme venu à sa noce à bord d'un rickshaw comme s'il s'agissait d'une vulgaire fille de pauvre, tonna-t-il. J'exige un taxi. Un taxi et une procession. Sinon, je reprends ma fille.

La Providence s'appellerait encore une fois Fils du miracle. Informé du dernier différend entre les deux familles, le chauffeur de taxi s'empressa d'offrir sa voiture pour conduire le cortège du marié. Cette générosité émut tout particulièrement l'ancien paysan. C'était en effet dans cette même voiture qu'un jour, il avait eu la plus grande révélation de son existence en voyant les roupies du compteur « tomber comme une pluie de mousson ».

Ce taxi portera chance à ma fille et à son foyer, se dit-il, tout ragaillardi et confiant.

Quelques heures plus tard, Hasari découvrait enfin la vision merveilleuse dont toute sa peine était l'aboutissement. « Grand Frère Paul, regarde comme ma fille est belle ! »

murmura-t-il avec extase. Drapée dans son sari écarlate semé d'étoiles d'or, la tête penchée, le visage caché par un voile de mousseline, ses pieds nus peints en rouge, ses orteils, ses chevilles, ses poignets étincelant des bijoux de sa dot, Amrita, conduite par sa mère et les femmes de la courée, allait prendre sa place sur la natte de paille de riz placée au centre de la cour, juste devant le petit brasero où brûlait le feu sacré et éternel. Les yeux exorbités de bonheur, les lèvres ouvertes sur un sourire qui montait du tréfonds de son âme, Hasari jouissait du plus beau spectacle de sa vie. Spectacle magique qui effaçait d'un coup tant d'images de cauchemar : Amrita pleurant de faim et de froid les nuits d'hiver sur leur morceau de trottoir, fouillant de ses petites mains les tas d'ordures du Grand Hôtel, mendiant sous les arcades de Chowringhee... Instant de triomphe, d'apothéose, revanche finale sur un karma pourri.

Une fanfare éclata, accompagnée de chants et de cris. Précédé d'une troupe de danseurs travestis outrageusement fardés de rouge et de khôl, le cortège nuptial faisait une entrée grandiose dans la misérable cour enfumée par les chula. « On aurait dit qu'un prince des Mille et Une Nuits nous tombait du ciel », dira Lambert. Avec sa couronne de carton scintillant de paillettes, sa tunique de brocart et ses mules dorées incrustées de verroterie le marié ressemblait à un maharaja entouré de sa cour comme on en voit sur les gravures.

Ainsi qu'Anouar, le garçon dut se soumettre, avant de gagner sa place, au rite du parda, la pose de voile, afin que les yeux de sa promise ne puissent découvrir son visage avant l'instant prévu par la liturgie. Puis le pujari lui fit signe d'aller s'asseoir à côté d'Arnrita.

L'interminable et pittoresque rituel d'un mariage hindou commença alors, scandé de montra en sanskrit, la langue des lettrés et des sages que personne dans ce bidonville ne comprenait, pas même le brahmane qui les débitait.

L'assistance avait remarqué que la place de garçon d'honneur restait vide à la droite de la mariée. Cette place, la première dans la hiérarchie des préséances, Hasari l'avait offerte à son frère de misère, le Grand Frère du taudis voisin, l'homme de Dieu qui, avec Fils du miracle, avait été sa providence, son ami, son confident. Mais Lambert n'avait pu l'occuper.

A l'instant où le marié et son cortège faisaient leur entrée, des spasmes avaient violemment secoué la poitrine du tireur de rickshaw. Lambert s'était précipité pour transporter le malheureux à l'intérieur de sa chambre. Les yeux et la bouche qui, la minute d'avant, exultaient de joie, s'étaient crispés sur une expression d'intense douleur. Quand les convulsions cessèrent, le corps resta un long moment raide et immobile. Puis, comme sous l'effet d'une impulsion électrique, la poitrine et tous les muscles se contractèrent à nouveau. Les lèvres s'entrouvrirent. Elles étaient toutes bleues, signe évident de détresse respiratoire. Lambert enjamba le corps et, pesant de tout son poids sur le thorax, entreprit de le masser vigoureusement de bas en haut. Il eut l'impression d'étreindre un squelette tant le tireur de rickshaw n'avait plus que la peau sur les os. Le sternum et les côtes craquèrent sous la pression de ses doigts. Trempant de sueur son beau panjabi blanc de garçon d'honneur, il s'acharna de toutes ses forces. Miracle ! Un souffle très faible, presque imperceptible, fit enfin tressaillir le corps décharné. Lambert comprit qu'il avait réussi à faire repartir le moteur. Pour consolider sa victoire, il offrit à son frère le plus beau témoignage d'amitié qui fût. Se penchant vers lui, il colla ses lèvres contre sa bouche et se mit à souffler en cadence des bouffées de vie dans ses poumons rongés par la fièvre rouge.

Lambert racontera la suite des événements dans une lettre au supérieur de sa fraternité. «

Hasari ouvrit les yeux. Ils étaient pleins de larmes et je sus qu'il souffrait. J'essayai de lui donner à boire, mais l'eau glissa le long de ses lèvres sans qu'il pût l'avaler. Il respirait très faiblement. A un certain moment, il tendit l'oreille. Il semblait percevoir les bruits de la courée, la musique et les voix de la fête. Il sourit faiblement à tout ce joyeux vacarme.

D'entendre que la noce se déroulait normalement eut sur lui un effet si bénéfique qu'il voulut parler. Je m'approchai de sa bouche et j'entendis : "Grand Frère, Grand Frère", puis des mots que je ne pus saisir.

« Quelques instants plus tard, il prit ma main et la serra dans la sienne. Je fus étonné de la force avec laquelle il écrasait mes doigts. Cette main qui avait tenu un brancard de rickshaw pendant tant d'années était comme un étau. Il me regardait avec des yeux suppliants. Il répéta : "Grand Frère, Grand Frère", puis des mots en bengali. Je compris cette fois qu'il parlait de sa femme et de ses fils, qu'il me demandait de m'occuper d'eux.

J'essayai de le réconforter. Je me suis dit que la fin était proche. Lui aussi devait le penser car il a fait plusieurs gestes de la main comme pour m'expliquer qu'il voulait sortir de la courée sans que personne ne s'en aperçoive. Il redoutait sans doute que sa mort n'interrompît la fête. J'avais envisagé cette éventualité et demandé à Fils du miracle de recevoir Hasari dans sa courée le plus tôt possible. Vers trois heures du matin, aidé de Kâlîma et de son fils Shambu, le petit chiffonnier, nous avons pu déménager discrètement le tireur de rickshaw. Les participants de la noce ne remarquèrent rien. Le Parrain avait fait apporter une provision supplémentaire de bangla, et beaucoup de convives étaient déjà ivres. Hasari dut réaliser qu'il quittait son domicile car il joignit les mains sur sa poitrine dans un geste de namaskar, comme pour dire au revoir à tout le monde.

« Les choses se sont alors déroulées très vite. Vers cinq heures du matin, Hasari fut secoué par une violente crise. Puis ses lèvres s'entrouvrirent. Un jet de sang plein de bulles en a jailli. Peu après, sa poitrine s'est affaissée sur un râle. C'était fini. J'ai fermé ses paupières et j'ai récité la prière des morts. »

Moins d'une heure après le décès, des coups furent frappés à la porte de la chambre où Fils du miracle et Lambert veillaient la dépouille de leur ami enveloppée dans un linceul de khadi blanc orné d'une guirlande d'œillets jaunes. Le chauffeur de taxi alla ouvrir. Dans l'obscurité, il distingua deux visages à la peau très sombre.

— Nous sommes les dôm, déclara le plus âgé des fossoyeurs. Le mort avait un contrat.

— Nous venons chercher son corps.

La cité de la joie
titlepage.xhtml
jacket.xhtml
index_split_000.html
index_split_001.html
index_split_002.html
index_split_003.html
index_split_004.html
index_split_005.html
index_split_006.html
index_split_007.html
index_split_008.html
index_split_009.html
index_split_010.html
index_split_011.html
index_split_012.html
index_split_013.html
index_split_014.html
index_split_015.html
index_split_016.html
index_split_017.html
index_split_018.html
index_split_019.html
index_split_020.html
index_split_021.html
index_split_022.html
index_split_023.html
index_split_024.html
index_split_025.html
index_split_026.html
index_split_027.html
index_split_028.html
index_split_029.html
index_split_030.html
index_split_031.html
index_split_032.html
index_split_033.html
index_split_034.html
index_split_035.html
index_split_036.html
index_split_037.html
index_split_038.html
index_split_039.html
index_split_040.html
index_split_041.html
index_split_042.html
index_split_043.html
index_split_044.html
index_split_045.html
index_split_046.html
index_split_047.html
index_split_048.html
index_split_049.html
index_split_050.html
index_split_051.html
index_split_052.html
index_split_053.html
index_split_054.html
index_split_055.html
index_split_056.html
index_split_057.html
index_split_058.html
index_split_059.html
index_split_060.html
index_split_061.html
index_split_062.html
index_split_063.html
index_split_064.html
index_split_065.html
index_split_066.html
index_split_067.html
index_split_068.html
index_split_069.html
index_split_070.html
index_split_071.html
index_split_072.html
index_split_073.html
index_split_074.html
index_split_075.html
index_split_076.html