71.

« Frères, Sœurs, écoutez ! » Paul Lambert leva un doigt en direction du bruit des cloches et ferma les yeux pour se laisser imprégner des notes cristallines qui fusaient à travers le ciel chargé de fumées. « II est né le Divin Enfant», annonçait le carillon de l'église illuminée de

« Notre-Dame-du-bon-accueil ». Il était minuit, la nuit de Noël. Au même moment, d'un bout à l'autre de l'immense métropole, d'autres carillons répercutaient la même nouvelle.

Bien que les chrétiens fussent une petite minorité à Calcutta, la naissance de Jésus y était célébrée avec autant de dévotion et de faste que celle de Krishna, de Mahomet, de Bouddha, du gourou Nanak des sikhs, ou de Mahavira, le saint des ja'ihs. Noël était l'une des quelque vingt fêtes religieuses officielles et fériées de cette ville macédoine de croyances et folle de Dieu.

Ruisselante de guirlandes et d'étoiles lumineuses, l'église ressemblait dans les ténèbres à un palais de maharaja une nuit de couronnement. Dans la cour, à quelques mètres des trottoirs où des milliers de sans-abri dormaient recroquevillés dans le froid mordant, une crèche monumentale aux personnages grandeur nature reconstituait la naissance du Messie sur la paille de l'étable de Bethléem. Une foule bruissante et colorée, les femmes en saris superbes, la tête recouverte de voiles brodés, les hommes et les enfants vêtus comme des princes, remplissait la vaste nef décorée de banderoles et de guirlandes. Les somptueux bouquets de tubéreuses, de roses et d'œillets qui décoraient l'autel et le chœur avaient été apportés par une chrétienne de la Cité de la joie en reconnaissance pour la guérison de son mari sauvé du choléra. Tout autour des piliers, devant les nombreuses plaques mentionnant le nom des Anglais et des Anglaises enterrés dans cette église depuis sa construction deux siècles plus tôt, des couronnes de feuillage et de fleurs faisaient une arche triomphale. Une salve de pétards ébranla soudain la nuit. Accompagnée par les orgues, toute l'assistance entonna le cantique célébrant l'avènement du Divin Enfant. Le curé Alberto Cordeiro, plus majestueux que jamais dans son aube immaculée et ses ornements de soie rouge, fit alors son entrée. Escorté de ses diacres et d'une double file d'enfants de chœur, il traversa la nef et marcha cérémonieusement vers l'autel. « Tant de pompe au milieu de tant de pauvreté », s'étonna Max Loeb venu en voisin assister pour la première fois de sa vie à une messe de Noël. Il ignorait que le brave curé avait jadis tenté de dissuader Lambert d'aller vivre au milieu des pauvres de la Cité de la joie, de crainte qu'il « ne devienne leur esclave et ne perde leur respect ».

Une cérémonie semblable commençait dans les autres églises de Calcutta. Autour de Saint-Thomas, la paroisse élégante du quartier de Park Street, des dizaines de voitures particulières, de taxis, de rickshaws déversaient un flot de fidèles. Park Street et les rues alentour ruisselaient de guirlandes et d'étoiles lumineuses. La nuit résonnait des cantiques de Noël diffusés dans les rues. Des enfants vendaient sur le trottoir des petits pères Noël qu'ils avaient confectionnés et décorés dans les ateliers de leur slum. D'autres proposaient des sapins de carton scintillant de neige, ou des crèches. Tous les magasins étaient ouverts, leurs vitrines pleines de cadeaux, de bouteilles de vin, d'alcool et de bière, de paniers débordant de fruits, de confiseries, de conserves fines. De riches Indiennes accompagnées de leurs serviteurs faisaient leurs dernières emplettes pour le réveillon. Des familles entières assiégeaient Flury's, le célèbre marchand de glaces et de pâtisseries. D'autres s'engouffraient chez Peter Kat, chez Tandoor, ou dans les restaurants du Moulin Rouge, du Park Hôtel, du Grand Hôtel. Ce dernier affichait complet. Son dîner-spectacle avec cotillons coûtait trois cents roupies par couple, presque le prix auquel Hasari Pal avait vendu ses os.

Noël n'était pas moins vivant au fond des ruelles de la Cité de la joie. Des guirlandes de lucioles, des banderoles pendaient partout où vivaient des chrétiens. Des haut-parleurs diffusaient des chants et des cantiques. Chaque famille avait badigeonné et décoré son logement. Profitant d'une absence de Lambert, Margareta avait passé une nouvelle couche de peinture bleutée sur les murs de sa chambre, dessiné des rangoli sur le sol, placé une petite crèche sous l'image du Saint Suaire, ouvert les Évangiles à la page de la Nativité et allumé des bougies et des bâtonnets d'encens. Elle avait accroché à la charpente des guirlandes d'œillets et de roses qui formaient une sorte de dais au-dessus du petit oratoire.

Pour tous les chrétiens d'Anand Nagar, le plus beau symbole de cette nuit magique était sans doute l'étoile géante lumineuse qui se balançait au bout d'un bambou au-dessus de la chambre de Lambert. L'hindou Ajit et le musulman Saladdin avaient eu l'idée de hisser cet emblème dans le ciel de la Cité de la joie, comme pour dire aux désespérés du slum : «

N'ayez plus peur. Vous n'êtes pas seuls. Cette nuit où le Dieu des chrétiens est né, il y a déjà parmi nous un sauveur. »

Le « sauveur » en question, en accord avec le curé de la paroisse, était resté vivre cette nuit au milieu de ses frères de misère. La tête et les épaules enveloppées dans un châle à cause du froid très vif, il célébrait le mystère de l'Eucharistie devant une cinquantaine de fidèles rassemblés dans la courée de Margareta. Combien d'années s'étaient écoulées depuis sa première messe sur cette même planche posée sur deux caisses ? Cinq, six, sept ?

Comment compter le temps dans cet univers sans passé ni futur ? Dans ce monde où la vie de tant d'hommes tient dans la seconde de survie présente. Écoutant les cantiques qui emplissaient la nuit comme un orage de mousson, il songea : « Ce camp de concentration est un couvent. » Il s'était bien souvent fait cette réflexion. En cette nuit de Noël, une conviction s'imposait à lui, plus forte que jamais : nulle part le message du Dieu se faisant homme pour sauver l'humanité n'était plus vivant que dans ce bidonville. La Cité de la joie et Bethléem étaient un seul et même lieu. Avant d'élever vers le ciel le fragment de galette de blé sans levain qui lui tenait lieu d'hostie, il eut envie de prononcer quelques mots.

« Il est facile à tout homme de reconnaître et de glorifier les richesses du monde, dit-il en cherchant du regard les visages noyés d'ombre, mais seul un pauvre peut connaître la richesse qu'est la pauvreté. Seul un pauvre peut connaître la richesse qu'est la souffrance...

»

A peine venait-il de dire ces mots qu'un étrange phénomène atmosphérique se produisit.

Ce fut d'abord une brusque bourrasque de vent. Puis une masse d'air brûlant qui s'engouffra dans la courée, arrachant guirlandes et banderoles, éteignant les étoiles lumineuses, faisant tomber des tuiles. Presque aussitôt, un formidable coup de tonnerre ébranla la nuit. Lambert se demanda si la mousson n'était pas en train de revenir. Mais tout se calma au bout de quelques secondes.

« Et c'est parce que les pauvres sont seuls à pouvoir connaître cette richesse qu'ils sont capables de se dresser contre la misère du monde, contre l'injustice, contre la souffrance de l'innocent, confirma-t—il. Si le Christ a choisi de naître parmi les pauvres, c'est parce qu'il a voulu que ce soient les pauvres qui enseignent au monde la bonne nouvelle de son message, la bonne nouvelle de son amour pour les hommes.

« Frères et sœurs de la Cité de la joie, c'est vous qui portez aujourd'hui cette flamme d'espérance. Moi, votre frère, je vous le jure : un jour viendra où le tigre s'assoira à côté de l'enfant, où le cobra dormira à côté de la colombe, où tous les habitants de tous les pays se sentiront frères et sœurs. »

Lambert racontera qu'en disant cela, il revit une photographie du pasteur américain Martin Luther King méditant devant une crèche de Noël. Dans la légende de cette image publiée par un magazine, Luther King expliquait que, devant cette crèche, il avait eu la vision « d'un immense banquet sur les collines de Virginie, où les esclaves et les fils d'esclaves s'asseyaient avec leurs maîtres pour partager un repas de paix et d'amour ». Ce soir, Lambert se sentait porté par le même rêve. Un jour, il en était sûr, les riches et les pauvres, les esclaves et les maîtres, les bourreaux et leurs victimes, tous pourraient s'asseoir ensemble à la même table.

Le prêtre prit entre ses doigts le morceau de galette et l'éleva lentement vers le ciel. Ce qu'il vit alors au-dessus des toits lui parut si insolite qu'il ne put en détacher les yeux. Des gerbes d'éclairs striaient la voûte céleste d'une cascade de traits de feu, illuminant une énorme masse de nuages noirs qui filaient à grande allure. Une nouvelle canonnade de tonnerre ébranla aussitôt la nuit, suivie cette fois d'une bourrasque d'une telle violence qu'au fond de leur courée Lambert et les fidèles eurent l'impression d'être littéralement aspirés. Quelques instants plus tard, les nuages libéraient un déluge d'eau tiède. Lambert entendit alors la voix d'Aristote John qui criait par-dessus le vacarme : — Un cyclone, c'est un cyclone !

A l'autre bout de la ville, dans une vieille demeure coloniale à balustres du quartier résidentiel d'Ali-pore, un homme écoutait les hurlements grandissants de la tornade. Son observation était professionnelle : T.S. Ranjit Singh, un sikh de trente-huit ans originaire d'Amritsar, au Panjab, était de garde cette nuit de Noël au centre météorologique régional de Calcutta. Dressées au milieu des banyans centenaires sous lesquels Rabindranath Tagore avait jadis composé quelques-uns de ses poèmes, les antennes de ce centre recevaient et collationnaient les bulletins météorologiques de toutes les stations installées le long des côtes de la mer du Bengale, dans les îles Andaman et jusqu'à Rangoon, en Birmanie. Deux fois par jour, le laboratoire de la station captait également des photographies du sous-continent indien et des mers qui le bordent prises de la haute stratosphère par le satellite américain NOAA7 et par son homologue soviétique Meteor. De tout temps, la mer d'Arabie à l'ouest et le golfe du Bengale à l'est avaient été des espaces de prédilection pour la naissance de ces ouragans sauvages que les météorologues appellent cyclones. Produits par des variations brutales de températures et de pressions atmosphériques entre la surface de la mer et les hautes altitudes, ces tourbillons de vent libéraient des forces comparables à des bombes à hydrogène de plusieurs mégatonnes. Us ravageaient périodiquement les rivages de l'Inde, faisant des milliers, parfois des dizaines de milliers de morts, détruisant et submergeant d'un coup des régions aussi vastes que la Belgique ou la Suisse. Toute la mémoire de l'Inde était traumatisée par le cauchemar de ses cyclones.

Mais cette nuit-là, Ranjit Singh n'avait pas de raison particulière de s'alarmer. Toutes les dépressions tropicales ne deviennent pas des ouragans cycloniques, surtout si tard dans la saison. La photographie transmise par le satellite américain à dix-neuf heures était même plutôt rassurante. Le sikh l'examina avec attention. La zone diffuse de stratocumulus qu'elle montrait avait peu de chance de devenir dangereuse. Située à plus de mille cinq cents kilomètres au sud de Calcutta, elle était orientée sud-nord-est, c'est-à-dire en direction de la Thaïlande. Les derniers relevés des stations météo transmis par télétype dataient d'à peine une heure. Certes, ils indiquaient des zones de basse pression dans toute la région, mais partout la force du vent restait inférieure à cinquante kilomètres-heure.

Rassuré, le sikh décida de passer une agréable soirée de Noël. Il ouvrit son attaché-case et en sortit les deux gamelles en inox préparées par sa femme. Un vrai réveillon : curry de poisson avec des cubes de fromage blanc en sauce, boulettes de légumes et non rôtis. Il prit également la petite bouteille de rhum qu'il avait rapportée d'une inspection au Sikkim et en remplit un verre. Oubliant les rafales qui faisaient claquer les volets, il but avec gourmandise une première gorgée. Puis il attaqua son repas. Quand il eut terminé, il se versa un nouveau verre, se leva et alla par acquit de conscience jeter un coup d'œil sur le rouleau du télétype dans la pièce voisine. Il constata avec plaisir l'absence de tout message et retourna s'asseoir. « Allons, se dit-il en savourant le délicieux breuvage, encore une nuit sans histoire. »

A deux heures du matin, le cliquetis du télétype le réveilla en sursaut. La station de Vishakhapatnam, au nord de Madras, annonçait des pointes de vent à cent vingt nœuds, près de deux cents kilomètres-heure. La station des îles Nicobar confirmait peu après. La timide dépression de la veille s'était métamorphosée en un ouragan cyclonique majeur. La colère du dieu Indra éclatait au-dessus de la mer du Bengale. Une heure plus tard, le S.O.S.

d'un cargo indonésien pris dans la tempête confirmait l'imminence du danger. Sa position

— 21° 2 de latitude nord et 89° 5 de longitude est — indiquait que le cyclone se trouvait à cinq cents kilomètres environ de la côte du Bengale. Il avait brusquement changé de direction et se dirigeait vers Calcutta.

Le sikh ne perdit pas une seconde. Il alerta aussitôt son chef, l'ingénieur principal H.P.

Gupta, qui dormait avec sa famille dans son appartement de fonction situé dans une aile du bâtiment. Puis il appela la station locale d'Ail India Radio, la chaîne de radiodiffusion nationale, et la permanence du cabinet du ministre de l'Intérieur afin qu'un avis d'«

ouragan cyclonique d'intensité très sévère » soit immédiatement lancé aux populations habitant la zone du delta. Puis il se tourna vers le radiotéléphone posé sur une console derrière sa table. L'appareil reliait directement son P.C. à une installation ultramoderne placée au sommet des seize étages du bâtiment le plus haut de Calcutta. Sous son dôme en fibre de verre, l'antenne parabolique du radar de la météorologie indienne pouvait repérer un cyclone à plus de cinq cents kilomètres de distance, le suivre à la trace, déterminer la dimension de son « œil » et calculer la masse d'eau torrentielle qu'il était susceptible de libérer en frappant sa cible. Mais, cette nuit, le radar était éteint et la grande salle bleu ciel, décorée des photographies des cyclones qui avaient ravagé le Bengale pendant les dix dernières années, était déserte. Le prochain tour de surveillance ne commençait qu'à sept heures le matin de Noël.

La cité de la joie
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