27.

« Vous verrez, mon cher, ils vous grignoteront jusqu'à l'os. A cause de votre peau blanche, ils attendront tout de vous. Pensez, un Européen dans une nécropole comme la Cité de la joie, cela ne s'est jamais vu ! » Paul Lambert songeait à ces mots du curé de la paroisse voisine en donnant quelques comprimés d'aspirine à une femme venue lui apporter son enfant terrassé par une méningite. La guérison de la jeune aveugle et sa compassion à toutes les détresses avaient suffi pour que cette prédiction se réalisât. Le « Father », le «

Daktar », le « Grand Frère Paul » du 19 Fakir Bhagan Lane était devenu le père Noël. Un père Noël à la mode du slum, un homme qui acceptait d'écouter et qui savait comprendre, sur lequel les plus abandonnés pouvaient projeter leurs espoirs, auprès duquel ils trouvaient amitié et bienveillance. Du coup, il se voyait attribuer la paternité du moindre bienfait qui pouvait survenir, comme la décision de la municipalité de creuser dix nouveaux puits, ou la douceur exceptionnelle de la température en ce début d'hiver. Ce besoin de se référer constamment à une personne est un trait caractéristique de l'âme indienne. Sans doute est-elle due au système des castes et au fait qu'il y a un chef à l'intérieur de chaque groupe. Dans le bidonville, tout se passait toujours à travers quelqu'un. Faute de connaître ce « quelqu'un », on avait peu de chance de faire aboutir une démarche, que ce fût dans les bureaux des administrations, ceux de la police, ou dans les hôpitaux. Pour les centaines d'habitants méprisés, rejetés, de son quartier, Lambert devint ainsi « la personne » par excellence, celle qui pouvait tout grâce à sa peau blanche, à sa croix d'homme de Dieu sur la poitrine, à son porte-monnaie qui, pour des pauvres ne possédant rien, pouvait paraître aussi gonflé que celui de G.D. Birla, le célèbre milliardaire de Calcutta.

Cette notoriété l'exaspérait. H ne voulait être ni le père Noël ni la Sécurité sociale, ni la Providence, mais seulement un pauvre parmi les pauvres. « Mon ambition était de leur donner confiance en eux afin qu'ils se sentent moins abandonnés, qu'ils aient envie d'entreprendre des actions en vue d'améliorer eux-mêmes leur sort. » Ce souhait devait s'accomplir une première fois quelques semaines avant les fêtes de Dourga. Un soir, quelques habitants du quartier conduits par Margareta se présentèrent à l'entrée de la chambre de Lambert.

— Grand Frère Paul, déclara la jeune chrétienne, nous voudrions réfléchir avec toi à la possibilité de faire ensemble quelque chose d'utile pour les gens d'ici.

Margareta fit les présentations. Il y avait là un jeune ménage hindou, un Anglo-Indien chrétien, un ouvrier musulman et une Assamaise d'une vingtaine d'années. Six pauvres qui désiraient retrouver une dignité, qui voulaient « construire ensemble ». Les Ghosh — le couple hindou — étaient beaux, sains, lumineux. Sous son voile de coton rouge décoré de motifs floraux, la jeune femme ressemblait, avec sa peau très mate et très claire, à une madone de la Renaissance. L'intensité de son regard frappa d'emblée Lambert.

« Cette femme brûlait d'un feu intérieur. » Elle s'appelait Shanta. Elle était la fille aînée d'un paysan sans terres d'un gros bourg isolé du delta du Gange nommé Basanti. Pour faire vivre ses huit enfants, son père allait avec des pêcheurs de son village ramasser du miel sauvage dans la jungle inondée des Sundarbans. Un jour, il n'était pas revenu. Il avait été emporté par l'un des tigres mangeurs d'hommes qui dévorent là-bas chaque année plus de trois cents cueilleurs de miel. C'était sur le sol en terre battue de la petite école primaire locale que Shanta avait connu le gaillard barbu aux cheveux bouclés qui était son mari.

Ashish — l'Espoir — vingt-six ans, était l'un des onze enfants d'un ouvrier agricole journalier. Le cas de ce couple était presque unique : ils s'étaient mariés par amour. Ce défi à toutes les traditions avait provoqué un tel scandale qu'ils avaient dû fuir leur village et chercher refuge à Calcutta. Après avoir crevé la faim pendant un an, Ashish avait trouvé un emploi de moniteur dans un centre d'apprentissage pour enfants handicapés de la Mère Teresa. Shanta, elle, était institutrice dans une école de Howrah. Après la naissance de leur premier enfant, ils avaient trouvé l'Eldorado : une chambre dans une courée hindoue du slum d'Anand Nagar. Deux salaires réguliers de deux cents roupies par mois (deux fois cent soixante francs) peuvent paraître une misère. Dans la Cité de la joie, c'était la fortune.

Les Gosh étaient des privilégiés, ce qui rendait leur volonté de servir les autres d'autant plus remarquable.

L'Anglo-Indien portait le nom insolite d'Aristote John. C'était un homme au visage triste et à l'air bilieux, comme beaucoup de membres de cette communauté particulièrement marginale dans l'Inde d'aujourd'hui. Il travaillait aux aiguillages de la gare de Howrah. Le musulman Saladdin, cinquante-deux ans, portait une courte moustache et une calotte brodée sur la tête. C'était lui le plus ancien du slum. Rescapé des massacres de la Partition, il partageait depuis vingt ans une masure avec trois mollahs à qui il servait de cuisinier.

Construire ensemble ! Dans ce goulag où soixante-dix mille hommes luttaient pour leur survie quotidienne, dans ce lieu qui ressemblait parfois à un mouroir, rongé de tuberculose, de lèpre, de dysenterie, d'ulcères, et de toutes les maladies de carence, dans cet environnement si pollué que des milliers de malheureux n'atteignaient jamais l'âge de quarante ans, tout était à construire. Il fallait un dispensaire et une léproserie. H fallait distribuer du lait aux enfants mourant de malnutrition, installer des fontaines d'eau potable, multiplier les latrines, expulser les vaches et les bufflesses propagatrices de tuberculose. Les urgences étaient innombrables.

« Je suggère que chacun de nous fasse un sondage autour de lui, dit Lambert, afin que nous déterminions les besoins prioritaires de nos voisins. » Les résultats arrivèrent trois jours plus tard. Us étaient concordants et unanimes. Les véritables nécessités pressantes des habitants de la Cité de la joie n'étaient pas celles qu'imaginait Paul Lambert. Ce n'étaient pas les conditions matérielles de leur vie qu'ils voulaient d'abord changer. La nourriture qu'ils attendaient avidement n'était pas destinée aux corps rachitiques de leurs enfants, mais à leur esprit. Les six enquêtes indiquaient que la toute première revendication était la création d'une école du soir pour permettre d'apprendre à lire et à écrire aux enfants qui travaillaient toute la journée dans les ateliers, les boutiques et les tea-shops du quartier. Lambert chargea Margareta d'inviter les familles concernées à trouver un local qui pût servir de salle de classe et il offrit de participer à la rémunération de deux instituteurs. « J'avais atteint mon premier objectif, dira-t-il. Encourager mes frères d'Anand Nagar à se prendre eux-mêmes en charge. »

Cette première action fut le point de départ d'une entreprise de solidarité et de partage qui bouleversera un jour complètement les conditions de vie dans le bidonville. Lors de la réunion suivante, Lambert proposa la création d'une équipe de volontaires pour accompagner et guider les malades dans les hôpitaux de Calcutta. Car aller seul se faire soigner dans ces caravansérails était une aventure souvent si cauchemardesque que la plupart des gens devaient y renoncer.

N'importe qui pouvait assister aux réunions de la chambre du 19 Fakir Bhagan Lane. Le bruit se répandit vite : « Il y a des gens qui écoutent les pauvres. » C'était une telle révolution que le Français avait baptisé sa petite équipe « Comité d'écoute et d'entraide ».

C'était aussi une révélation : chacun découvrait qu'il y avait plus malheureux que lui.

Lambert prit pour règle de commencer chaque réunion par la lecture de l’Évangile. «Aucun récit ne collait davantage à la vie du slum, aucun exemple n'était plus vivant que celui du Christ soulageant les misères de ses contemporains. Hindous, musulmans, chrétiens, tous les hommes de bonne volonté pouvaient comprendre le rapport entre le message de l'Évangile et leur vie de souffrance, entre la personne du Christ et ceux qui, ici, avaient choisi de perpétuer son action. »

Ce rapport, personne ne le percevait avec autant d'intensité que la jeune Assamaise venue dès le premier soir offrir son aide à Lambert. Avec sa natte dans le dos, ses yeux bridés et ses pommettes toutes roses, elle ressemblait à une poupée chinoise. Son nom résonnait comme un montra. Elle s'appelait Bandona, ce qui signifiait « Louange à Dieu ». Bien que de religion bouddhiste, elle avait été d'emblée conquise par l'enseignement de l'Évangile.

Se mettre au service des autres pour mieux rencontrer Dieu répondait à son impatience. «

Chaque fois qu'un malheureux exprimait sa détresse, le visage de Bandona se muait en un masque de douleur, racontera Lambert. Toute souffrance était sa souffrance. »

Cet être hypersensible aux autres était d'une pudeur quasi maladive pour ce qui la concernait. A toute question personnelle, elle se voilait la face du pan de son sari et baissait la tête dans un geste de défiance. La curiosité de Lambert s'en trouvait d'autant plus avivée. Un jour qu'il la taquinait, elle lui lança sèchement : « Ton Jésus lui-même n'a-t-il pas dit que nous n'étions là que pour accomplir la volonté de son Père, et que nos propres existences ne comptaient pas ? Alors, pourquoi t'intéresses-tu à moi ? »

Lambert devait pourtant lui arracher quelques bribes d'informations qui lui firent comprendre comment cette jeune fille née dans les cimes de l'Assam avait échoué dans la pouillerie d'un bidonville de Calcutta. Son père était un petit paysan installé dans la région de Kurseong, à l'extrême nord du Bengale, au pied des premiers contreforts de la chaîne hima-layenne. Il travaillait une parcelle de culture en terrasses, péniblement conquise au flanc de la montagne. C'était suffisant pour faire vivre sa femme et leurs quatre enfants.

Mais un jour, des entrepreneurs venus de Calcutta commencèrent à exploiter le bois des forêts. Ils fixèrent un quota journalier d'arbres à abattre. Des années auparavant, la région avait déjà été profondément transformée par le développement des tea gardens, les plantations de thé. Avec l'arrivée des forestiers, les jungles boisées se rétrécirent comme une peau de chagrin. Les paysans furent contraints d'aller chercher toujours plus loin le bois nécessaire à la cuisson de leurs aliments, ainsi que de nouvelles terres à cultiver. Les feux de brousse se multiplièrent.

La végétation n'ayant plus le temps de repousser avant les cataractes de la mousson, l'érosion attaqua les sols. Privé de ses pâturages traditionnels, le bétail devint un facteur de destruction. La raréfaction des produits naturels obligea les familles à développer les cultures vivrières. Le bois de feu étant de plus en plus rare, il fallut utiliser la bouse des animaux pour cuire les aliments, ce qui priva les terres de leur meilleur engrais. Les rendements chutèrent. La dégradation des sols s'accéléra. A cause du déboisement, l'eau n'était plus retenue. Les sources se tarirent, les réservoirs se vidèrent, les nappes phréatiques s'asséchèrent. Cette zone subissant la plus forte pluviosité mondiale — jusqu'à onze mètres d'eau par an en Assam —, la terre arable et l'humus furent emportés vers les plaines un peu plus à chaque mousson, laissant bientôt le roc à nu. En quelques années, la région tout entière devint un désert. Ses habitants étaient acculés à partir. Partir pour la ville qui les avait ruinés !

Bandona avait quatre ans quand sa famille se mit en marche vers Calcutta. Grâce à un cousin qui travaillait dans un magasin de vêtements, ses parents eurent la chance de trouver une pièce dans le slum d'Anand Nagar. Le père mourut de tuberculose cinq ans plus tard. La mère, une courageuse petite femme que rien ne pouvait abattre, brûla pendant un an des bâtonnets d'encens devant l'image noircie du fondateur de la secte bouddhiste des Bonnets jaunes, puis elle se remaria. Mais son mari la quitta peu après pour aller travailler dans le sud du pays. Elle éleva seule ses quatre enfants en récupérant dans les tas d'ordures les objets métalliques qu'elle revendait à un ferrailleur. Bandona avait commencé à gagner sa vie dès l'âge de douze ans. D'abord dans une cartonnerie, ensuite dans un atelier où elle tournait des pièces de camion. La tuberculose ayant à son tour frappé sa mère, elle devint le seul soutien de sa famille. Elle partait le matin à cinq heures et ne rentrait guère avant dix heures le soir, après deux heures d'autobus et trois kilomètres de marche. Il lui arrivait souvent de ne pas rentrer du tout à cause des fréquentes coupures de courant qui l'obligeaient à dormir au pied de sa machine-outil pour pouvoir rattraper le temps perdu dès le retour de l'électricité. A Calcutta, des dizaines de milliers de travailleurs vivaient ainsi, enchaînés à leurs outils en raison des délestages et pannes d'électricité multiples. Bandona gagnait quatre roupies par jour (trois francs vingt), ce qui lui permettait tout juste de payer le loyer du taudis familial et d'assurer à sa mère et ses frères une portion de riz ou deux chapati une fois par jour. Le dimanche et les jours de fête, au lieu de se reposer et de se distraire avec les jeunes filles de son âge, elle courait le slum à secourir les uns et les autres. Un soir, elle avait frappé à la porte de Paul Lambert.

Quelques dons reçus d'Europe permirent au prêtre de lui faire quitter son atelier et de la mettre à temps complet au service du Comité d'entraide. Personne n'avait autant que Bandona le sens du partage et du dialogue, le respect de la foi et des croyances d'autrui.

Elle savait recevoir les confidences des mourants, rester après la mort à prier avec les familles, laver les cadavres, accompagner les défunts pour leur dernier voyage jusqu'au cimetière ou au bûcher. Elle n'avait rien appris, mais elle savait tout. Par intuition, par amitié, par amour. Son exceptionnelle capacité de communiquer lui ouvrait toutes les portes. Elle entrait dans n'importe quelle courée, dans n'importe quelle hutte, et s'asseyait avec les gens sans aucun préjugé de caste ou de religion. Prouesse d'autant plus remarquable qu'elle n'était pas mariée. Il était en effet inconcevable qu'une jeune célibataire pénétrât partout, en particulier dans un milieu étranger à sa caste.

Les femmes mariées ne faisaient jamais confiance à une jeune femme non mariée, même de leur caste. Car la tradition voulait qu'une jeune fille ne connaisse rien à la vie puisqu'elle doit arriver innocente au mariage sous peine d'être accusée d'immoralité et, dès lors, rejetée.

Deux ou trois fois par semaine, la jeune Assamaise emmenait des malades dans les hôpitaux de Calcutta. C'était un véritable exploit de conduire ces malheureux au milieu des flots hurlants d'une circulation qui les terrifiait, puis de les guider à travers les couloirs et les salles d'attente bondés. Dans ces établissements, un pauvre sans escorte n'avait guère de chance d'arriver jusqu'à une salle d'examens. Et quand bien même aurait-il eu cette chance, il n'aurait pu expliquer de quoi il souffrait ni comprendre le traitement à suivre puisque, neuf fois sur dix, il ne parlait pas le bengali des médecins mais l'un des vingt ou trente dialectes et langues de l'immense hinterland qui exportait ses millions de pauvres vers Calcutta. Exigeant, tempêtant, forçant les portes, Bandona se battait comme une lionne pour que ses protégés soient traités comme des êtres humains, et pour que les médicaments prescrits leur soient effectivement remis. En quelques semaines, elle allait devenir le pilier et l'âme de l'équipe du Comité d'entraide. Sa mémoire était le fichier des misères du bidonville. La qualité de son regard, de son sourire, de son amour, lui valut bientôt le surnom d'« Anand Nagar ka Swarga Dut » — « l'Ange de la Cité de la joie ».

Un soir, au retour d'une de ses équipées, Bandona entra comme une bombe dans la chambre de Paul Lambert pour lui annoncer que les médecins avaient diagnostiqué chez une femme enceinte du slum une maladie de la peau mortelle que seul un sérum fabriqué en Angleterre pouvait peut-être guérir.

— Grand Frère Paul, supplia-t-elle en prenant les mains du prêtre, il faut que tu fasses venir ce médicament de toute urgence. Sinon, cette femme et son bébé vont mourir.

Lambert se précipita le lendemain au bureau de poste de Howrah pour expédier un télégramme au responsable de sa fraternité. Avec un peu de chance, le remède pourrait arriver avant dix jours. Neuf jours plus tard, effectivement, Paul Lambert reçut par l'excellent service postal indien, qui fonctionnait même dans les slums, un avis du service des Douanes le priant de venir chercher un paquet à son nom. C'était le début d'une odyssée qu'il ne serait pas près d'oublier.

La cité de la joie
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