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« Ça a commencé par une grande fatigue et une drôle de douleur dans les os, comme si des dizaines de flics m'avaient matraqué avec leur lathi, racontera Hasari Pal. Je me disais que c'était probablement la vieillesse qui était un peu en avance. Elle arrive très vite chez les tireurs de rickshaw. Ici, à Calcutta, les feuilles des arbres dans les squares tombaient aussi plus tôt qu'à la campagne. Et puis j'ai senti une chaleur bizarre dans ma poitrine. Même quand j'étais au repos en attendant des clients, je sentais cette chaleur qui me mouillait de transpiration du haut en bas du corps. C'était d'autant plus étrange qu'on était en hiver et Dieu sait que, dans cette maudite ville, il peut faire aussi froid l'hiver que chaud l'été.
J'avais beau ne pas quitter le vieux chandail offert par une cliente de Wood Street que je transportais tous les matins jusqu'à son arrêt d'autobus, je tremblais toujours. J'avais peut-
être attrapé la maladie du moustique1. D'après Chomotkar, mon copain le chauffeur de taxi qui en avait souffert, cette maladie donne comme ça des grands frissons et des accès de chaleur. Il avait été guéri par des petits cachets blancs. Il m'en a apporté tout un tas dans une feuille de journal et m'a dit d'en avaler deux ou trois chaque jour. Nous avons commencé le traitement avec une bouteille de bangla. Chomotkar prétendait que le bangla était un médicament universel. Mais je crois qu'il se trompait parce que j'ai continué à transpirer comme un bœuf. Et surtout, cette chaleur dans la poitrine devint une véritable brûlure au point que chaque respiration était douloureuse. Chaque fois que je chargeais un client, même un poids léger comme un écolier, il fallait que je ralentisse toutes les deux ou trois minutes pour retrouver mon souffle.
« Un jour, j'ai eu vraiment peur. C'était sur Park Street. J'avais garé mon rickshaw pour aller acheter des bidi sous les arcades quand tout à coup, en passant devant la pâtisserie Flury's, je me suis vu dans la vitrine. Pendant une seconde, je me suis demandé qui était ce vieil homme devant l'étalage de gâteaux, avec ces joues creuses noires de barbe, ce crâne couvert de cheveux blancs. J'ai cru voir mon père quand il m'avait béni le matin de mon départ pour Calcutta. Je n'oublierai jamais cette vision.
« A la façon qu'elle avait de me regarder depuis quelque temps, je compris que ma femme aussi s'alarmait au sujet de ma santé. Elle était devenue particulièrement attentive à mes gestes et à mes paroles. On aurait dit qu'elle guettait un signe qui pût la rassurer, lui prouver que j'allais bien. D'où, sans doute, l'empressement inhabituel qu'elle montrait à m'accueillir chaque fois que je manifestais le désir de faire l'amour. Car c'était une chose curieuse : plus je me sentais épuisé, plus j'éprouvais l'envie d'avoir des relations avec ma femme. Comme si toute la sève de mon corps usé s'était réfugiée dans l'organe de la reproduction. Ma femme, d'ailleurs, ne tarda pas à m'annoncer qu'elle attendait un enfant.
Cette nouvelle me combla d'une telle joie que pendant plusieurs jours je ne ressentis plus ni la fatigue, ni le froid, ni la transpiration.
« Mais après, mon état s'aggrava brutalement. Un jour que je venais de charger un marwari avec un monceau de paquets, je fus obligé de m'arrêter et de poser les brancards.
Quelque chose s'était bloqué dans ma poitrine, je ne pouvais plus respirer. Je tombai à genoux. Ce marwari était un brave homme. Au lieu de m'injurier et d'appeler un autre rickshaw, il essaya de m'aider à reprendre mon souffle en me donnant de petites tapes dans le dos. J'ai senti quelque chose de chaud gargouiller dans ma bouche. J'ai craché. Le marwari a regardé le crachat et a fait une grimace. Il m'a tendu un billet de cinq roupies et a transféré ses paquets à bord d'un autre rickshaw. En s’éloignant, il m'a fait un petit signe de la main. Je suis resté là un bon moment avant de me relever. D'avoir craché m'avait un peu soulagé. Je retrouvai enfin ma respiration et eus assez de force pour repartir. Ce n'était pas encore aujourd'hui que le dieu viendrait me chercher.
« Ma femme éclata en sanglots lorsque je lui fis le récit de cet incident. Les femmes sont comme les animaux. Elles sentent l'orage avant les hommes. Elle me supplia d'aller immédiatement voir un kak pour qu'il me vende des drogues. Un kak demandait seulement une roupie ou deux, alors qu'à un vrai docteur qui était allé à l'école, il fallait en donner cinq ou dix fois plus. Mais avant d'aller trouver le kak, ma femme a suggéré qu'il serait bon d'apporter des offrandes aux dieux pour conjurer l'ogresse Suparnaka, responsable de nombreuses maladies. Elle a disposé sur une assiette une banane, des pétales de roses et une poignée de riz et nous sommes allés au temple où j'ai remis au brahmane le billet de cinq roupies que m'avait donné le marwari. Il a récité des man-trâ.
Nous avons déposé nos offrandes au pied de statue de Ganesh et allumé plusieurs bâtonnets 'encens. Quand le dieu à tête d'éléphant eut disparu derrière un voile de fumée, nous nous sommes retirés afin de le laisser écraser l'ogresse avec sa trompe. Le lendemain, j'avais retrouvé assez de forces pour reprendre les brancards de mon rickshaw.
« Une vague de très grand froid s'abattit alors sur le nord du pays. Le bitume devint sous la plante de nos pieds nus aussi brûlant de froid qu'il l'était de chaleur pendant la pire canicule d'avant la mousson. Les nuits étaient terribles. Nous avions beau nous serrer les uns contre les autres comme dans une caisse de poissons séchés, la froidure nous mordait la peau et les os avec des dents plus pointues que celles d'un crocodile.
« Les potions du kak de Wellesley Street devaient contenir des substances miraculeuses car deux flacons suffirent à calmer en quelques jours la douleur dans mes os et la chaleur dans ma poitrine. J'allais pouvoir retourner devant la pâtisserie Flury's et me regarder sans crainte dans la vitrine. Mais bientôt je ressentis des picotements au fond de la gorge qui provoquèrent une série de toussotements incontrôlables. C'était une toux sèche et douloureuse. Elle devint de plus en plus violente, au point de me secouer comme un cocotier pendant une tornade, puis de me laisser complètement épuisé. Certes, ces quintes de toux chez les tireurs de rickshaw sont une musique aussi familière que le tintement de leur grelot. N'empêche, c'était une expérience terrifiante. Elle prouvait que le dieu n'avait pas entendu ma prière. »