51.

— Ce n'est pas le Hilton de Miami, s'excusa Lambert, mais dis-toi que les gens d'ici vivent à douze ou quinze dans des piaules deux fois plus petites.

Max Loeb, le jeune docteur américain, fit la grimace en inspectant le logement que le Français lui avait trouvé au cœur de la Cité de la joie. En comparaison des autres, on pouvait pourtant considérer que c'était un logement princier, avec un charpoï tout neuf, une armoire, une table, deux tabourets, un seau et une cruche. Et sur le mur un calendrier de Nestlé avec une face de bébé bien joufflu. La pièce disposait même d'un fenestron donnant sur la ruelle. Autre avantage : le sol avait été surélevé d'une trentaine de centimètres, ce qui le mettait en principe à l'abri des inondations de la mousson ou, comme ces jours-ci, des débordements d'égouts.

—Et les chiottes ? s'inquiéta l'Américain.

—Les latrines sont au bout de la ruelle, indiqua Lambert. Il vaut mieux toutefois ne pas trop les fréquenter en ce moment. (L'air perplexe de Max amusa Lambert. Gardant son sérieux, il ajouta :) Et le meilleur système pour cela, c'est de ne manger que du riz. Ça te verrouille comme du béton.

L'arrivée de Bandona interrompit leurs plaisanteries. Max fut sensible au charme de la jeune Assamaise. Dans son sari rouge vif, elle ressemblait à une figure de miniature.

—Docteur, sois le bienvenu à Anand Nagar, dit-elle timidement en présentant un bouquet de jasmin à l'Américain.

Max huma la senteur très forte qu'exhalaient les fleurs. Pendant une fraction de seconde, il oublia le décor, les bruits, la fumée des chula qui lui brûlait les yeux. Il était à des milliers de kilomètres. Ce parfum ressemblait à celui des tubéreuses qui, au printemps, embaumaient la terrasse de sa maison de Floride. « Quelle sensation étrange, songea-t-il, de respirer cette odeur dans un endroit qui pue tellement la merde. »

Quelques minutes suffirent à la jeune femme pour rendre encore plus accueillante la chambre de l'Américain. Se déplaçant sans bruit comme un chat, elle déroula une natte sur les cordes du char-pot, alluma plusieurs lampes à huile, fît brûler des bâtonnets d'encens et disposa les fleurs dans un pot de cuivre sur la table. Quand elle eut fini, elle leva la tête vers la charpente.

—Et vous, là haut, je vous prie de laisser dormir le docteur. Il vient de l'autre bout du monde et il est très fatigué.

C'est ainsi que Max apprit qu'il devrait partager sa chambre. Il se dit qu'il eût préféré le faire avec cette jolie Orientale ou quelque déesse du Kama Soutra plutôt qu'avec les animaux poilus qu'il avait déjà aperçus chez la lépreuse. Un petit cri aigu répété se fit alors entendre. Bandona posa sa main sur le bras de Max avec une joie subite qui plissa ses yeux en amande.

— Écoute, Docteur, s'extasia-t-elle en tendant l'oreille. C'est le tchik-tchiki. Il te salue.

Max leva les yeux vers le toit et vit un lézard vert qui le regardait de ses yeux globuleux. • «

C'est le meilleur augure, annonça la jeune femme. Tu vas vivre mille ans ! »

Les cocktails Molotov du Parrain de la mafia ayant réduit en cendres le bâtiment où Lambert avait espéré soigner les lépreux et installer une consultation médicale pour les autres habitants du slum, c'est la chambre de l'Américain qui devint, dans la journée, le premier dispensaire de la Cité de la joie. De sept heures du matin à dix heures du soir, et quelquefois au-delà, cette pièce unique allait se transformer en salle d'accueil, d'attente, de consultation, de soins et d'opérations, en salle de souffrance et d'espoir pour quelques centaines des soixante-dix mille habitants du bidonville.

« L'installation était ultra-rudimentaire, racontera Max. Ma table et mon lit servaient aux examens et aux soins. Pas de stérilisateur et, pour instruments, les trois ou quatre pinces et scalpels de ma boîte d'étudiant. Nous étions loin de la Bel Air Clinic de Miami. » La réserve de pansements, de gaze et de coton était en revanche assez bien fournie. Lambert avait même remis à Max le cadeau d'une donatrice belge, plusieurs boîtes de compresses stériles pour soigner les brûlures. Il avait passé trois jours à discuter avec les douaniers pour les sortir sans payer les quatre cents roupies de droits et de bakchich demandées. C'étaient les médicaments qui manquaient le plus. Tout ce dont disposait l'Américain tenait dans une cantine métallique. Un peu de Sul-fone pour les lépreux, de Ryfomicine pour les tuberculeux et de quinine pour les paludéens, ainsi qu'un petit stock de pommades pour les maladies de peau, et plusieurs flacons de vitamines pour les enfants les plus atteints par la malnutrition. Enfin, quelques ampoules d'antibiotiques pour les cas d'infections virulentes.

« Je n'avais pas de quoi pavoiser, racontera Max, mais comme répétait Lambert à qui voulait l'entendre : l'amour compenserait. »

Le « téléphone indien » n'avait rien à envier à son concurrent arabe. A peine était-il ouvert que tout le slum connaissait l'existence du dispensaire. Dans les ruelles, les courées, les ateliers, on ne parlait plus que du riche « Grand Frère » qui était venu d'Amérique pour soulager la misère des pauvres. Anand Nagar recevait la visite d'un « grand sorcier », un «

big daktar », un « faiseur de miracles » qui allait guérir ses habitants de toutes leurs misères. Lambert chargea Bandona d'assister Max dans sa tâche. Il fallait quelqu'un d'aussi averti que la jeune Assamaise pour ruser avec les plus malins, distinguer les vrais malades des faux, trier les urgences, les cas gravissimes, les maladies chroniques, les incurables.

Un raz de marée ! Des dizaines de mères accoururent avec leurs enfants couverts de furoncles, d'abcès, d'anthrax, de pelade, de gale, tous les échantillons de toutes les pourritures dues à la canicule et aux colonies de staphylocoques qui pullulaient dans la Cité de la joie. Gastro-entérites et parasites affectaient au moins deux enfants sur trois.

Quel champ d'expérience pour un jeune médecin ! Avec en prime de nombreuses maladies pratiquement inconnues en Occident. Sans l'aide de Bandona, Max n'aurait même pas pu les identifier.

— Tu vois ces traces de craie sur les pupilles, Grand Frère Max, disait-elle en lui montrant les yeux d'un enfant en bas âge. C'est signe de xérophtalmie. Dans un an ou deux, ce pauvre gosse sera aveugle. On ne connaît pas ça dans ton pays.

Max Loeb était dépassé, noyé, submergé. Rien de ce qu'il avait appris à l'université ne l'avait préparé à cette confrontation avec une misère physiologique pareille. Des phénomènes tels que des yeux très jaunes, un amaigrissement chronique, les ganglions du cou enflés et douloureux, ne correspondaient pour lui à rien de connu. Et pourtant, ils étaient les symptômes de la maladie la plus répandue en Inde, celle qui faisait toujours et de loin le plus de ravages, la tuberculose. L’institut national de la tuberculose affirmait que quelque deux cent soixante millions d'Indiens en étaient atteints.

La première semaine, l'Américain examina et traita du mieux qu'il put quatre cent soixante-dix-neuf malades. « C'était un défilé interminable et pathétique, racontera-t-il, avec des côtés parfois folkloriques. La plupart des enfants étaient nus avec seulement une cordelette autour des reins retenant un mini-grelot à hauteur du nombril. Si leur nudité facilitait l'auscultation, elle rendait les soins moins aisés car les petits corps vous glissaient entre les doigts comme des anguilles. Beaucoup de femmes étaient tatouées, certaines des pieds à la tête. Elles arrivaient parées de toute leur fortune : un seul bracelet de verre de couleur ou de véritables bijoux finement ouvragés, comme des pendentifs aux oreilles, une pierre semi-précieuse piquée dans l'aile du nez, des parures en or ou en argent aux poignets, aux doigts, aux chevilles et aux orteils. Quelquefois c'étaient des colliers ornés des emblèmes de leur religion : un coran miniature ou un croissant pour les musulmans, un trident de Shiva pour les hindoues, un petit sabre en argent pour les sikhs, une croix ou une médaille pour les chrétiennes. Quant aux animistes, elles portaient toutes sortes d'autres gris-gris et amulettes.

« La teinture ocre ou rouge vif dont femmes et jeunes filles s'enduisaient les mains et les pieds, de même que le bétel rouge que mâchonnaient de nombreuses femmes pour couper leur faim, ne facilitaient pas mes diagnostics. Comment distinguer au milieu de toutes ces teintes une altération de la couleur de la peau, une inflammation des muqueuses de la bouche ou de la gorge ? Certains malades essayaient au contraire de m'aider un peu trop.

Comme ce petit vieux tout ratatiné qui cracha un gros caillot de sang dans sa main et me le montra avec complaisance. Ah ! les millions de bacilles qui grouillaient dans cette paume !

« Dès le premier jour, je m'efforçai d'introduire quelques rudiments d'asepsie et d'hygiène.

Ce n'était guère facile : je ne disposais même pas d'une cuvette pour me nettoyer les mains entre chaque malade. Et puis ici, microbes, maladies et mort faisaient partie de la vie quotidienne ! Je vis une femme essuyer avec un pan de son sari l'ulcère suintant qui suppurait sur sa jambe. Et une autre étendre à pleine main la pommade que j'avais délicatement appliquée sur sa plaie.

« Heureusement, il y avait aussi des épisodes comiques, tel ce jet d'urine que m'envoya un nourrisson en pleine figure et que sa mère s'empressa de sécher en me frottant énergiquement les yeux, la bouche et les joues avec son voile. Ou ce type hilare qui se présenta avec une ordonnance vieille de plusieurs années sur laquelle Bandona lut que, souffrant d'un cancer généralisé à la phase terminale, il devait absorber six comprimés d'aspirine par jour. Ou cet autre qui arriva en portant, avec autant de vénération que s'il s'agissait d'une image sainte, une radiographie pulmonaire — révélant des cavernes grosses comme le poing — datant d'une bonne vingtaine d'années.

« Les cas tragiques dominaient malheureusement. Un jour, on m'apporta une fillette atrocement brûlée sur tout le corps. Une locomotive avait dégazé alors qu'elle ramassait des débris de charbon le long de la voie ferrée. Une autre fois, une jeune hindoue me montra une marque claire sur son joli visage. Une piqûre d'aiguille au centre de la tache suffit à Bandona pour diagnostiquer une maladie qu'on n'étudiait guère dans nos facultés américaines : la lèpre. Ou bien c'était un jeune père de famille atteint d'une syphilis aiguë et à qui je dus faire expliquer par la jeune Assamaise les dangers de contagion que cela représentait pour sa femme et ses enfants. Ou cette maman qui m'apporta un paquet de chair sans vie, son bébé terrassé par la diphtérie. Sans parler de tous ceux qui venaient parce qu'un miracle du « grand daktar blanc » était leur seul espoir : cancéreux, grands cardiaques, fous, aveugles, muets, paralysés, difformes.

« Le plus insupportable, ce à quoi il me semblait que je ne pourrais jamais m'habituer, c'était de voir tous ces bébés rachitiques au ventre ballonné, véritables petits monstres que des mères suppliantes déposaient sur ma table. A un an ou à dix-huit mois, ils ne pesaient même pas trois kilos. Ils souffraient de telles carences que leurs fontanelles ne s'étaient pas fermées. Privée de calcium, l'ossature de leur crâne s'était déformée et leur faciès dolichocéphale leur donnait à tous un air de momie égyptienne. A ce niveau de malnutrition, la plupart de leurs cellules grises étaient probablement détruites. Même si je parvenais à les tirer d'affaire, ils seraient des idiots. Des idiots médicaux. »

Max apprendra que ces petites victimes ne représentaient hélas qu'un triste échantillon d'un mal qui frappait ailleurs qu'à Calcutta. Une sommité scientifique indienne, le directeur de la Fondation pour la nutrition, affirme que son pays produit aujourd'hui de plus en plus de « sous-hommes » à cause d'une alimentation insuffisante. D'après ce spécialiste, la santé des générations à venir se trouverait compromise. Cent quarante millions d'Indiens au moins, presque trois fois la population de la France, souffriraient de malnutrition. Toujours selon cet expert, sur les vingt-trois millions d'enfants qui naissent chaque année, seulement trois millions auraient une chance d'arriver en bonne santé à l'âge adulte. Les autres seraient condamnés à mourir avant l'âge de huit ans (quatre millions), ou à devenir des citoyens improductifs par suite de déficiences mentales et physiques. A cause des carences nutritionnelles, cinquante-cinq pour cent des enfants au-dessous de cinq ans présenteraient des troubles psychiques et neurologiques entraînant une altération du comportement, tandis que plusieurs millions d'adultes souffriraient de goitres provoquant les mêmes désordres.

Le deuxième jour, une jeune musulmane en tunique et voile noirs déposa son bébé enveloppé d'un chiffon sur la table de Max. Fixant le médecin d'un air hagard, elle dégrafa sa tunique, dénuda sa poitrine et serra ses seins à pleines mains.

— Ils sont secs ! cria-t-elle. Secs ! Secs !

Ses yeux tombèrent alors sur le calendrier accroché au mur. A la vue du bébé joufflu qui l'ornait, elle poussa un rugissement de colère. «Nestlé apporte la santé à vos enfants », affirmait le slogan sous l'image. La jeune mère se jeta sur le calendrier pour le lacérer quand une autre femme fit irruption. Bousculant la jeune musulmane, elle se précipita vers l'Américain et lui mit de force son bébé dans les bras.

— Prends-le ! gémit-elle. Emmène-le dans ton pays ! Sauve-le !

Geste inconcevable qui traduisait l'immensité du désespoir de ces mères. « Car nulle part ailleurs, je n'avais vu des mamans adorer comme ici leurs enfants, disait Lambert, se priver, se sacrifier, se saigner pour les faire vivre. Non, ce n'était pas possible, tant d'amour ne pouvait être perdu. »

Max Loeb était sûr, lui, de voir toute sa vie « ces flammes de détresse dans les yeux des mères de la Cité de la joie, assistant impuissantes à l'agonie de leurs enfants ». Calcutta lui offrit ce soir-là un autre souvenir inoubliable. « Deuxième mondiale ! titrait en énormes caractères l'édition vespérale d'un journal local. Des médecins de Calcutta mettent au monde un bébé éprouvette. »

La cité de la joie
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