67.
« La ville avait changé nos yeux. Au village, nous scrutions des jours durant le ciel dans l'attente des premiers nuages chargés d'eau. Nous chantions, dansions et implorions la déesse Lakshmi de féconder nos champs sous un déluge bienfaisant. A Calcutta, il n'y avait rien à féconder. Ni les rues, ni les trottoirs, ni les maisons, ni les autobus, ni les camions ne peuvent être fécondés par l'eau bienfaitrice qui fait pousser le riz de nos campagnes.
N'empêche qu'ici nous guettions la mousson avec une impatience encore plus fébrile qu'à la campagne. Nous la guettions à cause de l'effroyable chaleur qui vous anéantissait au point d'avoir envie par moments de s'arrêter n'importe où et de se laisser mourir. Parfois, il n'y avait même pas besoin de s'arrêter pour attendre la mort. Elle vous surprenait en plein effort, tandis que vous conduisiez un écolier au collège ou un marwari au cinéma. Vous vous écrouliez tout d'un coup sur la chaussée. Il arrivait que, dans son élan, votre propre carriole vous écrasât alors, avant d'aller se renverser contre un autobus ou un trottoir. On appelait cela « le coup de Surya », le coup du dieu Soleil.
« Toute la nuit et le lendemain, de gros nuages noirs roulèrent dans le ciel, plongeant la ville dans une obscurité presque totale. Les nuages se mélangeaient avec les fumées et la poussière. Il y eut tôt un matelas noirâtre au-dessus des toits. On aurait dit que Sani, la planète de mauvais augure,voulait nous asphyxier pour nous punir. On suffoquait. Les gens se battaient dans la rue pour un rien, matraques des policiers se mettaient à tourner sans que vous sachiez pourquoi. J'avais de en plus de mal à respirer. Même les corneilles les rats qui fouillaient les tas d'ordures de Wood et avaient un drôle d'air. Les enfants n'arrêtaient pas de pleurer. Les chiens hurlaient à la mort, me demandais si, au lieu de la mousson, ce n'était la fin du monde qui allait survenir. Beaucoup de s me suppliaient de les conduire à l'hôpital. Ils voulaient qu'on les aide à respirer. Mais je savais c 'à l'hôpital, on ne les aiderait même pas à mourir,à l'entrée de Lower Circular Road, j'ai ramassé une jeune femme qui gémissait sur le trottoir. Elle était :e desséchée. Sa peau était comme du carton, ai acheté une noix de coco et je lui ai fait boire le tiède et sucré. Puis je l'ai emmenée à l'hôpital où ^t mort, il y avait si longtemps, notre ami le lie.
« Au bout de trois jours, un vent furieux s'est levé, une tornade de sable et de poussière comme il en avait déjà eu avant les orages de pré-mousson. i quelques minutes, toute la ville fut recouverte 'une couche de sable jaune. Il paraît que ce sable vient des montagnes des Himalayas et des plateaux côté de la Chine. C'était effrayant. Le sable et la poussière s'infiltraient partout. On en avait plein les eux et plein la bouche. Je ne sais pas si c'était à use de ma fièvre rouge ou de ces tourbillons, mais me sentis brusquement incapable de soulever les rancards de ma guimbarde. J'étais anéanti comme par une force venant de l'au-delà. Je me couchai sur le siège de moleskine, les jambes dans le vide, cherchant ma respiration, la tête bourdonnante, les yeux douloureux, le ventre tiraillé de crampes.
Combien de temps suis-je resté dans cet état de prostration ? En l'absence du soleil caché par les nuages noirs, j'avais complètement perdu la notion du temps. »
Le cauchemar se prolongea pendant plusieurs jours. Dans la Cité de la joie, la sécheresse commença à tarir les puits et les fontaines. Les victimes de déshydratation se multiplièrent et Max épuisa en quelques heures sa petite provision de sérum. Le sixième jour vers midi, le thermomètre monta à 117° Fahrenheit, presque 46° centigrades. Le vent était tombé.
Immobiles, les nuages étouffaient le slum sous un couvercle de feu. Toujours pas une goutte de pluie. Persuadés que la mousson ne viendrait plus cette année, des habitants à bout de force, couchés par terre dans leur taudis, attendaient que la roue de leur karma s'arrête et mette fin à leur supplice. Le lendemain, quelques courtes rafales ramenèrent un peu d'espoir. Mais vers midi, malgré toutes les offrandes déposées sur les autels des dieux, le thermomètre fut pris d'une nouvelle folie. Ces excès mirent à rude épreuve les forces de Lambert, de Max, de Bandona et de tous les membres du Comité d'entraide. A tout instant, un S.O.S. les appelait au chevet d'une nouvelle victime.
Au retour d'une de ces courses, alors qu'il venait de s'effondrer, exténué, sur le lit de corde de sa chambre-dispensaire, Max sentit sur son visage en sueur un linge humide et parfumé. C'était Bandona qui l'essuyait avec douceur. Il lui saisit la main et la porta à ses lèvres. Ce contact avec cette peau si fraîche et si vivante, dans ce décor sordide puant l'éther et l'alcool, le bouleversa. Les malades qui se pressaient à la porte étaient médusés.
Ce genre d'effusions en public est un spectacle tout à fait inconvenant en Inde. Il relâcha la main de la jeune femme mais garda le linge parfumé qu'il respira avec volupté. Cette odeur lui rappelait quelque chose. Il chercha et soudain l'image de Manubaï lui vint à l'esprit.
Vision insolite, irréelle, dans ce slum en détresse. Malgré la fournaise, il frissonna. La lie et riche Indienne avait tellement embelli sa vie puis cette récente et mémorable nuit de fête quand il avait, pour un temps, oublié le bidonville sur les coussins de son lit à baldaquin voilé de mousseline. Incarnation de l'Inde des contes, des mythes et des sortilèges, Manubaï lui avait rappelé que le luxe faisait aussi partie de la création. Que même à Calcutta on pouvait vivre au milieu d'un jardin fleuri, manger et boire à satiété, jouir de tous les plaisirs de la vie. Insouciante du qu'en-dira-t-on, elle avait donné plusieurs dîners en son honneur dans sa somptueuse salle à manger décorée de peintures d'oiseaux tropicaux. Elle l'avait emmené aux soirées de la colonie diplomatique, à des réceptions sur la fraîche pelouse du Tollygunge Club, à des bridges dans le palais du gouverneur. Au contact de son corps émouvant de fragrances sensuelles, à l'écoute vivifiante de ses rires, dans le paradis de son oasis de rêve, il avait goûté les délices et les raffinements d'une Inde aux féeries millénaires.
C'était pourtant auprès d'une autre femme qu'il avait puisé la volonté et la force de poursuivre sa tâche au service des pauvres de la Cité de la joie. Bandona ne possédait ni maison, ni serviteurs, ni lit à baldaquin. Elle n'avait jamais connu autre chose que les ateliers-bagnes, les taudis, la boue, la faim. Mais son sourire lumineux, sa disponibilité aux autres, son pouvoir magique de soulager et de réconforter valaient toutes les richesses.
Dans ce monde de suppliciés qui assiégeaient chaque jour la porte de sa chambre-dispensaire pour lui confier leurs plaies, leurs maladies, leurs détresses, face à toute cette souffrance, au désespoir nu, à la mort, c'était cet ange de miséricorde qui avait donné à Max le courage de faire face. Comment tant d'horreur vécue ensemble et tant d'amour donné n'auraient-ils pas créé des liens exceptionnels entre ces deux êtres ?
Mais, dans cet univers concentrationnaire où même un clin d'œil ne pouvait passer inaperçu, il était inconcevable de les manifester. Lambert avait prévenu Max : un slum est une marmite en perpétuelle ébullition. Tout événement un peu insolite risque d'en faire sauter le couvercle et de provoquer une explosion. Contrairement à une Manubaï Chatterjee qui pouvait, du fait de sa position sociale, se permettre de briser ses chaînes et défier l'ordre existant, Bandona n'avait, elle, aucun espoir de s'incarner jamais en Râdhâ, la divine amante de Krishna, le dieu-berger joueur de flûte. Elle était prisonnière du carcan de rites et de tabous qui régissaient en Inde les rapports entre les hommes et les femmes.
Comme toutes les jeunes filles de sa condition, son destin était d'être un jour donnée vierge à un mari que d'autres — son père, un oncle, une grand-mère — auraient choisi pour elle.
L'attirance affective et physique n'aurait aucune part dans cette union. Elle ne verrait son mari qu'à l'instant de la cérémonie. Sa nuit de noces ? Un rite d'abord destiné à concevoir un héritier mâle, comme tous les futurs accouplements de sa vie conjugale au milieu de tant de promiscuité. Un rite dont le prétexte frappait chaque fois Lambert. « Tout à coup, j'entends un bizarre remue-ménage parmi les dormeurs autour de moi. Et j'aperçois dans l'obscurité des gens qui se lèvent discrètement. H y a des bruits de portes. Puis des cris étouffés, très faibles. Les couples de la courée font l'amour. Je sais alors que c'est pumima, la pleine lune. »
Trois jours après l'épisode du mouchoir parfumé, alors qu'un nouveau bond du thermomètre chauffait à blanc les taudis de la Cité de la joie, Bandona entra dans la chambre de Max à l'heure de la méridienne. Dans ses mains, elle tenait cette fois une offrande si rare dans un slum qu'on ne la réservait qu'aux dieux.
—Docteur Grand Frère, dit-elle timidement en posant sur la table un bouquet de jasmin, n'aie pas peur, tu n'es pas seul, je suis là qui partage tout avec toi.
Max prit les fleurs et les respira doucement. Elles exhalaient un parfum si enivrant qu'il eut l'impression que tout, autour de lui, la pourriture, la puanteur, la fournaise, la charpente croulante envahie de rats, le torchis des murs, les cafards, l'infecte moisissure s'envolaient dans un rêve euphorique. Il ne restait plus dans ce cloaque maudit que ce bouquet de bonheur et cette jeune femme en sari rose vif, immobile et recueillie comme une vierge de cathédrale.
—Merci, douce Bandona, murmura-t-il enfin avant d'emprunter à Lambert son compliment préféré, tu es une lumière du monde.
Max ne se souviendrait pas distinctement de la suite des événements. La chaleur et la fatigue avaient altéré ses facultés. «Je crois, dira-t-il plus tard à Lambert, que je me suis approché d'elle et que je l'ai serrée contre moi dans un irrépressible besoin de posséder cette lumière. Bandona ne me repoussa pas. Au contraire, dans une étreinte pleine d'une infinie tendresse, elle m'offrit son amour. »
C'est alors qu'un curieux crépitement se fît entendre sur les tuiles de la toiture. Max crut que des gens bombardaient le toit de sa chambre à coups de cailloux. Puis il entendit des cris dans les habitations voisines, suivis aussitôt par une grande clameur qui montait de tous côtés. Un formidable coup de tonnerre ébranla tout le slum. Max vit sortir de la charpente des rats affolés. Presque immédiatement, toutes les tuiles vibrèrent d'un bruit sourd, puissant, régulier. Bandona s'écarta doucement de la poitrine de Max et leva la tête vers le toit. Ses petits yeux bridés étaient inondés de larmes de joie.
— Grand Frère Max, tu entends ? La mousson est arrivée !