10.
C'était là, il en était sûr. L'exaltation qui étreignait soudain Paul Lambert, ce sentiment de plénitude d'être enfin « avec eux » ne pouvaient le tromper. C'était bien là, dans ce gris, ce sale, ce pauvre, ce triste, ce puant, ce boueux. Dans ce grouillement fou d'hommes, de femmes, d'enfants, d'animaux. Dans cet enchevêtrement de gourbis en terre battue, ce fouillis de ruelles encombrées d'ordures et d'égouts à ciel ouvert. Dans cette pollution meurtrière de soufre et de fumées. Dans ce vacarme de voix, de cris, de pleurs, d'outils, de machines, de haut-parleurs. Oui, c'était bien dans ce bidonville à l'autre bout du monde que l'envoyait son Dieu. « Quelle récompense que cette certitude absolue d'être enfin arrivé là où je devais venir, racontera-t-il plus tard. Mon enthousiasme et ma soif de partage avaient eu raison de me pousser à entreprendre une expérience réputée impossible pour un Européen. J'étais au comble du bonheur. J'aurais marché pieds nus sur des braises. »
Quelques jours plus tôt, à sa descente du train, Paul Lambert était allé rendre visite à l'évêque de Calcutta. Ce dernier habitait une belle demeure de style colonial entourée d'un vaste jardin dans un quartier résidentiel. C'était un Anglo-Indiens d'une cinquantaine d'années, à l'allure majestueuse dans sa soutane blanche, coiffé de sa calotte violette et la bague épiscopale au doigt.
—Je suis venu vivre avec les pauvres, lui dit simplement le prêtre français.
—Vous n'aurez guère de mal à les trouver, soupira le prélat. Il y a des pauvres partout ici, hélas !
Et il donna à Paul Lambert un mot de recommandation pour le curé de la paroisse d'un quartier populaire, de l'autre côté du fleuve.
Avec ses deux tours peintes en blanc, l'église se voyait de loin. Elle était située presque dans l'axe du grand pont métallique sur l'Hooghly, juste derrière la gare. C'était un édifice imposant, orné de vitraux très colorés avec, à l'intérieur, beaucoup de statues de saints, de troncs pour les aumônes et des ventilateurs au-dessus des stalles réservées aux fidèles. Son nom semblait un défi lancé aux innombrables sans-abri qui campaient sur la place et dans les rues alentour. Il s'étalait en lettres lumineuses sur toute la largeur du fronton : « Notre-Dame-du-bon-accueil ».
Le père Alberto Cordeiro était originaire de Goa. Il avait la peau très foncée et des cheveux bouclés soigneusement coiffés. Avec ses joues bien pleines et sa bedaine rondelette sous une soutane immaculée, il évoquait davantage un monsignore de la curie romaine qu'un curé de pauvres. Dans la cour devant son église était garée sa voiture, une Ambassador avec radio, et plusieurs serviteurs de religion catholique lui assuraient une existence douillette conforme à sa condition de curé de paroisse.
L'irruption de ce prêtre étranger en jeans et baskets déconcerta l'ecclésiastique.
—Vous ne portez pas la soutane ? s'étonna-t-il.
—Ce n'était pas précisément le vêtement le plus commode pour voyager, surtout avec la chaleur si inhabituelle pour moi, expliqua aimablement Paul Lambert.
—Ah ! soupira le curé. Vous autres Occidentaux, vous pouvez vous permettre ce genre de fantaisies : vous serez toujours respectés ! Vous avez la peau blanche. Tandis que pour nous, prêtres indiens, la soutane est à la fois un emblème et une cuirasse. Dans ce pays qui a le sens du sacré, elle nous garantit une place à part.
L’indien prit connaissance du message de l'évêque.
« Vous voulez réellement aller vivre dans un bidonville ? »
—Je suis venu pour cela.
Le père Cordeiro parut scandalisé. L'air sombre et préoccupé, il se mit à arpenter la pièce, de long en large.
—Mais ce n'est pas cela, notre mission de prêtre ! Ici, les gens ne pensent qu'à vous grignoter. Vous leur donnez le bout du doigt, ils vous prennent aussitôt tout le bras. Non, mon cher, ce n'est pas leur rendre service que d'aller partager leur existence. Cela risque d'encourager leur paresse latente, et de faire d'eux des assistés. —Il arrêta son va-et-vient pour se planter devant Lambert. — Et puis, vous ne serez pas là indéfiniment ! Quand vous rentrerez chez vous, c'est ici, chez moi, qu'ils viendront bramer que le clergé ne fait rien pour eux. Mais si nous, prêtres indiens, nous faisions le plongeon, ils ne nous respecteraient plus.
L'idée d'aller habiter au milieu d'un bidonville n'avait jamais effleuré le bon père Cordeiro.
Lambert comprendrait plus tard que ce refus de se mêler à la population ne provenait pas d'un manque de charité mais du souci, assez fréquent dans le clergé local, de garder une certaine distance avec la masse, cette attitude découlant du respect traditionnel de la hiérarchie dans la société indienne. En dépit de ses réticences bien naturelles, le curé se montra néanmoins compréhensif. Il confia Paul Lambert à un notable de sa paroisse, un chrétien anglo-indien qui se préoccupa de lui chercher un logement dans le grand slum voisin d'Anand Nagar, « la Cité de la joie ».
Il était cinq heures du soir, le surlendemain, quand le Français et son guide se présentèrent à l'entrée du bidonville. Le rouge du soleil couchant se voilait d'un linceul de vapeur grisâtre. Une odeur d'incendie imprégnait la ville à mesure que s'allumaient partout les chula sur lesquels cuisait le repas du soir. Dans les ruelles étroites, l'air s'était chargé d'une épaisseur acre qui brûlait les gorges et les poumons. Un bruit se détachait de tous les autres, celui des quintes de toux qui secouaient les poitrines.
Avant de débarquer à Calcutta, Paul Lambert avait séjourné quelques jours dans un slum de la région de Madras, construit près d'une mine, en rase campagne. Un slum plein de lumière et d'espoir, car ses habitants en sortaient chaque matin pour aller travailler à l'extérieur et savaient qu'un jour ils iraient vivre dans une vraie cité ouvrière. A Anand Nagar, c'était l'inverse : tout le monde avait l'air d'être installé là depuis toujours. Et pour toujours. Une impression que confirmait d'emblée l'activité intense dont vibrait le bidonville. Des « paresseux », ces gens qu'il découvrait en se frayant un passage derrière son cicérone anglo-indien ? « Des fourmis plutôt », affirmera-t-il. Chacun s'affairait à quelque tâche, des vieillards les plus usés aux enfants à peine capables de marcher.
Partout, devant le seuil de chaque masure, au pied de chaque échoppe, dans une succession de petits ateliers ou de mini-fabriques, Lambert découvrait des gens occupés à vendre, marchander, produire, bricoler, réparer, trier, nettoyer, clouer, coller, percer, porter, tirer, pousser. Deux cents mètres d'exploration et il se sentit comme ivre.
19 Fakir Bhagan Lane. L'adresse était peinte en travers des deux planches clouées qui servaient de porte à un réduit sans fenêtre, large d'à peine plus d'un mètre et profond du double. Un sol en terre battue et un plafond en bambou qui laissait voir le ciel par les trous du toit aux tuiles manquantes. Pas un meuble, pas une ampoule électrique. « Exactement la chambre qu'il me faut, pensa Lambert, tout à fait propice à une vie de pauvreté. » Avec, en prime, l'environnement adéquat. Au ras de la porte passait un égout à ciel ouvert débordant de boues noires nauséabondes et, juste en face, s'élevait un tas d'ordures. A côté, une petite estrade plantée au-dessus de l'égout abritait une minuscule tea-shop sous un auvent de bambous. A l'exception de son tenancier qui était hindou, tous les habitants du quartier étaient des musulmans.
Le propriétaire de la pièce, un Bengali bedonnant habillé à l'occidentale, passait pour l'un des hommes les plus riches du bidonville. Il possédait un bloc de maisons au bout de la ruelle, là où il y avait des latrines et un puits. Il fit apporter de la tea-shop du thé au lait sucré servi dans de petites coupes en terre cuite que l'on jetait après usage.
—Vous êtes bien sûr, Father, que c'est ici que vous voulez habiter ? demanda-t-il en examinant le visiteur avec incrédulité.
—Tout à fait sûr, dit Paul Lambert. Quel est le montant du loyer ?
—Vingt-cinq roupies par mois (vingt francs). Payables d'avance.
—Vingt-cinq roupies ? s'indigna l'Anglo-Indien. Vingt-cinq roupies pour ce taudis sans fenêtre, c'est du vol !
— Ça ira, coupa Paul Lambert en sortant de l'argent de sa poche. Voici trois mois de loyer.
« J'étais si heureux que j'aurais donné la lune pour un bail à vie dans ce gourbi », se souvenait Lambert. Il allait d'ailleurs vite constater combien il était privilégié : ses voisins vivaient à dix ou douze dans des réduits semblables.
L'affaire conclue, l'envoyé du père Cordeiro se hâta de présenter le prêtre français aux quelques chrétiens du bidonville. Aucun ne voulut croire que ce sahib en jeans qui faisait irruption dans leur taudis était un représentant de Dieu. « Mais dès qu'ils en furent convaincus, je pouvais me prendre pour le Messie », racontera Lambert. Dans l'une des courées, une jeune femme tomba à genoux. « Père, bénissez mon enfant, dit-elle en tendant vers le visiteur le bébé qu'elle tenait dans les bras. Et bénissez-nous tous, car nous ne sommes pas dignes qu'un prêtre entre sous notre toit. » Tous s'agenouillèrent et Lambert traça un signe de croix au-dessus des têtes. Apprenant qu'il allait demeurer parmi eux, ils voulurent l'aider à monter son ménage. Les uns offrirent un seau, d'autres une natte, une lampe à huile, une couverture. Plus ils étaient pauvres, plus ils s'empressaient de donner. Ce soir-là, Lambert rentra chez lui suivi d'une escorte de fidèles chargés de cadeaux, « tel un des rois mages de la Nativité ».
Alors commença la première soirée de sa nouvelle vie indienne. Ce devait être l'un des souvenirs les plus intenses de son existence. « Il faisait déjà noir. La nuit tombe très tôt sous les tropiques. J'ai allumé la lampe à huile prêtée par une famille. La mère avait eu la délicatesse de penser à me laisser plusieurs allumettes. J'ai déroulé la natte de paille de riz qu'on m'avait donnée. Je me suis assis par terre, le dos calé contre le mur, et j'ai vidé ma vieille musette achetée un jour dans le quartier arabe de Marseille. J'en ai sorti mon rasoir, mon blaireau, ma brosse à dents, une petite trousse de pharmacie offerte par mes camarades d'usine avant mon départ, un caleçon et un maillot de corps de rechange, ma Bible de Jérusalem, bref, tout ce que je possédais. Entre les pages des Évangiles se trouvait l'image qui ne m'avait jamais quitté pendant mes années au milieu des hommes déshérités et souffrants. Je la dépliai avec précaution et la contemplai longuement. »
C'était la photographie du Saint Suaire de Turin que lui avait autrefois donnée son père. Le visage du Christ imprimé sur son linceul, cet homme aux yeux baissés, à la face tuméfiée, à l'arcade sourcilière fendue, à la barbe arrachée, cet homme crucifié incarnait ce soir pour Paul Lambert tous les martyrs de ce bidonville où il venait d'arriver. « Pour moi, croyant consacré, chacun d'eux avait ce même visage de Jésus-Christ clamant à l'humanité du haut du Golgotha toute la douleur mais aussi toute l'espérance de l'homme méprisé. C'était pour cela que j'étais venu, à cause de ce "J'ai soif !" crié par le Christ. Afin de dire la faim et la soif de justice des hommes d'ici qui montaient chaque jour sur la Croix, et qui savaient regarder en face cette mort que nous, en Occident, nous ne savions plus affronter sans désespoir. Nulle part ailleurs, cette icône n'était plus à sa place que dans ce slum. »
Paul Lambert fixa l'image à l'aide de deux allumettes plantées dans le mur de pisé. Puis il essaya de prier, mais n'y parvint pas. Il était comme hébété. Il faudrait du temps pour que les choses se décantent. Il était assis, songeur, quand une fillette apparut sur le seuil, en haillons, pieds nus mais avec une fleur au bout de sa natte. Elle portait une assiette d'aluminium pleine de riz et de légumes. Elle la déposa devant Lambert, joignit les mains à hauteur de son front dans le geste du salut indien, inclina la tête, sourit et disparut en courant. «J'ai rendu grâces à Dieu pour cette apparition et ce repas offert par des frères inconnus. Puis j'ai mangé, à leur manière, avec les doigts. Au fond de ce réduit, il me semblait que tout prenait une dimension particulière. Ainsi, le contact des doigts avec les aliments m'a fait comprendre combien la nourriture n'est ni une chose morte ni une chose neutre, mais un don de vie. »
Vers neuf heures du soir, les bruits de la ruelle s'étant apaisés, Lambert commença à percevoir les échos de la vie qui l'entourait : les conversations dans les chambres voisines, les disputes, les pleurs, les quintes de toux. Puis l'appel lancinant d'un muezzin jaillit d'un haut-parleur. Aussitôt après, lui parvinrent des voix de femmes qui récitaient des versets du Coran. Une autre litanie succéda un peu plus tard à la prière des musulmans. Elle venait de la tea-shop d'en face. C'était une seule syllabe indéfiniment répétée. « Om... ôm... ôm...
» psalmodiait le vieil hindou qui tenait la boutique. Invocation mystique qui permet depuis des millénaires aux hindous d'entrer en contact avec Dieu, ce dm répandait une indicible paix intérieure. Paul Lambert l'avait entendu pour la première fois dans les villages du Sud et les vibrations de cette simple syllabe lui avaient paru chargées d'une telle puissance, d'une telle profondeur de prière qu'il l'avait adoptée pour commencer ses propres invocations au Seigneur. Prononcer le ôm ne demandait aucun effort. « Le à sortait tout seul et se prolongeait en vibrant comme une prière dans la tête, dira-t-il. Cette nuit, en répétant ces ôm qui venaient de l'autre côté de la ruelle, non seulement j'avais le sentiment de parler à Dieu, mais aussi de faire un pas à l'intérieur du mystère hindou. C'était très important pour m'aider à saisir les vraies raisons de ma présence dans ce bidonville. »
Un peu après minuit, le silence enveloppa la Cité de la joie. Les palabres et les prières s'étaient tues, de même que les toux et les pleurs des enfants. Anand Nagar s'était assoupi.
Engourdi par la fatigue et l'émotion, Paul Lambert ressentit lui aussi le besoin de dormir. Il plia sa chemise et ses jeans en guise d'oreiller et s'allongea sur sa natte. Il constata alors qu'en longueur, sa chambre mesurait en fait exactement sa taille, un mètre quatre-vingt-deux. Après un dernier regard à l'image du Saint Suaire, il souffla la lampe et ferma les yeux sur une félicité intérieure comme il n'en avait pas éprouvé depuis le soir de son ordination, cinq ans plus tôt.
C'est alors qu'une sarabande endiablée éclata au-dessus de sa tête. Il gratta une allumette et découvrit une troupe de rats qui se poursuivaient sur les bambous de la charpente et dévalaient le long des murs dans une cacophonie de cris aigus. Il bondit sur ses pieds et, malgré son désir de ne pas réveiller ses voisins, se mit à pourchasser les intrus à coups de chaussure. A mesure que les uns se sauvaient, d'autres arrivaient par les trous de la toiture.
Devant une telle invasion, Lambert finit par baisser les bras. Pour désagréable que fût cette cohabitation, il comprit qu'elle faisait partie de sa nouvelle vie. Il se recoucha. Presque aussitôt, il sentit quelque chose frémir dans ses cheveux. Il ralluma la lampe, secoua la tête et vit tomber un énorme mille-pattes tout poilu. Bien que fervent admirateur du mahatma Gandhi et de ses principes de non-violence, il l'écrasa sans pitié. Il apprendrait plus tard l'identité de cette bestiole, une scolopendre dont la piqûre pouvait être aussi venimeuse que celle d'un scorpion. Se recouchant pour la seconde fois, il égrena un chapelet de ôm dans l'espoir de retrouver quelque sérénité. Mais pour cette première nuit dans ses murs, la Cité de la joie voulait offrir d'autres surprises au Français. Les moustiques indiens ont ceci de particulier qu'ils sont minuscules, qu'ils font peu de bruit et qu'ils vous narguent indéfiniment avant de se décider à piquer. Un supplice de l'attente qui, s'il n'était indien, serait chinois.
Quelques heures plus tard, c'était un bruit de bombardement qui arrachait cette fois Lambert à son sommeil. Il ouvrit sa porte et aperçut dans la ruelle une camionnette qui déversait du charbon devant la boutique du marchand de combustible. Il allait se recoucher quand il distingua dans l'obscurité deux petites silhouettes qui rampaient sous le véhicule. Le charbonnier, un homme tout noir avec des jambes d'échassier, avait, lui aussi, vu les jeunes chapardeurs. Il poussa des imprécations qui les firent détaler. Il y eut alors une galopade puis un grand « plouf » et des cris. Certain qu'un des fugitifs venait de tomber dans l'égout qui coupait la rue un peu plus bas, Lambert s'élança à son secours.
Mais à peine avait-il fait trois enjambées qu'une poigne ferme l'arrêta dans son élan.
Sans avoir pu reconnaître le visage de l'homme qui l'avait empoigné, il avait compris son message. « On m'invitait à ne pas me mêler de ce qui ne me regardait pas. »