40.
Le drame éclata à l'instant où Paul Lambert sortait des latrines. Il entendit des hurlements et vit une meute d'enfants et d'adultes accourir au pas de charge. Des pierres et des projectiles divers s'abattirent autour du petit édicule, manquant le prêtre de justesse. Il fit un bond en arrière et découvrit alors la cible de toute cette fureur : une malheureuse en guenilles, échevelée, le visage souillé de sang et de saletés, les yeux haineux, la bouche écumante, qui poussait des cris de bête en agitant ses mains et ses bras décharnés. Plus elle proférait d'injures, plus la meute s'acharnait. On aurait dit que toute la violence latente dans le slum explosait d'un coup : la Cité de la joie voulait s'offrir un lynchage. Le Français tenta de s'interposer mais quelqu'un l'empoigna par les épaules et le rejeta en arrière. La curée allait commencer. Des hommes s'avançaient, menaçants. Les femmes les excitaient en vociférant. C'était atroce. Le prêtre vit surgir de la mêlée un homme aux cheveux gris qui brandissait un gourdin. Il reconnut le vieil hindou qui tenait la tea-shop en face de chez lui. Faisant tournoyer son bâton au-dessus des têtes, il se précipita vers la malheureuse et, lui faisant de son corps un rempart protecteur, il se retourna vers ses agresseurs : « Laissez cette femme en paix ! cria-t-il. C'est Dieu qui nous rend visite. »
La foule s'arrêta, médusée. Les hurlements cessèrent brusquement. Tous les regards étaient braqués sur la frêle stature du vieil hindou. Au bout de quelques secondes qui lui parurent une éternité, Lambert vit l'un des assaillants armé d'un couteau s'approcher du vieil homme. Arrivé devant lui, il laissa tomber son arme à terre, se prosterna, lui toucha les pieds et porta ses mains à sa tête en signe de respect. Puis il se redressa, fit demi-tour et s'en alla. D'autres l'imitèrent. En quelques minutes, la meute avait disparu. Alors le vieil homme se pencha sur la folle qui le regardait d'un air de bête traquée. Lentement, délicatement, il lui essuya le visage avec le pan de sa chemise. Puis il l'aida à se relever et, la soutenant par la taille, l'entraîna dans la ruelle jusqu'à la soupente de sa tea-shop.
Depuis qu'il vivait en face du vieil hindou, Lambert avait appris l'histoire de ce justicier au nom lumineux de Surya, Soleil. Quelques années auparavant, les mains qui manipulaient aujourd'hui des bols de thé et des bouilloires façonnaient des boules de glaise sur un tour de pierre. Au fil de leur ronde, ces boules devenaient des gobelets, des pots, des coupes, des plats, des lampes pour le culte, des vases et même des jarres hautes de deux mètres utilisées pour les mariages. Surya était le potier de Biliguri, un gros bourg d'un millier d'habitants à deux cents kilomètres au nord de Calcutta. Ses ancêtres avaient été les potiers du village depuis des temps immémoriaux. La fonction de potier faisait aussi intimement partie de la vie de la communauté que celle de prêtre brahmane ou d'usurier. A chaque nouvelle année, dans toutes les familles hindoues, les pots étaient rituellement brisés ; de même qu'à chaque naissance, en signe de bienvenue à la vie, et à chaque décès, pour permettre au défunt de partir dans l'au-delà avec sa vaisselle. On les cassait également lors des mariages, dans la famille de la mariée parce que, en s'en allant, la jeune femme mourait aux yeux de ses parents, et dans celle du marié, parce qu'avec l'arrivée de l'épousée naissait un nouveau foyer. On les brisait encore à l'occasion de nombreuses fêtes parce que les dieux voulaient que tout soit neuf sur la terre. Bref, le potier ne risquait pas de manquer de travail.
A part Surya et ses deux fils qui travaillaient avec lui, il n'y avait que sept autres artisans dans le village. Leurs ateliers donnaient tous sur la place principale. Il y avait un forgeron, un charpentier, un tresseur de paniers qui fabriquait aussi des nasses et des pièges, un joaillier qui dessinait lui-même ce que l'on appelait « les colliers d'épargne ». Dès qu'une famille avait un peu d'argent, les femmes se précipitaient chez lui pour faire ajouter un ou deux maillons d'argent à leur collier. Il y avait aussi un tisserand, un savetier et enfin un barbier, dont l'art consistait moins à s'occuper des cheveux de ses concitoyens que du bonheur de leur progéniture, car il était le marieur du village. Enfin, encadrant l'atelier de Surya, se trouvaient deux échoppes, celle de l'épicier et celle du confiseur. Sans les mishti de ce dernier, des douceurs plus fondantes encore que le sucre, aucun rite religieux ou social n'aurait pu être observé.
Vers la fin de la mousson de cette année-là, se produisit à Biliguri un événement apparemment insignifiant auquel personne ne prêta attention sur le moment. Ashok, le fils aîné du tisserand qui travaillait à Calcutta, revint au village avec un cadeau pour sa femme : un seau en plastique rouge comme un hibiscus. Dans cette campagne éloignée, on n'avait encore jamais vu un tel ustensile. Le matériau souple et léger dont il était fait suscita l'admiration générale. On se le passa de main en main avec émerveillement et envie. Le premier à comprendre l'intérêt de cet objet fut l'épicier. Moins de trois mois plus tard, son étalage s'ornait de seaux semblables, de plusieurs couleurs. Des gobelets, des plats et des gourdes vinrent enrichir sa collection. Le plastique avait conquis un nouveau marché. Du même coup, il frappait à mort l'un des artisans du village. Rapidement, le potier Surya vit sa clientèle diminuer. Et en moins d'un an, il sombra dans la misère avec ses fils. Les deux garçons et leurs familles prirent le chemin de l'exil vers la ville. Surya, lui, tenta de résister. Grâce à la solidarité de sa caste, il trouva du travail dans un village distant d'une cinquantaine de kilomètres qui n'avait pas encore été touché par la fièvre du plastique. Mais le virus était en marche et tous les villages furent bientôt contaminés. Le gouvernement provincial octroya même des crédits à un industriel de Calcutta pour la construction d'une usine. Un an plus tard, tous les potiers de la région étaient ruinés.
Désespéré, Surya prit à son tour le chemin de Calcutta avec son épouse. La pauvre femme qui souffrait d'asthme ne put supporter le choc de la pollution urbaine. Elle mourut au bout de quelques mois sur le trottoir où ils avaient échoué. Après la crémation de sa femme sur l'un des bûchers au bord de l'Hooghly, Surya erra longuement le long du fleuve, désemparé. A deux kilomètres environ du pont de Howrah, il vit un homme qui remplissait un panier de glaise sur la berge. Il l'aborda. L'homme travaillait dans un atelier de poterie en bordure du slum d'Anand Nagar où l'on fabriquait des coupes sans anse que l'on brise après usage. Grâce à cette rencontre, Surya se retrouva le lendemain derrière un tour, en train de façonner des centaines de ces petits récipients. L'atelier approvisionnait les nombreuses tea-shops de la Cité de la joie. Un jour, le musulman qui tenait celle de Fakir Bhagan Lane fut trouvé pendu à un bambou de la charpente. Il s'était suicidé. Surya, qui ne se sentait plus capable de faire un travail manuel prolongé, alla voir le propriétaire de la boutique et en obtint la concession. Depuis, tout en égrenant ses ôm, il faisait chauffer ses bouilloires de thé au lait sur son chula qui enfumait à longueur de journée toute la ruelle.
Le vieil hindou était un homme si bon et si saint que les habitants de Fakir Bhagan Lane lui pardonnaient.
Quelque temps après son arrivée, Lambert avait reçu la visite de son voisin. Il était entré dans sa chambre en joignant les mains à la hauteur de son front. Bien que le brave homme n'ait presque plus de dents, son sourire réchauffa le cœur du Français qui l'invita à s'asseoir. Ils restèrent un long moment à se regarder en silence. « En Occident, les regards vous effleurent à peine, notera Lambert. Celui de cet homme vous livrait son âme tout entière. » Au bout d'un moment, l'hindou se leva, joignit à nouveau les mains en inclinant la tête, et sortit. Il revint le lendemain et observa le même silence respectueux. Le troisième jour, au risque de briser un délicat mystère, le prêtre l'interrogea sur les motifs de son mutisme.
— Grand Frère Paul, répondit-il, tu es une « Grande Âme ». En présence d'une Grande Âme, les mots ne sont pas nécessaires.
C'est ainsi qu'ils étaient devenus des amis. Au milieu des familles musulmanes qui environnaient le Français, l'hindou devint une sorte de bouée à laquelle il pouvait se raccrocher chaque fois qu'il perdait pied. Le lien était en effet plus facile avec les hindous.
Pour eux, Dieu était partout. Dans cette porte, cette mouche, ce bambou. Et dans les millions d'incarnations d'un panthéon de divinités où Surya considérait que Jésus-Christ avait naturellement sa place, au même titre que Bouddha, Maha-vira et Mahomet. Car tous ces prophètes étaient des avatars du Grand Dieu qui transcendait tout.