48.
En hiver, le même phénomène se reproduisait chaque soir. A peine les femmes avaient-elles mis le feu aux galettes de bouse de vache dans leur fourneau pour cuire le repas vespéral que le disque rougeoyant du soleil disparaissait derrière un écran grisâtre.
Retenues par la couche supérieure d'air frais, les volutes de fumée grasse stagnaient au niveau des toits, enfermant le slum sous un matelas empoisonné. Les gens toussaient, crachaient, s'asphyxiaient. Certains soirs, la visibilité se réduisait à moins de deux mètres.
Une odeur de soufre semblait dominer toutes les autres. Les yeux, les narines, la gorge, les poumons vous brûlaient affreusement. C'était un supplice. Et pourtant, personne dans la Cité de la joie n'aurait osé maudire l'hiver, ce trop court répit avant les folies caniculaires de l'été.
Cette année-là, l'été survint comme la foudre. En quelques secondes, ce fut la nuit en plein jour. Affolés, les habitants sortirent des courées et se précipitèrent dans les ruelles. Du haut de la terrasse où il triait des médicaments, Paul Lambert vit fondre sur la Cité de la joie une perturbation atmosphérique d'une espèce inconnue de lui. A première vue, on aurait pu croire à une aurore boréale. Il s'agissait en réalité d'une muraille de millions de particules en suspension qui avançait à une vitesse foudroyante. Il n'eut pas le temps de se mettre à '-ri. La tornade était déjà là. Elle dévastait tout sur son passage, emportant des toitures, jetant des gens à terre, provoquant la panique des buffles dans les étables. Le slum fut instantanément recouvert d'un linceul de sable jaune. C'était hallucinant. Puis des éclairs illuminèrent les ténèbres. Ils étaient d'une telle brillance qu'ils paraissaient déchirer le ciel. C'était le signal d'un cataclysme qui noya cette fois le slum sous un bombardement de grêlons auxquels succédèrent des trombes d'eau. Quand la pluie cessa et que le soleil réapparut, un nuage de vapeur brûlante s'abattit sur le bidonville. Le thermomètre était monté de quinze degrés d'un coup, jusqu'à 40° centigrades. Paul Lambert et les soixante-dix mille habitants de la Cité de la joie comprirent que la trêve de l'hiver était terminée.
L'enfer était de retour. Ce 17 mars, c'était l'été.
Saison bénie des zones tempérées, l'été infligeait aux habitants de cette partie du monde des souffrances difficiles à imaginer. Comme toujours, les plus déshérités, les miséreux des slums, étaient les plus cruellement frappés. Dans les taudis sans fenêtres où s'entassaient jusqu'à quinze personnes, dans ces minuscules courées calcinées toute la journée par un soleil implacable, dans les venelles où ne soufflait jamais le moindre courant d'air, alors que l'extrême pauvreté et l'absence de courant électrique interdisaient l'usage d'un ventilateur, les mois d'été avant la mousson étaient une torture aussi atroce que la faim.
A Calcutta, les policiers qui réglaient la circulation aux carrefours étaient équipés d'un parasol fixé à leur baudrier afin de leur laisser les mains libres. Les gens ne se déplaçaient que sous le couvert d'un parapluie. S'ils n'en avaient pas, ils se protégeaient du soleil comme ils pouvaient, avec un journal, un sac de toile, le pan de leur sari ou de leur dhoti.
La fournaise s'accompagnait d'un taux d'humidité pouvant atteindre jusqu'à cent pour cent. Le moindre mouvement, quelques pas, descendre un escalier, provoquaient une sudation incontrôlable. Dès dix heures du matin, tout travail physique devenait impossible.
Hommes et bêtes étaient figés dans l'incandescence de l'air immobile. Pas un souffle. La réverbération était si intense que Lambert, qui ne possédait pas de lunettes noires, eut l'impression de « recevoir du plomb fondu dans les yeux ». S'aventurer pieds nus sur l'asphalte des rues était un supplice encore plus douloureux. Le bitume liquéfié vous arrachait la plante des pieds par lambeaux entiers. Tirer un rickshaw sur ce tapis de feu relevait du plus pur héroïsme. S'élancer, trottiner, s'arrêter, repartir avec des roues qui s'engluaient dans la mélasse brûlante était un exploit à renouveler sans fin. Pour tenter de protéger ses pieds déjà ulcérés de crevasses et de brûlures, Hasari Pal se résolut à un geste que plusieurs centaines de millions d'Indiens n'avaient encore jamais accompli. Pour la première fois de sa vie, il chaussa pour aller travailler les sandales reçues pour son mariage avec la dot de sa femme. Cette initiative devait s'avérer désastreuse. Les semelles lui faussèrent très vite compagnie, aspirées par le bitume en fusion.
Les habitants d'Anand Nagar résistèrent pendant six jours, puis l'hécatombe commença.
Les poumons desséchés par l'air torride, le corps vidé de sa substance, des tuberculeux, des asthmatiques, beaucoup de bébés moururent. Tous les membres du Comité d'entraide, Paul Lambert, Margareta et Bandona en tête, couraient d'un bout à l'autre du slum pour secourir les cas les plus tragiques. Courir n'était pas le mot car il fallait se mouvoir avec lenteur sous peine de s'écrouler sans connaissance après un bout de chemin. Sous l'effet de la température, l'organisme se déshydratait en quelques heures. «Au moindre effort, racontera Lambert, vous étiez trempés de la tête aux pieds. Puis vous ressentiez des frissons et presque aussitôt vous étiez saisis de vertiges. Les victimes d'insolation et de déshydratation étaient si nombreuses qu'on voyait dans la rue de plus en plus de pauvres gens incapables de se relever. » Curieusement, c'est le Français, pourtant peu familier avec ces agressions climatiques, qui parut le mieux résister les premiers jours aux assauts de la fournaise. Son crucifix de métal brûlant sur la poitrine nue, un longhi de coton ceint autour de la taille, la tête couverte d'un chapeau de paille offert par le curé de la paroisse, il ressemblait à un bagnard évadé de Cayenne. Mais le dixième jour, la température battit tous les records depuis un quart de siècle. Au thermomètre de la tea-shop du vieil hindou, le mercure atteignit 114° Fahrenheit, c'est-à-dire 44° centigrades à l'ombre. Compte tenu de la saturation de l'air en humidité, cela équivalait à plus de 55° au soleil. « Le plus pénible était cette moiteur dans laquelle on baignait en permanence, dira Lambert Elle provoqua bientôt des épidémies qui entraînèrent de nombreux décès. En plus du paludisme, le choléra et la typhoïde réapparurent. Mais ce furent les gastro-entérites qui firent le plus de victimes. Elles vous liquidaient quelqu'un en moins de vingt-quatre heures. »
Ce n'était pourtant qu'un préambule. D'autres épreuves attendaient le Français. Une vague de furonculose, d'anthrax, de panaris et de mycoses s'abattit sur le slum. Des milliers de gens furent atteints et le mal n'épargna pas les autres quartiers de Calcutta, non plus que certaines professions comme les tireurs de rickshaws et de telagarhi obligés de marcher pieds nus au milieu des immondices. Faute de pommades et d'antibiotiques, ces maladies de peau se propageaient à une vitesse foudroyante. A côté de chez Lambert, les enfants de Mehboub n'étaient plus qu'une plaie. Mehboub lui-même, revenu chez lui, fut victime d'une éclosion d'anthrax très douloureux que le prêtre dut inciser à coups de canif. Fin avril, la température grimpa encore et l'on assista à un phénomène surprenant. Les mouches se mirent à mourir. Puis ce fut au tour des moustiques, dont les œufs périrent également avant d'éclore. Scolopendres, scorpions, araignées et cancrelats disparurent. Les seuls survivants de la vermine de la Cité de la joie étaient les punaises. Elles se multiplièrent comme pour prendre la place laissée par les autres. Chaque soir, Lambert leur faisait une chasse implacable. Elles pullulaient. Plusieurs s'étaient même embusquées derrière l'image du Saint Suaire. A la frénésie qu'il mettait à les écraser, le prêtre mesurait le peu de sérénité auquel il était parvenu. « Au bout de tout ce temps en Inde, le résultat était fort décevant. Malgré des chapelets de ôm et l'exemple de détachement que me donnait Surya, le vieil hindou d'en face, je me révoltais encore contre l'inhumaine condition faite à mes frères d'ici. » Un matin, en se rasant, il eut un nouveau choc devant l'image que lui renvoyait son miroir. Ses joues avaient encore fondu et deux sillons profonds s'étaient creusés autour de sa moustache et de sa bouche, accusant la courbure comiquement retroussée de son nez. Sa peau avait pris une teinte cireuse. Elle était tendue sur ses os comme une vieille toile cirée toute luisante. Les vrais martyrs de la chaleur étaient les ouvriers des milliers de petits ateliers et fabriques disséminés dans la Cité de la joie et les autres slums. Entassés les uns contre les autres près de leurs machines dans des cagibis sans aération, ils faisaient penser à des équipages de sous-marins en perdition. La condition des femmes était aussi pitoyable. Empêtrées dans leurs saris et leurs voiles au fond de leurs taudis transformés en fours, les plus petites tâches ménagères les épuisaient.
Étrangement, dans cette touffeur qui anéantissait les plus robustes, c'était l'inaction qui était le plus pénible. « La chaleur paraissait encore plus insupportable lorsque l'on cessait de bouger, dira Lambert. Elle vous tombait dessus comme un manteau de plomb, elle vous étouffait. » Pour échapper à la suffocation, les gens tentaient de créer autour de leur visage une minuscule turbulence en agitant un morceau de carton ou de journal. « Le plus extraordinaire, c'est qu'ils continuaient à s'éventer en somnolant, et même en dormant. »
Le Français avait essayé d'en faire autant mais, dès l'arrivée du sommeil, sa main lâchait son éventail de fortune. Il comprit qu'une telle prouesse devait être « une adaptation de l'espèce, un réflexe acquis par des générations en lutte contre la dureté de ce climat ».
Une nuit d'avril, Paul Lambert ressentit sous les aisselles et sur le ventre les premiers signes d'une démangeaison qui allait en quelques heures s'étendre à toutes les parties de son corps. «J'avais l'impression que des millions d'insectes me grignotaient la peau. »
L'irritation devint si intense qu'il ne pouvait s'empêcher de se gratter furieusement. Tout son épiderme ne fut bientôt qu'une plaie. Suffoquant, sans force, il resta prostré dans sa chambre. Mais un slum n'est pas une de ces cités-dortoirs d'Occident où l'on peut disparaître ou mourir sans que les voisins le remarquent. Ici, la moindre modification aux habitudes suscitait une curiosité instantanée. Le premier à s'inquiéter .de ne pas voir sortir le father fut Nasir, le fils aîné de Mehboub, qui faisait pour lui chaque matin la queue aux latrines. Il alerta son père qui courut prévenir Bandona. En quelques minutes, tout le quartier sut que le Grand Frère Paul était malade. « Seul un lieu où des hommes vivent au contact de la mort peut offrir autant d'exemples d'amour et de solidarité », songea le prêtre en voyant Surya, le vieil hindou d'en face, entrer dans son taudis avec un pot de thé au lait et une assiette de biscuits. Quelques instants plus tard, la mère de Sabia lui apportait une écuelle de lady's fingers, ces légumes en forme de gros haricot, les seuls que les pauvres pouvaient acheter. Pour leur donner plus de goût, elle les avait agrémentés d'un morceau de citrouille et de quelques navets, une vraie folie. Puis Bandona arriva. Au premier coup d'œil, la jeune Assamaise diagnostiqua le mal. C'étaient bien des insectes qui grignotaient Lambert, mais pas ces punaises et autres bestioles qui infestaient les taudis de la Cité de la joie. Le Français était dévoré par de minuscules parasites appelés « acarus » dont l'invasion sous l'épiderme produisait une douloureuse maladie de peau qui faisait des ravages dans le slum.
— Grand Frère Paul, gloussa Bandona avec un sourire espiègle, tu as la gale !
La canicule n'avait pas dit son dernier mot. Fin avril, le thermomètre grimpa encore de plusieurs degrés. Un bruit qui faisait partie du décor s'éteignit sous ce nouvel assaut. Les seuls oiseaux du slum, les corneilles mantelées, cessèrent de croasser. On retrouva leurs cadavres sur les toits et dans les cou-rées. Un mince filet de sang avait coulé de leur bec : la chaleur avait fait exploser leurs poumons. Le même sort devait bientôt frapper d'autres animaux.
Par dizaines, par centaines, les rats commencèrent à mourir. Dans le logement voisin de celui de Lambert, la mère de Sabia avait tendu un vieux sari au-dessus du bat-flanc où dormait sa dernière fille «teinte de varicelle. Un jour, trouvant des asticots sur le front de son enfant, la pauvre femme constata qu'ils étaient tombés de l'étoffe par un trou. En examinant la charpente, elle vit un grouillement de vers s'échapper d'un rat crevé sur une poutre de bambou.
C'est à cette époque que les vidangeurs municipaux, chargés de vider les latrines et d'évacuer le fumier des étables, décrétèrent une grève illimitée. En quelques jours, le slum fut submergé par un lac d'excréments. Bouchés par le fumier des étables, les égouts à ciel ouvert débordaient, déversant partout un torrent noirâtre et pestilentiel. Dans l'air torride et immobile monta bientôt une insoutenable puanteur, portée par les fumées des chula. Et pour couronner le tout, le mois de mai se termina par un terrible orage de pré-mousson.
Du coup, le niveau des drains et des latrines monta de cinquante centimètres en une nuit.
On vit des cadavres de chiens et de rats dériver sur cette marée immonde. On y vit même plusieurs chèvres et un buffle, la panse gonflée comme un dirigeable. L'orage déclencha par ailleurs un phénomène imprévu : l'éclosion, dès la dernière goutte, de millions de mouches. L'inondation avait envahi la plupart des taudis, transformant ces quelques mètres carrés surpeuplés en autant de cloaques nauséabonds.
Pourtant, au plus profond de l'horreur, survenait toujours un miracle. Celui que découvrit Paul Lambert depuis son gourbi en ce dimanche de Pentecôte, « avait le visage d'une petite fille vêtue d'une robe blanche, une fleur rouge dans les cheveux, qui marchait comme une reine au milieu de toute cette merde ».