30.

Une myriade de serpents lumineux éclaboussait le ciel tandis qu'un fracas de pétards ébranlait le bidonville. Célébrée au cours de la nuit la plus noire de l'année, Diwali, la fête hindoue des lumières, marquait l'arrivée officielle de l'hiver. Dans ce pays où tout est mythe et symbole, elle signifiait la victoire de la lumière sur les ténèbres. Les illuminations commémoraient l'une des plus grandes épopées de la légende du Râmâyana, le retour de la déesse Sîtâ ramenée par son divin époux Râma, après son enlèvement à Ceylan par le démon Râvana.

Au Bengale, on croit aussi que les âmes des défunts commencent leur voyage à cette date de l'année et on allume les lampes pour leur indiquer le chemin. C'est en outre la fête de la déesse Lakshmi qui n'entre jamais dans les maisons obscures mais seulement dans celles brillamment éclairées. Et comme elle est la déesse de la richesse et de la beauté, on la vénère avec ardeur afin qu'elle apporte bonheur et prospérité. Enfin, pour beaucoup de Bengalis, c'est également la fête de Kâlî, la divinité qui symbolise les noires épreuves au travers desquelles les hommes progressent vers la lumière.

Pour les habitants de la Cité de la joie, Diwali, c'était surtout l'espoir au bout de la nuit.

Comme tous les foyers de l'Inde hindoue, les taudis du slum abritèrent cette nuit-là de furieuses parties de cartes. La fête perpétuait en effet une coutume née d'une autre légende, la fameuse partie de dés au cours de laquelle le dieu Shiva avait regagné sa fortune perdue auparavant en jouant contre Pârvati, son épouse infidèle. Pour arracher cette victoire, le dieu Shiva avait fait appel à son divin collègue Vishnou, lequel s'était opportunément incarné dans une paire de dés. Ainsi la fête de Diwali était-elle un hommage au jeu. A cette occasion, tous les hindous jouaient aux cartes, aux dés, à la roulette. Ils jouaient des billets de dix, cinq, une roupie, ou seulement des pièces de quelques paisa. Quand ils n'avaient pas d'argent, ils jouaient une banane, une poignée de cacahuètes, quelques sucreries. Ils jouaient n'importe quoi, mais ils jouaient. Même Lambert ne put échapper au rite. Car bien qu'habitée par des musulmans, Fakir Bhagan Lane avait aussi son flambeur. Pour ne pas laisser seul le vieil hindou de la tea-shop en ce soir de fête, son Grand Frère étranger d'en face accepta une partie de dominos qui se prolongea jusqu'à l'aube. Comme dans la légende, elle permit au dévot de Shiva de regagner en fin de compte les vingt allumettes que lui avait prises son adversaire.

C'est alors qu'il rentrait chez lui ce matin-là que Paul Lambert apprit la nouvelle. Selima, l'épouse de son voisin Mehboub, enceinte de sept mois, avait disparu.

La jeune musulmane avait été discrètement abordée, trois jours plus tôt à la fontaine, par l'une de ses voisines. Matrone au visage grêlé de petite vérole, Mumtaz Bibi était, dans cet univers que la promiscuité rendait transparent, un personnage un peu mystérieux. Alors que son mari n'était qu'un simple ouvrier d'usine, elle vivait dans une certaine opulence.

Elle habitait la seule maison en brique de la ruelle et son logement n'était pas tout à fait un taudis. Du plafond pendait un ornement rarissime : une ampoule électrique. On disait que plusieurs chambres des courées alentour étaient sa propriété mais nul ne savait d'où venait son argent. Les mauvaises langues prétendaient que Mumtaz exerçait des activités occultes en dehors du quartier. On avait vu le parrain de la mafia locale entrer chez elle. On parlait d'un trafic de bhang, l'herbe indienne, de distillation clandestine d'alcool, de prostitution, et même d'un réseau d'achat de petites filles pour les maisons closes de Delhi et de Bombay. Personne n'avait cependant pu étayer ces calomnies d'un soupçon de preuve.

« Arrête-toi chez moi en rentrant de la fontaine, avait-elle dit à Selima, j'ai une proposition intéressante à te faire. » Malgré sa surprise, Selima obéit. Depuis que son mari avait perdu son emploi, la pauvre femme n'était plus que son ombre. Son beau visage régulier s'était flétri et le petit brillant de sa narine était depuis longtemps tombé dans le coffre de l'usurier. Elle, toujours si droite et digne dans son vieux sari, marchait aujourd'hui comme une vieille femme. Seul son ventre restait intact, un ventre gonflé, tendu, superbe qu'elle portait avec orgueil. C'était son unique richesse. Dans deux mois, elle mettrait au monde le petit être qui bougeait à l'intérieur. Son quatrième enfant. Mumtaz Bibi avait préparé une assiette de sucreries et deux coupelles de thé au lait. Elle fit asseoir sa visiteuse sur le bat-flanc qui lui servait de lit.

— Tu tiens à garder cet enfant ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint en pointant un doigt vers le ventre de Selima. Si tu étais d'accord pour me le vendre, je pourrais te proposer une bonne affaire.

—Vous vendre mon enfant ? balbutia Selima, ébahie.

—Pas ton enfant, corrigea vivement la matrone, seulement ce que tu as dans ton ventre en ce moment. Et pour une bien coquette somme, ma chère : deux mille roupies1.

L'opulente douairière de Fakir Bhagan Lane exerçait la dernière en date des professions clandestines de Calcutta : le rabattage d'embryons et de fœtus humains. A l'origine de ce commerce se trouvait un réseau d'acheteurs étrangers qui parcouraient le tiers monde pour le compte de laboratoires pharmaceutiques et d'instituts de recherches génétiques. La plupart de ces commanditaires étaient suisses ou américains. Ils utilisaient des embryons et des fœtus humains pour leurs travaux scientifiques, ou pour la fabrication de produits de rajeunissement proposés à la clientèle fortunée d'établissements spécialisés d'Europe et d'Amérique. Cette demande avait engendré un fructueux trafic, dont Calcutta était l'un des pôles. Un des fournisseurs attitrés de cette curieuse marchandise était un nommé Sushil Vohra. Il s'approvisionnait auprès de plusieurs cliniques pratiquant des avortements. Il assurait le conditionnement des expéditions qui partaient pour l'Europe ou les États-Unis, via Moscou par le vol régulier de la compagnie soviétique Aeroflot.

Les fœtus les plus recherchés étaient naturellement les plus développés, donc les plus âgés.

Mais ils étaient aussi les plus difficiles à obtenir, ce qui expliquait la somme élevée proposée à Selima, alors qu'un embryon de deux mois se payait moins de deux cents roupies. Il était en effet très exceptionnel qu'une femme arrivée au sixième ou septième mois de sa grossesse consentît à se défaire de son enfant. Même dans les familles les plus pauvres, la naissance des enfants est toujours attendue avec joie. Ils constituent le seul trésor de ceux qui n'ont rien. La rabatteuse prit un ton maternel.

—Réfléchis bien, ma fille. Tu as déjà trois petits. Ton mari est chômeur et j'ai entendu dire que l'on ne mange pas tous les jours chez toi. Ce n'est peut-être pas le moment d'ajouter une nouvelle bouche à ton foyer. Alors qu'avec deux mille roupies, on peut remplir beaucoup d'assiettes de riz, tu sais.

Elle savait, la pauvre Selima. Trouver des épluchures et quelques rogatons à mettre sous la dent des siens était sa torture quotidienne.

—Que va dire mon mari si je reviens à la maison avec deux mille roupies et plus rien dans le... ? s'inquiéta la malheureuse.

La rabatteuse eut un sourire complice.

—Espèce de bourrique, les deux mille roupies, je ne vais pas te les donner d'un seul coup, tu les recevras petit à petit. Ton mari n'y verra que du feu et toi tu auras chaque jour de quoi faire manger ta famille.

Les deux femmes s'étaient séparées sur ces mots. Mais la rabatteuse avait rappelé Selima.

—J'ai oublié quelque chose. N'aie aucune crainte pour ta santé. L'opération s'effectue dans les meilleures conditions et elle dure seulement quelques minutes. Tu ne seras absente de chez toi que trois heures tout au plus.

L'idée d'un possible danger n'avait pas effleuré la femme de Mehboub : pour un pauvre du slum, la mort n'est pas une préoccupation. Toute la journée et la nuit suivante, la malheureuse fut hantée par la proposition de la matrone. Chaque frémissement qu'elle sentait dans son ventre lui paraissait une protestation contre l'horrible marché qu'on venait de lui offrir. Jamais elle ne pourrait consentir à cet assassinat, même pour deux mille roupies. Mais d'autres voix devaient torturer Selima cette nuit-là. Celles de ses trois enfants qui pleuraient de faim. A l'aube, elle prit sa décision : elle ferait taire leurs pleurs.

Tout fut organisé pour le surlendemain. Dès qu'il reçut le message de la matrone, le trafiquant Sushil Vohra prépara un grand bocal avec un liquide antiseptique. Un embryon de sept mois a presque la taille d'un nouveau-né. Il porta le récipient à la clinique où devait avoir lieu l'intervention. La fête des lumières posait quelques problèmes, les chirurgiens hindous habituels étant tous partis jouer aux cartes ou aux dés. Mais Sushil Vohra n'était pas homme à se laisser arrêter par de tels obstacles. Il fit venir un de leurs confrères musulmans.

L'établissement médical dans lequel la rabatteuse fit entrer Selima pouvait difficilement prétendre à l'appellation de « clinique ». C'était plutôt une sorte d'infirmerie avec une seule pièce divisée en deux par un rideau. La première moitié servait à la réception et aux soins, la seconde aux opérations. L'équipement chirurgical y était des plus sommaires : une table métallique, un tube de néon au plafond, un flacon d'alcool, un autre d'éther sur une étagère. Il n'y avait ni autoclave, ni oxygène, ni réserve de sang. Ni même d'instruments.

Chaque chirurgien apportait sa trousse personnelle.

Incommodée par l'odeur d'éther qui imprégnait les lieux, Selima se laissa tomber sur l'unique tabouret composant l'ameublement. Si l'acte qu'elle allait laisser faire lui paraissait de plus en plus monstrueux, elle était totalement résignée. Entre son corsage et sa peau, elle sentait les premiers billets que lui avait remis la rabatteuse : trente roupies, de quoi acheter treize kilos de riz. « Ce soir, mon mari et mes enfants pourront manger », songea-t-elle.

Le chirurgien convoqué pour la circonstance était un homme d'une cinquantaine d'années, au front dégarni, avec de grandes oreilles poilues. Il fit allonger Selima sur la table et l'examina attentivement. Derrière lui, le trafiquant s'impatientait. L'avion de la compagnie Aeroflot décollait dans quatre heures. Il aurait tout juste le temps de porter le bocal à l'aérodrome de Dum Dum. Il avait prévenu son correspondant à New York. La transaction lui laisserait environ mille dollars. — Qu'attendez-vous, Docteur ! Le chirurgien sortit sa trousse d'instruments, enfila une blouse, réclama du savon et une cuvette pour se laver les mains, imbiba d'éther un gros morceau de coton qu'il plaça sur le nez et la bouche de Selima. Il se frotta nerveusement la moustache en attendant que la jeune femme ait perdu conscience et saisit son bistouri. Vingt minutes plus tard, tout en plaçant des compresses de gaze pour éponger le sang de l'incision, il saisissait le fœtus par les pieds et le déposait avec son placenta entre les mains du trafiquant. C'était un garçon. C'est après avoir coupé le cordon ombilical que le drame se produisit. Du ventre de Selima sortit un gargouillement rougeâtre, puis de gros caillots noirs et, d'un coup, un véritable torrent. En quelques secondes, le ciment de la pièce fut inondé de sang. Le chirurgien tenta de comprimer le bas-ventre avec des compresses et un bandage très serré. Mais le flot rouge s'échappait toujours. Il défit le pansement et chercha à tâtons le tracé de l'aorte abdominale. Appliquant son poing sur le vaisseau, il pesa de tout son poids pour tenter d'enrayer l'hémorragie. Sans le secours d'une dose massive de coagulants, tout effort était vain. Il chercha le pouls. Le poignet de Selima ne livrait déjà plus que d'imperceptibles et irrégulières pulsations. Une porte claqua derrière Le chirurgien qui se retourna. Le trafiquant était pari en emportant le bocal. Mumtaz Bibi, la rabatteuse, en fit autant après avoir prestement récupéré ses trente roupies dans le corsage de sa victime. Le chirurgien recouvrit de son sari le corps de la jeune musulmane qui agonisait. Puis il enleva sa blouse souillée de sang et la plia soigneusement. Il rangea ses instruments dans leur trousse et enferma le tout dans son attaché-case en Skaï. Et il s'en alla lui aussi.

Selima restait seule avec l'employé de la « clinique ». On entendait des bruits de voix venant de dehors et le grincement du ventilateur. Le tampon de coton imbibé d'éther cachait toujours le visage de la malheureuse. L'employé était un petit homme rabougri avec d'épais sourcils et un nez busqué comme un bec d'aigle. Pour lui, ce corps exsangue sur la table valait toutes les parties de cartes de la fête de Diwali. Il connaissait une bonne adresse. On y dépeçait les cadavres sans identité pour en récupérer les squelettes et les exporter en Amérique.

La cité de la joie
titlepage.xhtml
jacket.xhtml
index_split_000.html
index_split_001.html
index_split_002.html
index_split_003.html
index_split_004.html
index_split_005.html
index_split_006.html
index_split_007.html
index_split_008.html
index_split_009.html
index_split_010.html
index_split_011.html
index_split_012.html
index_split_013.html
index_split_014.html
index_split_015.html
index_split_016.html
index_split_017.html
index_split_018.html
index_split_019.html
index_split_020.html
index_split_021.html
index_split_022.html
index_split_023.html
index_split_024.html
index_split_025.html
index_split_026.html
index_split_027.html
index_split_028.html
index_split_029.html
index_split_030.html
index_split_031.html
index_split_032.html
index_split_033.html
index_split_034.html
index_split_035.html
index_split_036.html
index_split_037.html
index_split_038.html
index_split_039.html
index_split_040.html
index_split_041.html
index_split_042.html
index_split_043.html
index_split_044.html
index_split_045.html
index_split_046.html
index_split_047.html
index_split_048.html
index_split_049.html
index_split_050.html
index_split_051.html
index_split_052.html
index_split_053.html
index_split_054.html
index_split_055.html
index_split_056.html
index_split_057.html
index_split_058.html
index_split_059.html
index_split_060.html
index_split_061.html
index_split_062.html
index_split_063.html
index_split_064.html
index_split_065.html
index_split_066.html
index_split_067.html
index_split_068.html
index_split_069.html
index_split_070.html
index_split_071.html
index_split_072.html
index_split_073.html
index_split_074.html
index_split_075.html
index_split_076.html