46.
Avec son guidon hérissé de phares et de sirènes, ses larges roues peintes en vert et rouge, son réservoir étincelant comme un filon d'argent et sa selle recouverte d'une peau de panthère, la moto ressemblait à l'un de ces gros cubes que l'on voit dans les films. Sanglé dans un pantalon de cuir à larges pattes d'éléphant et une chemise de soie, son pilote parcourait en pétaradant les ruelles boueuses de la Cité de la joie. Tout le monde connaissait ce solide gaillard à lunettes noires qui distribuait saluts et sourires comme un politicien en campagne. Il était un personnage du slum aussi familier que le mollah aveugle de la grande mosquée ou que le vieux brahmane du petit temple près des voies ferrées. Il s'appelait Ashoka, comme le célèbre empereur de l'histoire indienne. Il était le fils aîné et le principal lieutenant du chef de la mafia locale.
Malgré ses soixante-dix mille habitants, la Cité de la joie vivait sans aucune autorité légale.
Elle n'avait ni maire, ni juges, ni policiers. Comme dans le bidonville des Pal, ce vide avait été promptement comblé par la mafia qui régnait souverainement sur le slum. Elle dirigeait, rançonnait, arbitrait. Et personne ne contestait son pouvoir. Il y avait plusieurs familles rivales, mais le « Parrain » le plus puissant était un hindou à grosses lunettes, âgé d'une soixantaine d'années. Il vivait avec ses fils, ses femmes et son clan dans un immeuble moderne de quatre étages bâti à proximité du slum, de l'autre côté de la Grand Trunk Road, la grand-route de Delhi. Il était hindou et s'appelait Kartik Babu nom que lui avait donné son père en hommage au fils de Shiva, dieu de la guerre.
Presque tous les débits de boisson clandestins du bidonville étaient sa propriété. Il y contrôlait également le trafic des stupéfiants et la prostitution. En outre, il pouvait se vanter d'être l'un des plus grands propriétaires immobiliers d'Anand Nagar. Il avait su choisir ses locataires avec une grande habileté. Aux familles de réfugiés, il avait préféré des vaches et des bufflesses. La plupart des étables qui abritaient les quelque huit mille cinq cents bêtes à cornes vivant dans le slum lui appartenaient. Cette invasion animale, avec sa puanteur, ses millions de mouches et le fleuve de purin déversé chaque jour dans les égouts, remontait au jour où, pour des raisons d'hygiène, la municipalité avait expulsé les étables du centre de Calcutta. On avait annoncé à grands cris la création de laiteries municipales à l'extérieur de la ville. Mais rien ne se passa et les animaux furent tout bonnement recasés dans la Cité de la joie et les autres slums. Le Parrain avait été le grand bénéficiaire de cette opération : il était beaucoup plus avantageux de loger une vache qu'une famille de neuf personnes. Il le disait lui-même : « Pour le même loyer et le même espace on ne risque pas la moindre revendication. »
Tout le monde savait que le Parrain disposait de bien d'autres sources de revenus. Il avait notamment la mainmise sur tout un réseau de receleurs qui achetaient et revendaient les marchandises volées dans les wagons des chemins de fer. Les profits de ce racket se chiffraient en millions de roupies. Mais surtout il tirait des bénéfices considérables d'une exploitation particulièrement odieuse. Il rançonnait les lépreux d'Anand Nagar. Non content d'encaisser les loyers de la plupart de leurs misérables taudis, il les obligeait à lui verser une redevance quotidienne d'une à deux roupies en échange de sa « protection » et d'un emplacement pour mendier aux abords de la gare de Howrah. De sérieux appuis politiques étaient nécessaires au Parrain pour pouvoir se livrer impunément à de telles exactions. Le bruit courait qu'il alimentait généreusement les caisses du parti au pouvoir dont il était l'agent électoral le plus actif. Les bulletins de vote de la Cité de la joie, même tenus par des moignons de lépreux, faisaient partie de ses manigances.
Curieusement, les habitants s'accommodaient assez bien de cet état de choses. En l'absence de toute autre autorité incontestée, ils avaient souvent recours à celle du Parrain qui devenait alors redresseur de torts, une sorte de Robin des Bois. Bien sûr, il n'intervenait presque jamais personnellement. Il déléguait son fils aîné Ashoka ou d'autres membres de son clan. Mais c'était lui qui tirait les ficelles. Il n'était jamais à court d'astuces pour imposer son pouvoir. Il envoyait des hommes de main provoquer un incident quelque part, dans l'un de ses bistrots par exemple. Ensuite, il expédiait Ashoka pour rétablir l'ordre et montrer aux gens combien il était bon et influent. Il ne se déplaçait en personne que dans les cas très délicats. Et quand Ashoka ou un autre de ses fils avaient abusé d'une fille du slum, il se montrait si généreux avec ses parents qu'on se hâtait d'étouffer l'affaire. Bref, c'était un seigneur.
La présence, un matin, de la moto du fils du Parrain devant la porte de Paul Lambert fit sensation dans Fakir Bhagan Lane. Des bruits coururent aussitôt : « Le Parrain cherche querelle au Grand Frère Paul... Le Parrain veut expulser le Father... » Cette inquiétude semblait, à première vue, injustifiée. Après s'être prosterné devant le prêtre avec autant de respect que devant la déesse Kâlî, le messager du chef de la mafia s'adressa à lui en ces termes :
— Father, mon père m'a chargé de vous présenter une invitation.
—Une invitation ? s'étonna le prêtre.
—Oui, il désire discuter avec vous d'une petite affaire. Oh, quelque chose de bien insignifiant.
Lambert savait que rien n'était « insignifiant » pour le Parrain de la mafia. Il jugea inutile de finasser.
—C'est bon, dit-il, je vous suis.
Ashoka battit l'air de ses mains gantées de cuir.
—Eh là, pas si vite ! Mon père ne reçoit pas à n'importe quelle heure ! Il vous attend demain à dix heures. Je viendrai vous chercher.
Traverser la Cité de la joie sur le gros cube pétaradant du prince héritier, toutes sirènes hurlantes, Paul Lambert trouva l'expérience plutôt comique. Il songeait à la tête que ferait le bon curé de la paroisse s'il l'apercevait. « De quoi lui faire avaler son goupillon !
racontera le Français. J'ignore comment les empereurs hindous et mogols recevaient leurs sujets mais il me sera également difficile d'oublier la façon royale dont m'accueillit le Parrain d'Anand Nagar. »
Son immeuble était un vrai palais. Devant la porte étaient garées trois voitures Ambassador avec antennes de radio et rideaux aux vitres, ainsi que plusieurs motos semblables à celles des policiers qui escortent les chefs d'État. Le hall du rez-de-chaussée donnait sur une grande pièce tapissée d'une moquette orientale et de confortables coussins. Un petit autel avec un lingam de Shiva, les images de nombreux dieux et une clochette pour sonner la puja décoraient un angle de la pièce. Des bâtonnets d'encens brûlaient un peu partout, exhalant une odeur entêtante. Le Parrain était assis sur une sorte de trône en bois sculpté incrusté de motifs de nacre et d'ivoire. Il portait un calot blanc et un gilet de velours noir sur une longue chemise de coton blanc. Des lunettes fumées aux verres très épais lui cachaient complètement les yeux, mais on pouvait déceler ses réactions au froncement plus ou moins saccadé de ses épais sourcils. Ashoka fit signe au visiteur de s'asseoir sur le coussin placé devant son père. Des serviteurs enturbannés apportèrent des bols de thé, des bouteilles de citronnade glacée ainsi qu'une assiette de pâtisseries bengalies. Le Parrain vida une des bouteilles puis se mit à tapoter le bras de son fauteuil avec la grosse topaze qui ornait son index.
— Father, soyez le bienvenu dans ma maison, dit-il d'une voix cérémonieuse et un peu sourde, et considérez-la comme votre maison.
Il se racla la gorge sans attendre de réponse et envoya un superbe crachat dans l'urne de cuivre qui brillait près de son orteil droit. A cette occasion, Lambert remarqua que ses sandales avaient des lanières incrustées de pierreries. « C'est un très grand honneur de faire votre connaissance », ajouta son hôte. Un des serviteurs revint présenter un plateau avec des cigares noués ensemble. Le chef de la mafia dénoua le ruban et offrit un cigare au prêtre qui refusa. Puis il s'en choisit un et prit tout son temps pour l'allumer.
—Vous devez être une personne tout à fait spéciale, déclara-t-il enfin en lâchant un jet de fumée, car on m'a rapporté que vous aviez fait une demande pour obtenir... non, ce n'est pas possible, je n'arrive pas à croire une chose pareille. Vous avez vraiment demandé la nationalité indienne ?
—Vous êtes très bien informé, confirma Lambert.
Le Parrain émit un gloussement satisfait et se cala dans son fauteuil.
—Vous avouerez qu'il peut paraître tout à fait surprenant qu'un étranger soit tenté d'échanger sa condition de nanti pour celle d'un pauvre Indien.
—Vous et moi n'avons sans doute pas la même conception de la richesse.
—En tout cas, je serai fier de compter un nouveau compatriote tel que vous. Et si par hasard la réponse des autorités se faisait attendre, avertissez-moi. J'ai des relations.
—Je vous remercie mais je fais confiance au Seigneur.
Le Parrain n'en crut pas ses oreilles : quelqu'un osait refuser son appui. Sans toutefois montrer sa surprise, il enchaîna :
— Father, dit-il insidieusement, j'ai aussi entendu des bruits curieux... Il paraît que vous auriez l'intention de créer une léproserie dans le slum. Est-ce exact ?
—Oh, « léproserie » est un bien grand mot, protesta Lambert. Il s'agit plutôt d'un dispensaire pour traiter les cas les plus graves. J'ai demandé à Mère Teresa l'assistance de deux ou trois de ses sœurs.
Le Parrain toisa le prêtre avec sévérité.
—Vous devriez savoir que personne ne peut toucher aux lépreux d'Anand Nagar sans ma permission.
—Alors, qu'attendez-vous pour les secourir vous-même ? Votre aide sera la bienvenue.
Les sourcils du Parrain remuèrent frénétiquement au-dessus de ses lunettes.
— Les lépreux de la Cité de la joie sont depuis douze ans sous ma haute protection, et c'est la meilleure chose qui ait jamais pu leur arriver, gronda-t-il. Sans moi, il y a belle lurette que les habitants du slum les auraient jetés dehors. — Il se pencha vers Lambert avec un sourire complice. — Mon cher Father, vous êtes-vous demandé comment les voisins de votre « dispensaire » allaient réagir à la venue de vos lépreux ?
—Je fais confiance à la compassion de mes frères, dit Lambert.
—La compassion ? Vous autres saints hommes, vous parlez toujours de compassion ! En fait de compassion, vous aurez une émeute. Ils y mettront le feu à votre dispensaire et ils les lyncheront, vos lépreux !
Paul Lambert serra les dents, préférant ne pas répondre. « Ce type est un vrai truand mais il a probablement raison », pensa-t-il. Le Parrain ralluma son cigare et tira une bouffée en renversant la tête en arrière.
—Je ne vois qu'un moyen pour vous éviter tous ces ennuis...
—C'est-à-dire ?
—Que vous souscriviez à un contrat de protection.
—Un contrat de protection ?
—Il vous en coûtera trois mille roupies par mois seulement. Nos tarifs sont d'ordinaire beaucoup plus élevés. Mais vous êtes un homme de Dieu, et vous savez bien qu'en Inde nous avons l'habitude de respecter ce qui est sacré.
Sans attendre de réponse, il tapa dans ses mains. Son fils aîné se précipita.
—Le Father et moi avons conclu un contrat d'amitié, annonça-t-il avec une satisfaction évidente. Vous vous mettrez d'accord tous les deux pour les modalités du règlement.
Le Parrain était vraiment un seigneur. Il ne s'occupait pas des détails.
*
Les fondateurs du Comité d'entraide de la Cité de la joie se réunirent ce soir-là dans la chambre de Paul Lambert pour débattre de l'ultimatum du Parrain.
—Le Parrain est tout-puissant, déclara Saladdin. Souvenez-vous des dernières élections.
Les cocktails Molotov, les pluies de boulons, les coups de barre de fer. Des morts et tant de blessés ! Risquer de remettre le feu aux poudres pour une question d'argent, cela en vaut-il la peine ? Il faut accepter de payer.
—Trois mille roupies pour avoir le droit de soigner quelques lépreux ? s'indigna Margareta, c'est aberrant.
—C'est le montant qui te chiffonne ou le principe ? demanda Lambert.
—Le montant, bien sûr !
« Réponse exemplaire, songea Lambert. Même au fond de ce bidonville, le chantage et la corruption collent à la peau comme les mouches. » Tous les autres partageaient l'avis de Saladdin. Sauf Bandona, la jeune Assamaise.
—Que Dieu maudisse ce démon ! s'écria-t-elle. Lui donner une seule roupie serait trahir la cause de toutes les petites gens.
Lambert se sentit comme électrisé.
—Bandona a raison ! trancha-t-il. Il faut relever le défi, résister, se battre. C'est l'occasion ou jamais de montrer aux gens d'ici qu'ils ne sont plus seuls.
Le lendemain de bonne heure la moto pétaradante du fils aîné de Kartik Babu s'immobilisait devant la chambre de Lambert. Suivant les ordres de son père, Ashoka venait discuter les modalités de paiement du « contrat ». Mais la rencontre ne dura que quelques secondes, le temps pour le prêtre de signifier son refus au jeune truand. C'était le premier défi jamais porté à l'autorité du chef de la mafia de la Cité de la joie.
Une semaine plus tard, tout était prêt dans le petit dispensaire pour accueillir les premiers lépreux. Bandona et des volontaires partirent chercher les six malades les plus atteints que Lambert souhaitait hospitaliser en priorité. Lui-même se rendit chez Mère Teresa pour ramener les trois petites sœurs qui devaient donner les soins. A peine arrivée à la hauteur de la mosquée, l'équipe de Bandona fut interceptée par un commando de jeunes loubards armés de gourdins.
— On ne passe pas ! cria un adolescent boutonneux à qui il manquait les dents de devant.
La jeune Assamaise voulut poursuivre son chemin mais une avalanche de coups l'arrêta.
Au même moment, le prêtre arrivait de l'autre côté du slum avec ses trois religieuses. Il serra les dents à la vue du nuage de fumée qui montait tout au bout de la ruelle. Ce n'était pas la fumée habituelle des chula. Il entendit alors une forte explosion et une clameur. Un deuxième commando avait entrepris de saccager à coups de pioche et de barre de fer l'ancienne école qui devait servir de léproserie. Terrorisés, les boutiquiers du quartier s'empressaient de barricader leurs devantures. Sur la grand-route de Delhi, on entendit le grincement suraigu de dizaines de rideaux métalliques descendus en hâte par les commerçants. Le saccage du dispensaire terminé, un troisième commando fit son apparition. Chacun de ses membres portait plusieurs bouteilles et engins explosifs dans une musette pendue à l'épaule. La rue se vida en un éclair. Même les chiens et les enfants qui grouillaient toujours partout décampèrent. Une série de déflagrations secoua tout le quartier, leur écho se répercutant très au-delà de la Cité de la joie. Aux côtés de Lambert, les petites sœurs de Mère Teresa en sari blanc récitaient le rosaire à haute voix. Le prêtre les conduisit dans la courée de Margareta et les confia à la garde de Gunga, le Muet. Puis il partit en courant dans la direction des explosions. Une voix le rappela. Il se retourna : Margareta trottinait derrière lui.
— Grand Frère Paul ! pour l'amour de Dieu, ne t'approche pas, supplia-t-elle, ils vont te tuer !
A cet instant, ils virent déboucher un cortège hérissé de drapeaux et de banderoles bariolées de slogans qui clamaient en hindi, en ourdou et en anglais : « Nous ne voulons pas de léproserie à Anand Nagar. » Un homme équipé d'un mégaphone marchait en tête et scandait des appels que répétait la foule derrière lui. L'un d'eux disait : « Pas de lépreux chez nous ! Father sahib go home ! » Ces gens n'étaient pas du quartier et cela n'avait rien d'étonnant : Calcutta était le plus grand réservoir de manifestants professionnels du monde. N'importe quels organisations et partis politiques pouvaient en louer des milliers pour cinq ou six roupies par tête et par jour. Les mêmes qui hurlaient le matin des slogans révolutionnaires sous les drapeaux rouges des communistes paradaient le soir ou le lendemain derrière les oriflammes des partisans du Congrès. Dans cette ville en proie à un bouillonnement permanent de tensions, toutes les occasions de se défouler étaient bonnes.
Lorsqu'il aperçut l'emblème du parti d'Indira Gandhi sur des banderoles qui exigeaient l'expulsion des lépreux, le responsable communiste local, un ancien contremaître des automobiles Hindoustan Motors nommé Joga Banderkar, trente-deux ans, fut pris de l'envie irrépressible de manifester lui aussi. Courant aussi vite que sa jambe droite estropiée le lui permettait, il alla rameuter quelques camarades. En moins d'une heure, les communistes du slum réussirent à rassembler plusieurs centaines de militants pour une contre-manifestation. La réponse du Parrain au défi de Paul Lambert allait ainsi conduire à un affrontement politique.
Le phénomène était classique. De simples altercations entre voisins dégénéraient en bagarre de courée, et celle-ci en bataille rangée entre les habitants de tout un quartier, avec des blessés et parfois morts. Le jour où le vieux Surya avait sauvé du chage la malheureuse démente traquée par la populace, il avait expliqué au prêtre ce mécanisme de la violence : «
Tu baisses la tête, tu t'écrases, tu supportes tout indéfiniment. Tu rengaines tes rancœurs contre le propriétaire de ton taudis qui t'exploite, l'usurier qui te saigne, les spéculateurs qui font monter le prix du riz, les patrons des usines ,_i te refusent du boulot, les gosses des voisins qui t'empêchent de dormir en crachant leurs poumons toute la nuit, les partis politiques qui te sucent et se foutent de toi, les brahmanes qui te demandent dix roupies pour réciter un simple mantrâ. Tu acceptes la boue, la merde, la puanteur, la chaleur, les insectes, les rats, la faim. Et puis un jour, bang ! L'occasion t'est donnée de crier, de casser, de cogner. Tu ne sais pas pourquoi. C'est plus fort que toi : tu fonces ! »
Que, dans un tel contexte de dureté, les explosions de violence ne fussent pas plus fréquentes ne cessait d'étonner Lambert. Et de faire son admiration. Combien de fois avait-il vu dans les courées des bagarres se désamorcer aussitôt en un torrent d'insultes et d'invectives, comme si chacun voulait éviter le pire. Car les pauvres d'Anand Nagar savaient ce qu'il en coûte de se battre. Les souvenirs des horreurs de la Partition et de la terreur naxalite hantaient encore toutes les mémoires.
Ce matin-là pourtant, rien ne semblait pouvoir retenir la fureur des centaines d'hommes et de femmes qui dévalaient à travers le slum. Les deux cortèges se heurtèrent au coin de la grand-route de Delhi. Il y eut une empoignade sauvage puis un déluge de tuiles, de briques et de cocktails Molotov lancés depuis les toits. Paul Lambert revit la face sanglante de son père, ce soir de l'été 1947, quand policiers et grévistes des mines s'étaient battus autour des fosses du nord de la France. L'affrontement d'aujourd'hui était plus cruel. « Pour la première fois, je découvrais sur les visages un sentiment que je croyais absent de cette fourmilière de misère, expliquera-t-il. Je découvrais la haine. Elle tordait les bouches, incendiait les yeux, poussait à des actes monstrueux, comme de lancer une bouteille explosive sur un groupe d'enfants piégés dans la bataille ou de mettre le feu à un autocar plein de voyageurs, ou de se jeter sur de malheureux vieillards incapables de fuir. Il y avait beaucoup de femmes parmi les plus acharnés. J'en reconnus certaines, encore que leurs traits convulsés les rendissent presque méconnaissables. Le slum avait perdu la raison. Je compris ce qui se passerait le jour où les pauvres de Calcutta se mettraient à marcher sur les quartiers des riches. »
On entendit soudain un sifflement puis une détonation, suivie d'un effet de souffle si brutal que Lambert et Margareta furent projetés l'un vers l'autre. Une bouteille d'essence venait d'éclater derrière eux. Une épaisse fumée les enveloppa aussitôt. Quand le nuage se dissipa, ils étaient en pleine mêlée. Impossible de fuir sans risquer d'être abattus sur-le-champ. Heureusement, les combattants observèrent une pause pour s'adonner à un rite aussi vieux que la guerre, le pillage. Mais bientôt briques et bouteilles recommencèrent à pleuvoir. La férocité atteignit un paroxysme. Des blessés gisaient de tous côtés. Lambert vit un enfant de quatre ou cinq ans ramasser un des projectiles au bord de l'égout. L'engin explosa, lui arrachant la main. Quelques secondes plus tard, il vit une barre de fer miroiter au-dessus de la tête de Margareta. Il n'eut que le temps de se jeter devant elle et de faire dévier la trajectoire. Déjà un autre assaillant survenait, armé d'un coutelas. A l'instant où il allait frapper, Lambert vit une main saisir l'homme au collet et le rejeter en arrière. Il reconnut Mehboub, son voisin musulman, lui-même armé d'une barre de fer. Après la mort de sa femme, le musulman avait confié sa vieille mère et ses enfants à la garde de Nasir, son fils aîné, et disparu. Et voilà qu'il réapparaissait, homme de main du Parrain. Il avait les yeux tuméfiés, le front et le nez marqués d'estafilades, la moustache collée de sang et ressemblait plus que jamais à l'image du Saint Suaire devant laquelle il s'était si souvent recueilli. Autour d'eux, les coups tombaient avec une sauvagerie redoublée. Les combattants les plus déchaînés étaient de très jeunes gens. On aurait dit qu'ils se battaient pour le plaisir. C'était terrifiant.
Lambert aperçut alors derrière la mêlée la silhouette trapue et les lunettes noires d'Ashoka, le fils aîné du Parrain. Ni lui ni son père n'avaient paru sur le champ de bataille jusqu'à présent. Ashoka donnait des ordres ; le prêtre comprit qu'il allait se passer quelque chose.
Son attente fut brève. « Le carnage cessa par un véritable coup de baguette magique, racontera-t-il. Les assaillants rengainèrent leurs armes, firent demi-tour et rentrèrent chez eux.
En quelques minutes, tout était redevenu normal. Seuls les gémissements des blessés, les briques et autres débris qui encombraient la chaussée, et l'odeur acre de la fumée révélaient qu'on venait de se battre ici. Un réflexe de raison avait empêché l'irrémédiable. »
Le Parrain était satisfait. Il avait infligé la leçon qu'il souhaitait, tout en gardant le contrôle de ses troupes. Paul Lambert était prévenu : nul dans la Cité de la joie ne pouvait impunément le défier.