7.
Trois cent mille naufragés de la ville mirage vivaient dans la rue comme ces deux familles.
Les autres s'entassaient dans les enchevêtrements de torchis et de planches de ses trois mille slums. Un slum n'était pas exactement un bidonville, mais plutôt une sorte de cité ouvrière misérable uniquement habitée par des réfugiés de zones rurales. Toutes les conditions y étaient réunies pour conduire ces anciens paysans à la déchéance : sous-emploi et chômage chroniques, salaires effroyablement bas, travail inévitable des enfants, impossibilité d'épargner, endettement incurable avec mise en gage des biens privés et leur perte définitive à plus ou moins longue échéance ; absence de toute réserve de nourriture et nécessité d'acheter en quantités infimes : dix centimes de sel, vingt-cinq centimes de bois,une allumette, une cuillerée de sucre ; manque absolu d'intimité : une seule pièce pour dix ou douze personnes. Et pourtant, le miracle de ces ghettos concentrationnaires était que l'accumulation des facteurs désastreux s'y trouvait équilibrée par d'autres facteurs qui permettaient à leurs habitants non seulement de rester pleinement des "hommes, mais encore de se dépasser et de devenir des hommes-modèles-d'humanité.
Dans ces bidonvilles, on pratiquait l'amour et l'entraide, le partage avec plus pauvre que soi, la tolérance envers toute croyance ou caste, le respect pour l'étranger, la charité vraie pour les mendiants, les infirmes, les lépreux et même les fous. Ici, les faibles étaient aidés au lieu d'être écrasés, les orphelins immédiatement adoptés par leurs voisins, les vieillards pris en charge et vénérés par leurs enfants.
Contrairement aux occupants des bidonvilles du reste du monde, les anciens paysans réfugiés dans les slums de Calcutta n'étaient pas des marginaux. Dans leur exil urbain, ils avaient reconstitué, tant bien que mal, la vie de leur village. Vie adaptée et défigurée certes, mais bien réelle, au point que leur pauvreté même était devenue une forme de culture. Les pauvres de Calcutta, dans leur grande majorité, n'étaient donc pas des déracinés. Ils participaient à un univers communautaire dont ils respectaient les valeurs sociales et religieuses. Ils perpétuaient les traditions et croyances ancestrales. Enfin, et c'est capital, s'ils étaient pauvres, ils savaient que ce n'était pas par leur faute, mais à cause des crises cycliques ou permanentes qui accablaient leur région d'origine.
L'un des slums les plus importants et les plus anciens de Calcutta était situé dans une de ses banlieues, coincé entre les voies du chemin de fer, la grand-route de Delhi et deux usines, à quinze minutes à pied de la gare où avait débarqué la famille Pal. Inconscience ou défi, le propriétaire de la fabrique de jute qui, au début du siècle, avait logé ses ouvriers sur un ancien marécage infesté de fièvres, avait baptisé l'endroit Anand Nagar, la « Cité de la joie ». Depuis, la fabrique avait fermé ses portes mais cette première cité ouvrière avait grandi pour devenir une véritable ville dans la ville. Plus de soixante-dix mille habitants s'y agglutinaient aujourd'hui sur un espace à peine trois fois plus vaste qu'un terrain de football, soit environ dix mille familles géographiquement réparties selon leur religion. Il y avait soixante-trois pour cent de musulmans, trente-sept pour cent d'hindous, quelques flots de sikhs, de jaïns, de chrétiens et de bouddhistes.
Avec ses rectangles de maisons basses construites autour d'une cour minuscule, avec ses toits de tuiles rouges et ses ruelles rectilignes, la Cité de la joie ressemblait en effet plus à une cité ouvrière qu'à un bidonville. Elle détenait pourtant le triste record de la concentration humaine la plus forte de la planète : cent trente mille habitants au kilomètre carré. C'était un lieu où il n'y avait pas un arbre pour trois mille personnes, pas une fleur, pas un papillon, pas d'oiseaux, à l'exception des vautours et des corneilles. Où les enfants ne savaient pas ce qu'est un buisson, une forêt, un étang ; où l'air était si chargé d'oxyde de carbone et de soufre que cette pollution entraînait la mort d'un membre au moins de chaque famille ; où la fournaise pétrifiait hommes et bêtes pendant les huit mois de l'été ; où la mousson transformait les ruelles et les gourbis en lacs de boue et d'excréments ; un endroit où, jusqu'à une période récente, la lèpre, la tuberculose, les dysenteries et toutes les maladies de carence réduisaient l'espérance de vie à l'un des niveaux les plus bas du monde
; où huit mille cinq cents vaches et bufflesses, attachées en permanence dans des étables encombrées de fumier, donnaient un lait infesté de microbes. Mais surtout, la Cité de la joie était un lieu où sévissait la plus extrême misère économique. Neuf habitants sur dix n'avaient pas une roupie par jour, quatre-vingts centimes, pour s'acheter trois cents grammes de riz. Et, à l'égal de tous les autres slums, la Cité de la joie était en général ignorée par les autres citoyens de Calcutta, sauf en cas de crime et de grève. Considérée comme un quartier dangereux et malfamé, un ramassis d'Intouchables, de parias, d'asociaux, c'était un monde à part, vivant à part du monde.
Échoués là au cours de migrations successives, les hommes qui peuplaient ce bidonville appartenaient à toutes les races du continent indien. On y trouvait côte à côte des Afghans de type turco-iranien, de purs Indo-européens du Cachemire et du Panjab, des Bettiahs chrétiens, des Oraons négroïdes, des mongoloïdes du Népal, des Tibeto-Birmans d'Assam, des aborigènes, des Bengalis, des usuriers kaboulis, des Marwaris du Rajasthan, des Sikhs aux fiers turbans en pointe, des réfugiés du lointain Kérala surpeuplé, et quelques milliers de Tamouls du Sud regroupés à part dans des huttes misérables avec leurs cochons nains, leurs coutumes et leur langue. On y voyait aussi des sages hindous installés dans de petits ashrams de planches ; des groupes de Bauls, ces moines-troubadours bengalis en robe orange dont la Cité de la joie était l'un des ports d'attache ; des Soufis musulmans à la barbe-bouc et vêtus de blanc ; toutes sortes de fakirs accoutrés des habits les plus hétéroclites, et parfois même sans aucun vêtement ; quelques Parsis adorateurs du feu, et quelques Jaïns, la bouche masquée pour ne pas risquer de nuire à la vie en avalant par mégarde un insecte. Il y avait même plusieurs dentistes chinois. Cette mosaïque serait incomplète si l'on oubliait de mentionner une petite colonie d'eunuques et les familles des mafiosi locaux qui avaient la haute main sur toutes les activités du slum, que ce soit la spéculation immobilière sur les étables, la distillation illicite d'alcool, les expulsions pour non-paiement de loyer, les jugements sommaires, les punitions infligées pour la moindre incartade, le marché noir, les fumeries, la prostitution, la drogue, la mainmise sur les mouvements syndicaux et politiques.
Quelques Anglo-Indiens — descendants d'enfants nés de l'union entre des Indiennes sans caste et des militaires britanniques sans grade — et une poussière de membres d'autres ethnies complétaient la population de cette tour de Babel. Jusqu'à une époque récente, seule la race blanche des Gaulois et des Celtes n'était pas représentée dans cette fourmilière. Mais, un jour, cette lacune fut comblée.