6.
Après une nouvelle journée passée à courir le Barra Bazar, Hasari Pal revint un soir avec un sourire de fête tout à fait inattendu.
—Que le Bhâgavan soit béni ! s'exclama Aloka en apercevant son mari. Regardez, les enfants ! Votre père a l'air content. Il a certainement rencontré le coolie de notre village.
Mieux encore, il a peut-être obtenu du travail. Nous sommes sauvés !
Hasari n'avait trouvé ni l'un ni l'autre. Il ne rapportait aux siens que deux cornets de papier journal remplis de mûri, du riz grillé dans du sable chaud, dernier recours des pauvres pour tromper leur faim. Les grains parcheminés étant durs, il fallait les mastiquer longtemps, ce qui faisait durer l'illusion d'avoir quelque chose sous la dent.
Parents et enfants mâchèrent un long moment en silence.
—Tiens ! C'est pour toi, dit Hasari en donnant joyeusement le reste de sa ration à son plus jeune fils qui lui adressait un regard suppliant.
Aloka avait suivi le geste de son mari avec un pincement au cœur. Chez les pauvres en Inde, on réservait toujours la nourriture en priorité à celui qui était capable de travailler pour subvenir aux besoins de la famille. Hasari avait beaucoup maigri depuis leur arrivée à Calcutta. Ses os devenaient saillants. Deux rides profondes s'étaient creusées le long de sa moustache. Ses cheveux noirs et luisants avaient blanchi au-dessus des oreilles, un phénomène rare chez un Indien si jeune. « Mon Dieu, comme il a vieilli », pensa sa jeune épouse en le voyant s'allonger pour la nuit à même l'asphalte de leur bout de trottoir. Elle songea à la première fois où elle l'avait vu, si beau, si robuste, sous le chapiteau décoré dressé pour leur mariage devant la hutte familiale. Il venait alors de son village, porté dans un palanquin escorté par ses parents et ses amis. Le brahmane avait orné son front de pâte de riz et de petites feuilles de basilic. Il portait une tunique blanche toute neuve et un turban d'un jaune safran très vif. Aloka se souvenait de sa frayeur quand sa mère et ses tantes l'avaient laissée seule avec lui après la cérémonie. Elle n'avait que quinze ans, et lui à peine trois de plus. Leur union avait été arrangée par leurs parents et ils ne s'étaient encore jamais rencontrés. Il l'avait regardée avec insistance et lui avait demandé son nom. Elle se souvenait aussi qu'il avait ajouté : « Vous êtes une très belle jeune fille et je me demande si vous allez me trouver assez bien pour vous. » Elle s'était contentée de sourire car il n'était pas convenable de parler librement à son mari le jour de ses noces. Elle avait rougi puis, encouragée par sa gentillesse, elle avait osé le questionner à son tour. Savait-il lire et écrire ? Non, avait-il répondu simplement avant d'ajouter avec fierté : « Mais je sais faire beaucoup d'autres choses. »
« Le père de mes enfants avait ce jour-là l'air aussi fort et solide que le tronc du grand banyan à l'entrée de notre village », se rappelait Aloka. Et maintenant, il paraissait si fragile, recroquevillé sur ce morceau de trottoir. Elle avait du mal à réaliser que c'était ce même homme dont les bras puissants l'avaient serrée comme des tenailles la nuit de leurs noces. Bien que sa tante aînée lui eût donné quelques explications, elle était alors si timide et ignorante qu'elle s'était débattue pour échapper à son étreinte. « N'ayez pas peur, avait-il dit, je suis votre mari et vous serez la mère de mes enfants. »
Aloka ruminait ces souvenirs dans l'obscurité quand un drame éclata à côté d'elle. Leurs voisins, ces braves gens qui avaient si généreusement accueilli sa famille en plein désarroi, venaient de s'apercevoir que leur fille aînée n'était pas rentrée. C'était une jolie fillette de treize ans, fine et douce, avec une longue natte dans le dos et des yeux verts. Elle s'appelait Maya, ce qui signifie « Illusion ». Chaque matin, elle partait mendier à la porte des grands hôtels de l'avenue Chowringhee et de Park Street où descendaient les hommes d'affaires et les riches touristes étrangers. Personne ne pouvait tendre la main dans ce secteur qui représentait une vraie mine d'or sans être immédiatement contrôlé par le syndicat des racketteurs. Ainsi Maya remettait-elle chaque soir la totalité de ses gains de la journée au chef du gang qui lui versait en échange cinq roupies de salaire quotidien. Maya avait eu de la chance d'être acceptée car, pour inciter leurs « clients » à plus de générosité, les racketteurs préféraient exploiter des gosses difformes ou estropiés, des culs-de-jatte sur leur planche à roulettes ou des mères en haillons avec un bébé décharné dans les bras. On dit même que des enfants étaient mutilés à leur naissance pour être vendus à ces tortionnaires.
La jeune Maya ressentait douloureusement l'obligation d'avoir à mendier. Plusieurs fois, au moment de partir « travailler », elle s'était jetée en sanglotant dans les bras de sa mère.
De telles scènes étaient fréquentes dans les rues de Calcutta où tant de gens étaient condamnés à subir les pires humiliations pour survivre. Mais l'adolescente ne s'était jamais dérobée. Elle savait que les cinq roupies qu'elle rapportait étaient, pour sa famille, une question de vie ou de mort.
Ce soir-là, elle n'était pas revenue. A mesure que les heures passaient, son père et sa mère devenaient fous d'inquiétude, us se levaient, se rasseyaient, tournaient en rond en gémissant des imprécations incompréhensibles. Depuis trois mois qu'ils avaient échoué sur ce trottoir, ils en avaient appris assez pour que leur angoisse soit justifiée. Les raisons ne manquaient pas en effet. Comme ailleurs dans le monde, l'enlèvement d'enfants existait aussi à Calcutta. Si les criminels qui le pratiquaient s'attaquaient de préférence aux fillettes de dix à quinze ans, les jeunes garçons n'en étaient pas épargnés pour autant. Les enfants étaient en général vendus à un réseau de pourvoyeurs de maisons de plaisir qui les expédiaient dans les grandes villes comme Madras, Bombay et New Delhi, ou les exportaient vers certaines capitales arabes des pays du golfe Persique. On ne les retrouvait jamais. Les plus chanceux étaient séquestrés et livrés à la prostitution à Calcutta même.
Bouleversée par la détresse de leurs voisins, Aloka réveilla son mari. Hasari proposa aussitôt au père de Maya de partir avec lui à la recherche de la jeune fille. Les deux hommes s'enfoncèrent dans les ruelles obscures encombrées de gens qui dormaient sur le seuil des portes et sur les trottoirs. Éviter de se perdre dans un tel labyrinthe où toutes les maisons se ressemblaient n'était pas une mince prouesse pour des paysans habitués là se déplacer dans la simplicité familière de leur campagne.
Après leur départ, Aloka vint s'asseoir près de sa voisine. Les joues de la pauvre femme, marquées par la petite vérole, étaient couvertes de larmes. Elle tenait un bébé endormi dans les plis de son sari. Deux autres garçons en bas âge dormaient à côté d'elle, emmitouflés dans des chiffons. Rien, semblait-il, ne pouvait troubler le sommeil des enfants, pas même, comme ici, les pétarades des camions et les grincements déchirants des tramways qui passaient dans l'avenue au ras des têtes, ou les crampes d'un ventre affamé.
Depuis que ces paysans du Bihar vivaient sur ce morceau de trottoir, ils avaient délimité leur territoire comme s'ils devaient rester là pour toujours. C'était un véritable petit campement avec un coin pour dormir les uns contre les autres, et un coin cuisine avec le chula et les ustensiles. Comme c'était l'hiver, ces sans-abri n'avaient pas à redouter les trombes d'eau de la mousson. Mais quand le vent de décembre soufflant de l'Himalaya venait s'engouffrer dans l'avenue, il faisait un froid glacial. De tous côtés montaient les mêmes bruits obsédants : les quintes de toux, les raclements des gorges, les sifflements des crachats. Le plus pénible pour Aloka, c'était de « devoir dormir à même le sol. On se réveillait le matin, les membres douloureux comme si on avait été battu ». Par une cruelle ironie, un panneau publicitaire semblait la narguer depuis le trottoir d'en face. Il montrait un maharaja dormant béatement sur un épais matelas. Dans son rêve, il demandait : «
Avez-vous jamais pensé à vous offrir un Dunlopillo ? »
Le père de Maya et Hasari Pal ne revinrent qu'après plusieurs heures, sans la fillette.
Quelque chose d'étrange surprit tout de suite Aloka dans le comportement de son mari. Lui qui paraissait si las avant de partir, se montrait à présent tout guilleret. Le père de Maya était dans le même état. Sans dire un mot, ils s'assirent l'un à côté de l'autre et se mirent à rire bruyamment. Aloka s'approcha de son mari et comprit à son haleine que les deux hommes avaient bu. « J'étais indignée, racontera-t-elle. Mon mari dut sentir ma colère.
Comme un chien tout penaud, il alla reprendre la place où il dormait quelques heures plus tôt. Notre voisin en fit autant. Au silence de son épouse, je devinais que la pauvre femme devait avoir l'habitude de ce genre de situation. » Cela n'avait en effet rien d'étonnant.
Comme toutes les villes surpeuplées, Calcutta regorgeait de caboulots et de tripots qui proposaient, pour quelques paisa, d'infâmes breuvages dans lesquels les pauvres oubliaient un instant leur misère.
Aloka passa la nuit à tenter d'apporter un peu de réconfort à sa voisine. Son malheur lui fendait le cœur, d'autant plus qu'elle venait d'apprendre que son fils aîné de quinze ans était en prison. Il avait l'habitude de s'en aller chaque soir, mais il revenait toujours le lendemain avec une dizaine de roupies. Il s'était mêlé à une bande organisée qui pillait les wagons des chemins de fer. Deux mois auparavant, la police était venue l'arrêter. Depuis, les trois plus petits ne cessaient de gémir qu'ils avaient faim. « La pauvre femme ! Une fille perdue Dieu sait où, un mari ivre, un fils voleur sous les verrous : quelle malédiction ! » se lamentait Aloka, terrifiée à l'idée que le même sort guettait sa famille si son mari ne trouvait pas rapidement du travail.
Le jour venait de se lever après une nuit d'anxiété quand réapparut la jeune Maya. Sa mère se dressa comme un cobra.
— Maya, cria-t-elle en serrant son enfant dans ses bras. Maya, où étais-tu ?
L'adolescente avait un visage fermé, hostile. Elle portait des traces de maquillage sur les joues, les paupières et les lèvres et sentait une forte odeur de parfum. Elle se dégagea de l'étreinte de sa mère et lui remit un billet de dix roupies en montrant ses petits frères endormis.
— Aujourd'hui, ils ne pleureront pas.