21.

Une famille musulmane de sept personnes — quatre enfants et trois adultes — occupait le taudis mitoyen de la chambre de Paul Lambert. Le chef de famille s'appelait Mehboub.

C'était un petit homme sec et musclé, âgé d'une trentaine d'années, avec un regard vif et volontaire sous d'épais sourcils et un front à demi caché par une épaisse chevelure frisée.

Son épouse Selima portait une pierre incrustée dans l'aile du nez. Bien qu'elle fût enceinte de plusieurs mois, elle s'affairait sans cesse à balayer, récurer la vaisselle, préparer le repas, laver le linge. La mère de Mehboub, une vieille femme aux cheveux blancs coupés court qui n'y voyait pratiquement plus, vivait avec eux. Elle restait des heures accroupie dans la ruelle à marmonner des sourates du Coran. Âgé de dix ans, Nasir, le fils aîné, travaillait dans un atelier de chromage. Deux de ses sœurs fréquentaient l'école coranique. La plus jeune, trois ans, jouait dans la ruelle. Cette famille jouissait d'une relative aisance.

Mehboub était depuis treize ans ouvrier journalier dans un chantier naval à l'est de Calcutta. Il forgeait des hélices de bateau. Il gagnait presque trois cents roupies chaque mois, ce qui représentait une petite fortune dans le slum où des milliers de familles ne disposaient même pas d'une roupie par personne, par jour.

Pendant plusieurs semaines, les rapports de Paul Lambert avec ses voisins se limitèrent au seul échange d'un « Salam ! » courtois, matin et soir. Visiblement, ces musulmans s'obstinaient à désapprouver — et ils n'étaient pas les seuls — l'intrusion d'un prêtre catholique étranger dans leur quartier. Comme toujours, ce fut grâce aux enfants que les relations se dégelèrent peu à peu. Quelques attentions, des marques d'intérêt pour leurs jeux, une friandise, il n'en fallait pas plus pour les conquérir.

Un événement dramatique permit de rompre définitivement la glace. Un soir, Mehboub rentra de son travail le visage décomposé. Le chantier naval venait de licencier toute sa main-d'œuvre journalière. C'était une pratique courante depuis qu'une loi obligeait les patrons à mensualiser leurs ouvriers au bout de quelques mois. A l'exception des intéressés, personne ne souhaitait voir appliquer cette loi. On disait même que le gouvernement, le patronat et les syndicats étaient de connivence pour lui faire échec. Le gouvernement parce que l'augmentation du nombre des salariés mensualisés renforçait fatalement la puissance des syndicats ; le patronat parce qu'une main-d'œuvre travaillant à titre précaire était plus facilement corvéable ; les syndicats enfin, parce qu'ils étaient composés de mensuels soucieux de restreindre leurs avantages à leur minorité. Et comme toujours en Inde, aux arguments objectifs s'ajoutait quelque tradition héritée de la nuit des temps. Si tous les journaliers devenaient des mensuels, qu'adviendrait-il de la coutume qui accordait au fils aîné d'un salarié mensuel le privilège d'être à son tour embauché dans l'usine où travaillait son père ? Tout le monde conspirait donc à contourner la loi. Pour ne pas avoir à titulariser, on licenciait périodiquement. Puis on réembauchait. Des milliers d'hommes vivaient ainsi dans la hantise de ne pas retrouver leur travail d'un jour à l'autre.

Après treize ou quatorze ans d'emploi, lorsqu'il n'était plus possible de repousser leur titularisation, on les licenciait définitivement. C'est ce qui venait d'arriver au voisin de Paul Lambert.

Sous ses yeux, en quelques semaines, cet homme solide, aux jarrets, au torse et aux épaules musclés par les travaux les plus durs, se mit à dépérir. Il se ratatina comme un fruit sec. Le ventre torturé par la faim, il courait toute la journée les banlieues industrielles de Calcutta à la recherche de n'importe quel gagne-pain. Le soir, épuisé, il entrait dans la chambre du prêtre et s'effondrait sans un mot devant l'image du Saint Suaire. Il restait parfois une heure entière assis en lotus devant cette face d'homme qui lui ressemblait. « Pauvre Mehboub, dira Lambert. Pendant que tu priais devant mon icône, moi, dans ma révolte, j'engueulais le Seigneur. Comme pour l'agonie du petit Sabia. J'avais tant de mal à accepter qu'il laisse se faire de telles injustices. »

Les sept membres de la famille furent bientôt réduits à survivre avec les vingt roupies (seize francs) gagnées chaque mois par Nasir, le fils aîné, dans l'atelier où il trempait, douze heures par jour, des bagues de stylo à bille dans une gamelle de chrome. Bien qu'il inhalât à longueur de journée les vapeurs meurtrières du métal sous électrolyse, Nasir était un adolescent superbe. Ce n'était pas surprenant : dans les familles pauvres, c'était toujours à celui qui travaillait qu'on réservait la nourriture. Les autres n'avaient que les miettes. Nasir complétait son salaire avec les dix roupies que lui donnait Paul Lambert.

Chaque matin à l'aube, il allait en effet faire la queue pour lui aux latrines avec sa boîte pleine d'eau et revenait en courant lui annoncer que son tour était arrivé.

Un soir, après avoir médité devant l'image du Christ, Mehboub invita le prêtre à venir chez lui. Sa pièce mesurait à peine deux mètres sur un mètre cinquante. Les deux tiers en étaient occupés par un bat-flanc de planches, qui servait de table le jour, de lit la nuit, recouvert d'un patchwork de chiffons. La dernière-née dormait entre sa mère et sa grand-mère sur le « lit-table », tandis que Nasir et ses deux plus grandes sœurs couchaient dessous. Mehboub se contentait d'une natte dehors sous l'auvent. Le reste de l'ameublement consistait en un coffre métallique dans lequel étaient pieusement conservés les habits pour les fêtes du calendrier musulman, bien enveloppés dans des affiches de cinéma récupérées sur les murs de Calcutta. Un coin sous l'auvent servait de cuisine.

Comme des millions d'Indiennes, Selima alimentait son chula avec des galettes de bouse de vache et des scories glanées sur le ballast de la voie ferrée. Une propreté méticuleuse régnait dans cette pièce sans fenêtre, sans eau et sans électricité, au point que le sol de terre battue ressemblait à un parterre de marbre que l'on n'aurait jamais osé fouler autrement que déchaussé.

Plus le dénuement était extrême, plus chaleureuse l'hospitalité. A peine Lambert eut-il pénétré sous leur toit que ses voisins s'empressèrent de lui offrir du thé, des jelebi et toutes sortes de sucreries tant appréciées des Bengalis. En quelques secondes, ils avaient hypothéqué leurs ressources de plusieurs jours pour l'honorer de la sorte.

Lambert souhaitait naturellement aider cette famille. Mais comment le faire sans risquer de tomber dans le piège de l'étranger-père Noël ? Un incident lui apporta la solution. Un matin qu'il faisait cuire du riz sur son réchaud à pétrole, il se brûla la main. Il prit prétexte de sa maladresse pour demander à sa voisine de lui préparer désormais ses repas. Pour prix de pension, il lui offrit trois roupies par jour, environ deux francs cinquante, une somme royale pour le slum. C'était pour le Français l'occasion de tenter une expérience qui lui tenait à cœur. Il exigea que la jeune femme lui préparât exactement la même nourriture que pour les siens.

« Comment partager loyalement les conditions d'existence de mes frères de la Cité de la joie sans connaître leur angoisse fondamentale, expliquera-t-il. L'angoisse qui conditionnait tous les instants de leur vie, la faim. La Faim avec un grand F, bien entendu.

La Faim qui tenaillait depuis des générations des millions d'hommes de ce pays au point qu'ici le vrai clivage entre les riches et les pauvres se situait au niveau du ventre. Il y avait les do-bela qui mangeaient deux fois par jour, les ekbela qui ne mangeaient qu'une seule fois, et les autres qui n'étaient même pas assurés d'un repas quotidien. Moi, j'étais un tinbela , le représentant quasi unique d'une espèce de consommateurs inconnu des slums.

»

La voisine considéra le Français avec surprise.

— Toi, un Father sahib ! protesta-t-elle. Toi, dont on dit que tu es l'un des hommes les plus fortunés de ton pays, tu veux manger la nourriture de pauvres comme nous ? Grand Frère Paul, ce n'est pas possible, tu dois avoir perdu la raison !

« Selima, ma petite sœur, comme je voulais te demander pardon ! dira plus tard Paul Lambert. En effet, comment pouvais-tu concevoir une seconde, toi qui vivais au ras des immondices, toi qui ne voyais jamais un oiseau ni le feuillage d'un arbre, toi qui, certains jours, n'avais même pas une épluchure à offrir à tes enfants, toi qui sentais s'animer dans ton ventre un autre petit innocent qui, demain, se pendrait à tes seins vides en hurlant famine, oui, comment pouvais-tu comprendre que quelqu'un puisse être assez fou pour échanger son karma au paradis contre ce bidonville maudit et venir y partager ta misère ?

»

— Je suis sérieux, petite sœur, confirma Lambert. A partir de demain, c'est toi qui me nourris si tu veux bien me rendre ce service.

Le lendemain à midi, l'une des filles de Selima lui apporta une assiette avec son repas du jour. Une louche de riz, un peu de choux et de navets, un peu de dal — cette purée de lentilles qui fournit bien souvent leurs seules protéines aux pauvres de l'Inde. C'eût été une ration de roi pour les autres ekbela du slum. Avec son appétit d'Européen plus habitué aux excès alimentaires qu'aux frugalités locales, le Français se préparait à engloutir ce déjeuner en deux minutes. Mais, comme il le redoutait, Selima avait respecté la tradition indienne qui voulait qu'on enflammât la moindre nourriture de piments et autres épices incendiaires. Il ne put faire autrement que d'absorber chaque bouchée avec lenteur et précaution. Un jour qu'il s'insurgerait devant un médecin indien contre cette coutume qui ôte toute leur saveur aux aliments, Lambert apprendrait le vrai motif de cette habitude culinaire. Parce qu'il déclenche la transpiration, active le métabolisme sanguin et accélère l'assimilation, le piment est avant tout un trompe-la-faim pour des millions d'êtres sous-alimentés. Et surtout, il aide à avaler n'importe quoi, même les détritus les plus avariés !

Le Français, qui ne faisait pas d'efforts physiques épuisants, supporta vaillamment son nouveau régime pendant les deux premiers jours. Quand il sentait quelques tiraillements, il allait boire un gobelet de thé au lait sucré chez le vieil hindou d'en face. Mais le troisième jour, de violentes crampes accompagnées de vertiges et de sueurs glacées commencèrent à lui tordre le ventre. A peine eut-il avalé son unique repas qu'il s'écroula sur sa natte, terrassé par la douleur. Il essaya de prier, mais son esprit lui parut aussi vide que son estomac. Le lendemain et les jours suivants, la faim ne lui laissa aucun répit. Il avait honte.

Si peu de gens ici avaient la chance de manger une fois par jour une assiettée semblable à celle que lui cuisinait Selima. Il nota les réactions de son organisme. Son pouls s'était considérablement accéléré, sa respiration aussi. « Vais-je pouvoir tenir ? » s'inquiétait-il, humilié de se sentir déjà réduit à l'état de loque alors que ses compagnons de misère, avec moins de calories, continuaient de tirer des charrois ou de porter des charges de bêtes de somme. Mais au bout de quelques jours, les troubles disparurent et la sensation de faim s'estompa comme par enchantement. Son corps s'était adapté. Non seulement il ne souffrait plus mais il ressentait un certain bien-être. C'est alors qu'il commit une erreur fatale. Un visiteur de France lui ayant apporté une boîte de quenelles de Lyon et un camembert, il alla offrir ces spécialités de son pays à ses voisins si démunis. Mehboub ne les accepta qu'à la condition que son ami les partage avec sa famille. Cet écart eut un effet désastreux : il réveilla son appétit de façon incontrôlable. Les nausées, les crampes, les accès de sudation, les vertiges réapparurent avec une acuité accrue. De jour en jour, Lambert se sentit faiblir. Ses muscles fondaient à vue d'œil. Ses bras, ses cuisses, ses jambes et ses pectoraux s'étaient comme vidés de leurs fibres. Il avait perdu plusieurs kilos.

Aller remplir son seau à la fontaine, la moindre tâche exigeaient de lui des efforts démesurés. Il avait du mal à rester debout plus d'une demi-heure. Il eut des hallucinations.

Des cauchemars hantèrent son sommeil. Il en arrivait à bénir la sarabande des rats qui le réveillait au moment où, dans ses rêves, un défilé sans fin d'hommes décharnés arrivait jusqu'à lui. C'était une expérience vécue de la faim en soi. Au physique comme au moral, Paul Lambert avait rejoint la condition de la majorité des habitants d'Anand Nagar. Il avait atteint son but.

Et pourtant, il n'était pas dupe. Il connaissait l'exacte portée de son expérience et ses limites. « J'étais comme ces naufragés volontaires qui savent que l'on viendra les secourir au bout d'un certain laps de temps. Alors que le drame des vrais naufragés, c'est l'incertitude et le désespoir. Je savais, moi, que si ma faim dépassait les limites supportables, je n'avais qu'un geste à faire pour me rassasier. Que s'il m'arrivait un quelconque ennui de santé, il y aurait trente-six personnes pour se précipiter à mon secours.

« Mehboub et tous les habitants de la Cité de la joie étaient, eux, de vrais naufragés. Aux hurlements de leurs ventres vides s'ajoutait la détresse de ceux qui n'ont aucun secours à espérer. Leur dignité n'en paraissait que plus admirable. Jamais une plainte ne sortait de la bouche de mon voisin. Il ne laissait percer son désarroi que lorsque son plus jeune enfant pleurait de faim. Son beau visage se ravageait alors de douleur. Mais il réagissait très vite.

Il empoignait la petite, la faisait sauter sur ses genoux, lui racontait une histoire, lui chantait une complainte. Et bientôt l'enfant se mettait à rire. Oubliant sa faim, elle s'arrachait alors aux bras de son père pour aller reprendre ses jeux dans la ruelle. Parfois cependant, lorsque rien ne pouvait calmer ses pleurs, Mehboub prenait sa fille dans ses bras et allait dans une courée voisine mendier un morceau de chapati. Jamais un autre pauvre ne lui fermait sa porte. C'était la loi du bidonville. »

La cité de la joie
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