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« Il n'y a pas que des tigres et des serpents dans cette jungle de Calcutta, s'émerveilla Hasari Pal. On y rencontre aussi des biches et des agneaux. Même parmi les chauffeurs de taxi. » Ces derniers étaient en général de vrais caïds qui n'avaient aucune sympathie pour les hommes-chevaux. Roulant comme des rajas dans leurs bolides noir et jaune, ils ne rataient pas une occasion d'affirmer leur supériorité. Un jour, dans un embouteillage, un de ces rajas coinça Hasari et sa carriole dans un caniveau. C'est alors que le miracle se produisit. Le chauffeur, un homme assez âgé et maigrelet, avec une cicatrice autour du cou, s'arrêta pour s'excuser. Ce n'était pas un sardarji du Panjab avec sa barbe roulée, son turban et son poignard, mais un Bengali comme Hasari, originaire de Bandel, une petite localité au bord du Gange à une trentaine de kilomètres de son village. Il s'empressa d'aider le tireur à dégager son rickshaw du caniveau et lui proposa de vider une bouteille de bangla avec lui à la première occasion. Celle-ci se présenta le surlendemain pendant une averse torrentielle. Abandonnant leurs véhicules, les deux hommes se réfugièrent dans un caboulot clandestin derrière Park Street.

Le chauffeur de taxi s'appelait Manik Roy. Il avait débuté comme conducteur d'autocar mais, une nuit, une bande de dacoït, des bandits de grand chemin, l'avaient arrêté sur la route. Après avoir fait descendre ses passagers et les avoir délestés de leurs possessions, ils les avaient égorgés. Par quel miracle Manik avait été retrouvé vivant le lendemain, il ne pouvait le dire. Mais de cette nuit tragique, il gardait une impressionnante cicatrice de chair bourgeonnante autour du cou. Ce qui lui avait valu d'être surnommé « Chomotkar »

— « Fils du miracle ».

Aux yeux d'Hasari, cet homme était bien le « Fils du miracle », en effet, mais pour une autre raison. Au lieu de serrer les brancards d'un rickshaw, ses mains caressaient un volant

; au lieu du bitume et des trous, ses pieds voyageaient allègrement sur trois petites pédales de caoutchouc ; au lieu de peiner et suer, il gagnait le riz de ses enfants confortablement assis sur le siège d'un char plus beau que celui d'Arjuna. Un taxi ! Quel tireur de rickshaw n'avait rêvé qu'un jour l'un des quatre bras du dieu Vishwakarma effleurât sa guimbarde pour la métamorphoser en l'un de ces carrosses noir et jaune qui sillonnaient les avenues de Calcutta ?

En attendant, Fils du miracle invita Hasari à l'accompagner pendant toute une journée.

C'était certainement le plus beau cadeau qu'il pût lui faire. « C'était comme de partir pour Sri Lanka avec l'armée des singes, dira Hasari, ou de me proposer de m'asseoir dans le chariot d'Arjuna, roi des Pan-dava. » Quelle fête, en effet, de s'installer sur une banquette si moelleuse que le dossier s'enfonçait à la moindre pression du corps ! De découvrir devant ses yeux toutes sortes de cadrans et d'aiguilles qui vous renseignaient sur la santé de votre moteur et des autres organes. Fils du miracle introduisit une clef dans une fente et il y eut aussitôt une pétarade joyeuse sous le capot. Puis il enfonça une des pédales avec son pied et manœuvra un levier sous le volant. « C'était fantastique, dira Hasari, ces simples gestes avaient suffi à mettre le taxi en mouvement. Fantastique de penser que le seul effort qu'il fallait accomplir pour le faire rouler, et lui donner ensuite de plus en plus de vitesse, c'était d'appuyer la pointe du pied sur une toute petite pédale. » Médusé, il regardait son compagnon. « Pourrais-je moi aussi accomplir les mêmes gestes, se demandait-il. Fils du miracle a-t-il déjà été chauffeur de taxi dans une précédente incarnation ? Ou bien a-t-il seulement appris à conduire une automobile dans sa vie actuelle ? » Le chauffeur de taxi perçut la perplexité de son compagnon.

— Tu sais, un taxi, c'est beaucoup plus facile à mener que ta carriole. Regarde, un simple coup sur cette pédale et tu stoppes net.

La voiture s'immobilisa si brusquement qu'Hasari fut projeté contre le pare-brise. Fils du miracle éclata de rire : « Dis, couillon, ce n'est pas avec ta charrette que tu peux te payer ce genre de fantaisies ! »

Fantaisie ou pas, le tireur de rickshaw découvrait un autre monde. Un monde où l'on commandait à des esclaves mécaniques et non à ses muscles, où la fatigue n'existait pas, où l'on pouvait parler, fumer et rire tout en travaillant. Fils du miracle connaissait les bons coins, les restaurants de luxe, les boîtes de nuit et les hôtels du secteur de Park Street. Il était en cheville avec tout un réseau de rabatteurs qui lui réservaient les meilleures courses.

Ces rabatteurs étaient eux-mêmes de connivence avec les portiers des établissements. Et les portiers avec les serveurs et les maîtres d'hôtel. Le système fonctionnait parfaitement.

Fils du miracle chargea ses deux premiers clients de la journée devant le Park Hôtel.

C'étaient des étrangers. Ils demandèrent à être conduits à l'aérodrome. « Il s'est alors passé quelque chose qui me donna un choc, racontera Hasari. Avant de démarrer, mon copain sortit de son taxi, en fit le tour et alla basculer une sorte de petit drapeau métallique sur une boîte fixée près du côté gauche du pare-brise. Ce que je vis dans cette boîte me parut si extraordinaire que je ne pus en détacher les yeux. A mesure que nous roulions, toutes les cinq ou six secondes un nouveau chiffre s'inscrivait sur un cadran. Je pouvais voir les roupies tomber dans la poche de mon compagnon. Seul le dieu Vishwakarma avait pu inventer une machine pareille. Une machine qui fabriquait des roupies et rendait à chaque instant un peu plus riche celui qui la possédait. C'était fabuleux. Nous, les rickshaw-walla, nous ne voyions jamais l'argent tomber comme cela dans nos poches. Chacune de nos courses correspondait à un tarif fixé d'avance. On pouvait discuter pour demander un peu plus, ou accepter un peu moins. Mais l'idée qu'il suffisait d'appuyer sur une pédale pour que les roupies vous pleuvent dessus comme des fleurs d'églantine un jour de grand vent était aussi inimaginable que de voir pousser des billets de banque dans une rizière. »

Quand Fils du miracle arrêta son taxi devant l'aérogare de Calcutta, le compteur marquait une somme qui parut tellement astronomique à l'ancien paysan qu'il se demanda s'il s'agissait de roupies. Mais oui, la course rapportait bien trente-cinq roupies ! Presque autant que ce qu'il gagnait, lui, pendant la moitié d'une semaine. Sur le chemin du retour, Fils du miracle fit halte devant un grand garage sur Dwarka Nath Road.

— Quand tu auras économisé assez de roupies, c'est ici que tu viendras chercher ton nirvana, annonça-t-il.

Le passeport pour ce nirvana était un petit livret à couverture rouge avec deux pages contenant des tampons, une photo d'identité et l'empreinte d'un doigt. Fils du miracle avait raison : ce bout de carton était le plus beau joyau dont un tireur de rickshaw pouvait rêver, la clef qui permettait de sortir de son karma et ouvrait la porte d'une nouvelle incarnation. Il s'agissait de la West Bengal motor driving licence, le permis de conduire du Bengale, et ce garage était l'auto-école la plus importante de Calcutta, la Crewal motor training school. A l'intérieur, une grande cour abritait des camions, des autobus et des voitures d'instruction. Sous un préau, il y avait une sorte de salle de classe avec des bancs.

Sur les murs, des tableaux montraient les différents organes d'une voiture, les modèles des panneaux de circulation à respecter en ville et sur la route, ainsi que des schémas de tous les accidents possibles. Il y avait aussi un grand plan de Calcutta en couleurs comportant toute une liste d'itinéraires à l'intention des apprentis chauffeurs de taxi. Hasari ne savait plus où poser ses yeux tant il y avait de choses à regarder. Comme cet étalage de pièces mécaniques que les élèves devaient apprendre à reconnaître et à réparer. Mais les portes de cette école de rêve, quel tireur de rickshaw pouvait espérer les franchir un jour ? Suivre les cours de conduite et passer le permis représentait une dépense impossible, près de six cents roupies, plus de quatre mois de mandats à la famille restée au village.

Pourtant, en remontant dans le taxi, Hasari sentit que ce rêve s'était comme tatoué sur sa peau. «Je vais me soigner pour retrouver des forces et je travaillerai encore plus. Je me priverai davantage. Et un jour, je le jure sur la tête de mes fils Manooj et Shambu, je rangerai mon grelot dans la malle avec nos habits de fête, et j'irai rendre ma vieille guimbarde à Musafir. Et je m'installerai, avec mon beau livret rouge, derrière le volant d'un taxi noir et or. Et j'écouterai avec ravissement tomber les roupies dans le compteur comme les grosses gouttes du premier orage de mousson. »

La cité de la joie
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