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Sa tignasse frisée et ses rouflaquettes qui rejoignaient les pointes tombantes de ses moustaches, son torse court et râblé, ses bras musclés et ses jambes un peu arquées lui donnaient l'air d'un guerrier mogol. Hasari Pal, trente-deux ans, n'était pourtant qu'un paysan, l'un des quelque cinq cents millions d'habitants de l'Inde de ces années-là qui demandaient leur subsistance à la déesse Terre. Il avait construit sa hutte de deux pièces, en torchis et couverte de chaume, un peu à l'écart du village de Bankuli, au Bengale occidental, un État du nord-est de l'Inde trois fois plus vaste que la Belgique et aussi peuplé que la France. Son épouse Aloka, une jeune femme au teint clair et à l'air séraphique, l'aile du nez percée d'un anneau d'or et les chevilles ornées de plusieurs bracelets qui tintaient à chaque pas, lui avait donné trois enfants. L'aînée, Amrita, douze ans, avait hérité les yeux en amande de son père et la jolie peau fruitée de sa mère. Manooj, dix ans, et Shambu, six ans, étaient deux solides garçons aux cheveux noirs ébouriffés, plus prompts à chasser les lézards à la fronde qu'à guider le buffle dans la rizière familiale.

Vivaient aussi au foyer du paysan son père, Prodip, un homme sec et buriné, le visage barré d'une fine moustache grise ; sa mère, Nalini, une vieille femme voûtée et ridée comme une noix ; ses deux frères cadets, leurs épouses et leurs enfants, soit en tout seize personnes.

Les ouvertures très basses de la hutte préservaient une relative fraîcheur durant l'été torride et un peu de chaleur pendant les nuits froides d'hiver. Ombragée par des bougainvilliers rouges et blancs, une étroite véranda la longeait sur deux côtés. Assise sous un auvent en contrebas, Aloka actionnait du pied une sorte de balancier en bois muni d'un pilon qui servait à décortiquer le riz. Tic-tac, tic-tac, au fur et à mesure que la pédale à riz montait et descendait, sa fille Amrita poussait sous le pilon de nouvelles poignées de grains. Le riz décortiqué était alors ramassé par la grand-mère qui le triait. Dès qu'elle avait rempli une corbeille, elle allait la vider au gola, le petit silo planté sur pilotis au milieu de la cour, dont la toiture à deux niveaux servait à la fois de grenier et de pigeonnier.

Tout autour de la hutte, les rizières dorées s'étendaient à perte de vue, émaillées de loin en loin du vert foncé des vergers de manguiers, du vert clair des bouquets de palmiers, du vert tendre des bosquets de bambous. Dentelle scintillante où se reflétait le bleu du ciel, les canaux d'irrigation quadrillaient la campagne de leurs mailles serrées. Des passerelles enjambaient de leurs fines arabesques quelques étangs couverts de lotus et de jacinthes où barbotaient des canards. Sur les diguettes, des enfants faisaient avancer à coups de badine de gros buffles luisants qui soulevaient une poussière ocre. En cette fin d'une accablante journée de chaleur, le disque rougeoyant de Surya, le dieu Soleil, s'enfonçait à l'horizon.

Une brise bienfaisante arrivait de la mer. De l'immense étendue plate montait l'appel joyeux des myriades d'oiseaux qui tournoyaient au ras des épis d'or pour fêter la tombée du soir. Le Bengale était bien ce paradis chanté par les troubadours et les poètes où, les nuits de lune, le dieu Krishna venait jouer de la flûte avec les gopi, ses bergères, et entraînait son amante Râdhâ dans sa danse.

Le soleil maintenant disparu, c'était « l'heure de la poussière des vaches », quand le bétail rentre des pâturages, les hommes des rizières, et que les poules grimpent sur leurs perchoirs. Son pagne de coton relevé entre les jambes pour faciliter sa marche, Hasari Pal cheminait paisiblement en sifflotant, une charrue de bois sur l'épaule. A l'approche de la nuit, les pigeons redoublaient leurs rondes et roucoulements. Dans le tamarin, une tribu de mynahs, les moineaux de l'Inde, entamaient un concert assourdissant. Deux écureuils zébrés des « trois marques de doigts du dieu Râma » faisaient la course sur le papayer.

Hérons et aigrettes se hâtaient vers leurs nids. Un chien galeux reniflait le sol en quête d'un endroit propice où passer la nuit. Puis les crissements suraigus des cigales s'éteignirent peu à peu. Ce fut le dernier tic-tac de la pédale à riz. Et le silence. Aussitôt éclata le chœur des grenouilles dominé par le coassement rythmé d'un crapaud-buffle.

En moins de cinq minutes, la nuit tropicale était tombée sur la terre. Comme chaque soir, la douce Aloka au teint de pêche souffla dans la conque pour saluer la déesse de la nuit.

Une de ses belles-sœurs agita une clochette afin de chasser les mauvais esprits, surtout ceux qui habitaient le banyan centenaire au bout du chemin. Les deux vaches et le buffle furent attachés dans la cahute qui servait d'étable. Une chèvre récalcitrante obligea grands et petits à se disperser pour la rattraper. Quand tout fut rentré dans l'ordre, Hasari ferma le portail d'épineux interdisant l'accès de la cour aux chacals et aux renards. Sa mère accomplit alors un rite aussi vieux que l'Inde. Elle ajouta de l'huile dans la lampe qui brûlait devant les images polychromes des dieux tutélaires : Râma et son épouse Sîtâ, la déesse des fruits de la terre ; Lakshmi, déesse de la prospérité, assise sur un lotus ; Ganesh, le dieu de la chance à tête d'éléphant. Deux autres chromos décolorés par les ans laissaient deviner, l'un le visage d'enfant d'un Krishna avalant goulûment un bol de beurre, représentation populaire du dieu-berger le plus tendrement aimé des masses hindoues ; l'autre, le dieu-singe Hanuman, personnage légendaire des fabuleuses aventures de la mythologie indienne.

Tandis que les femmes cuisaient le repas dehors, sur le fourneau en terre, Hasari et ses deux frères vinrent s'asseoir près de leur père sous la véranda. De capiteuses fragrances émanaient d'un buisson de jasmin, embaumant la nuit que traversaient les lumières fugitives d'un ballet de lucioles. Dans le ciel étoile brillait un mince croissant. C'était la «

lune de Shiva », la nouvelle lune du bienfaiteur du monde, du dieu aux mille yeux de la prospérité. Les quatre hommes étaient plongés dans une méditation silencieuse lorsque Hasari vit son père observer ses fils l'un après l'autre. Puis il l'entendit murmurer, comme pour lui-même : « Le charbon ne change pas de couleur quand on le lave. Ce qui ne peut être guéri doit être enduré. »

Le vieil homme ne savait plus combien de générations de lotus avaient éclos et s'en étaient allées dans l'étang depuis qu'il était né. « Ma mémoire est comme le camphre qui s'évapore avec le temps. Il y a tant de choses que j'ai oubliées. Je suis bien âgé à présent et j'ignore combien il me reste des corbeilles de riz que les dieux de la vie ont remplies pour moi à ma naissance. » Prodip Pal se souvenait par contre qu'il avait été autrefois un paysan prospère.

Il avait possédé jusqu'à six greniers pleins de riz et quatre hectares de terres fertiles. Il avait pu assurer l'avenir de ses fils et doter généreusement ses filles aînées pour leur trouver de bons maris. En vue de ses vieux jours avec sa femme, il avait gardé le lopin de terre et la maison hérités de son père. « Nous pourrons y vivre tous deux en paix, lui avait-il promis, jusqu'à l'heure où Yama, le dieu des morts, viendra nous chercher. »

Il s'était trompé. Cette parcelle avait été offerte à son père par un zamindar, un grand propriétaire terrien, en reconnaissance de son dévouement. Un jour, le descendant de ce bienfaiteur la revendiqua. Prodip Pal refusa de la rendre. L'affaire vint devant le tribunal.

Le jeune zamindar ayant acheté le juge, le paysan fut obligé d'abandonner sa terre et sa maison. Contraint de payer les frais du procès, il dut sacrifier la dot épargnée pour sa dernière fille et les lopins des deux fils cadets. « Le cœur de ce propriétaire malhonnête était plus dur que celui du chacal », avait-il dit.

Hasari, l'aîné des garçons, avait heureusement recueilli la famille entière sous le toit où ils étaient tous réunis aujourd'hui. Hasari était un bon fils. Il faisait l'impossible pour convaincre son père qu'il restait le chef du foyer. Le vieil homme connaissait en effet mieux que personne les droits et les devoirs de tous les habitants du village, les us et coutumes, les limites des rizières et des pâturages. Lui seul pouvait entretenir des rapports harmonieux avec les grands propriétaires fonciers — atout primordial pour la survie de modestes paysans. Comme il aimait à le répéter : « Les poissons ne peuvent se permettre de vivre en mauvais termes avec le crocodile de l'étang. » Il n'en demeurait pas moins que ce père vénéré par ses enfants avait tout perdu au cours des ans et qu'il n'était plus « chez lui ». « Je n'avais cependant pas à me plaindre, convenait-il. J'étais certes un homme ruiné mais mes trois fils étaient là. Quelle bénédiction que ces fils ! » Grâce à eux, il jouissait encore de tout ce qui peut faire la richesse d'un paysan indien : un grenier à riz, une meule de paille, deux vaches et un buffle, un champ, un peu de grain en réserve dans les jarres pour les mauvais jours, quelques roupies même, dans la tirelire. Et que dire de ses belles-filles ? Elles aussi avaient apporté le bonheur dans la maison. Elles étaient toutes les trois belles comme Pârvati1 et toutes les trois capables d'être mères des Pandava2. Oui, les Pal étaient pauvres, mais ils étaient heureux. Demain les lotus seraient humides de rosée. Ce serait le temps de la moisson, le temps de l'espoir. Et sur le vieux tronc du mowa, les orchidées chanteraient la gloire de Dieu.

La cité de la joie
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