25.

La mort du jeune Sabia modifia le comportement des musulmans du quartier envers Paul Lambert. Elle dissipa leurs réticences. Même les plus méfiants lui adressaient maintenant des « Salam Father ! ». Tes enfants se chamaillaient pour avoir l'honneur de porter son seau sur le chemin de la fontaine. Un autre événement survint alors qui paracheva cette transformation. A quelques portes de sa chambre vivait une fillette de quinze ans devenue aveugle à la suite d'une infection foudroyante. Ses yeux étaient purulents et la faisaient tellement souffrir qu'elle maudissait tout le monde. La cécité étant considérée comme une malédiction par bien des musulmans, on la croyait possédée par le démon. Elle s'appelait Banoo. Elle avait de longues nattes noires comme les princesses des miniatures mogoles.

Un jour, sa mère vint se planter devant Paul Lambert en joignant les mains d'un air suppliant. « Daktar, pour l'amour de Dieu, fais quelque chose pour ma petite », implora-telle.

Comment guérir pareille infection quand on ne possède pour toute pharmacopée que quelques cachets d'aspirine, un peu d'élixir parégorique et un tube d'une vague pommade ?

Lambert résolut néanmoins d'appliquer un peu de pommade sur les yeux de la fillette.

Trois jours plus tard, miracle : l'infection était enrayée. Et au bout d'une semaine, la jeune Banoo avait recouvré la vue. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre : « Il y a un sorcier blanc dans le quartier. »

Cet exploit valut au Français son brevet d'intégration et une notoriété dont il se serait volontiers passé. Des dizaines de malades et d'invalides prirent le chemin du 19 Fakir Bhagan Lane pour être soignés par le « Grand Frère Paul ». Il lui fallut se procurer d'autres médicaments. Sa chambre devint un havre pour les détresses les plus criantes. Elle ne désemplissait pas. Un matin, deux porteurs y déposèrent un homme barbu dont la chevelure hirsute était couverte de cendres. Il était attaché sur une chaise et n'avait ni jambes ni mains. Il était cul-de-jatte et lépreux. Son visage juvénile rayonnait pourtant d'une joie surprenante chez un tel déshérité.

—Grand Frère Paul, je m'appelle Anouar, annonça-t-il. Il faut que tu me soignes. Tu vois, je suis très malade. — Son regard tomba sur l'image du Saint Suaire. — Qui est-ce ?

demanda-t-il.

—C'est Jésus.

Le lépreux parut incrédule.

—Jésus ? Non, ce n'est pas possible. Il ne ressemble pas à l'autre. Pourquoi ton Jésus à toi a-t-il les yeux fermés et l'air si triste ?

Paul Lambert savait que l'iconographie indienne reproduisait abondamment l'image d'un Christ blond aux yeux bleus, triomphant et coloré comme les dieux du panthéon hindou.

—Il a souffert, dit-il.

Le prêtre sentit qu'il fallait expliquer davantage. Une des filles de Margareta vint traduire ses paroles en bengali.

— S'il a les yeux fermés, c'est pour mieux nous voir, reprit-il. Et c'est aussi pour que nous puissions mieux le regarder, nous. Peut-être que s'il avait les yeux ouverts, nous n'oserions pas. Parce que nos yeux ne sont pas purs, ni nos cœurs, et que nous avons une grande part de responsabilité dans ses souffrances. S'il souffre, c'est à cause de moi, de toi, de nous tous. A cause de nos péchés, du mal que nous faisons. Mais il nous aime tellement qu'il nous pardonne. Il veut que nous le regardions. C'est pourquoi il ferme les yeux. Et ces yeux clos m'invitent à fermer les yeux moi aussi, à prier, à regarder Dieu en moi... et en toi aussi.

Et à l'aimer. Et à faire comme lui, à pardonner à tout le monde, et à aimer tout le monde. A aimer surtout ceux qui souffrent comme lui. A t'aimer, toi qui souffres comme lui.

Une fillette en guenilles, qui s'était tenue cachée derrière la chaise du cul-de-jatte lépreux, alla déposer un baiser sur l'image et la caressa de sa petite main. Après avoir porté trois doigts à son front, elle murmura :

Ki koshto ! Comme il souffre !

Le lépreux paraissait ému. Ses yeux noirs étaient devenus brillants.

—Il souffre, dit encore Paul Lambert. Pourtant, il ne veut pas que nous pleurions sur lui.

Mais sur ceux qui souffrent aujourd'hui. Parce qu'il souffre en eux. Aussi bien dans leurs corps que dans le cœur des isolés, des abandonnés, des méprisés, et que dans l'esprit des fous, des névrosés, des détraqués. C'est pour cela, vois-tu, que j'aime cette image. Parce qu'elle me rappelle tout cela.

Le lépreux hocha la tête d'un air méditatif, puis il leva son moignon vers l'icône.

—Grand Frère Paul, ton Jésus à toi, il est bien plus beau que celui des images.

« Oui, tu es beau, Jésus de la Cité de la joie, écrira ce soir-là Lambert dans le cahier qui lui servait de journal. Beau comme le cul-de-jatte lépreux que tu m'as envoyé aujourd'hui, avec ses mutilations, ses plaies et son sourire. C'est toi que j'ai vu en lui, toi qui incarnes toutes les détresses. Toi qui as connu Gethsémani, la sueur de sang, la tentation de Satan, l'abandon du Père, la prostration, le découragement, la faim, la soif. Et la solitude.

«Jésus d'Anand Nagar, j'ai essayé de soigner ce lépreux. Tous les jours, j'essaye de partager avec les pauvres. Je baisse la tête avec ceux que l'on écrase et que l'on opprime, comme "le raisin au pressoir, et leur jus gicle sur mes habits et j'ai taché mes vêtements". Je ne suis pas un pur ni un saint, seulement un pauvre type aussi pécheur que les autres, parfois écrasé ou méprisé à l'égal de mes frères de la Cité de la joie, mais avec la certitude au fond du cœur que tu nous aimes. Et cette autre certitude que la joie qui me remplit, jamais rien ni personne ne pourra me la ravir. Parce que tu es vraiment présent ici, au fond de ce bidonville de misère. »

La cité de la joie
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