55.

Max Loeb venait de choisir un cigare dans sa boîte de Montecristo n° 3. Il se préparait à l'allumer quand il entendit un vrai bombardement sur le toit de sa chambre. C'était le dixième soir après son arrivée. Il avait pourtant l'expérience des tornades tropicales mais n'avait jamais été témoin d'un tel déferlement de pluie. Un nouvel orage de prémousson venait de s'abattre sur Calcutta. Résigné, il se servit un double scotch et attendit. Son attente ne fut pas longue. Les cataractes s'infiltrèrent entre les tuiles et l'eau se mit à dégouliner de tous côtés. L'Américain empila en hâte sur son lit la cantine de médicaments, sa boîte d'instruments, ses affaires personnelles et les trois cartons de lait en poudre que Lambert lui avait apportés pour secourir les bébés rachitiques aux quatrième et cinquième degrés de malnutrition. Tout en haut, il posa le sac qui contenait ce qu'il appelait « ses vitamines pour tenir le coup dans cette nécropole » : trois bouteilles de whisky et trois boîtes de cigares. En un clin d'oeil, la chambre fut transformée en un lac dont le niveau monta rapidement. Dans les logements voisins, c'était le sauve-qui-peut général. Des gens criaient, s'appelaient.

Le déluge redoublait quand Max entendit de faibles coups à la porte. Barbotant jusqu'aux mollets, il alla ouvrir et découvrit dans le faisceau de sa torche « la rassurante vision d'une fillette dégoulinante de pluie ; elle tenait un grand parapluie noir que m'envoyait son papa

». Quelques instants après, le chômeur du logement d'à côté arriva les bras chargés de briques afin de surélever le muret de l'entrée, le lit et la table du « daktar ». La solidarité dans un slum n'était pas un vain mot.

Au bout d'une heure environ, il y eut une accalmie. L'envie d'aller se réfugier « dans une suite avec salle de bains au Grand Hôtel » venait de traverser l'esprit de Max quand sa porte vola en éclats. Trois silhouettes se ruèrent à l'intérieur ; deux mains l'empoignèrent par les épaules et le plaquèrent contre le mur. Max sentit la pointe d'un couteau lui piquer le ventre. « Un hold-up, maintenant ! Il ne manquait plus que ça ! » songea-t-il.

Milk ! grogna le gaillard aux dents cassées qui le menaçait avec son coutelas. Milk quick !

Pas question pour Max de jouer les Buffalo Bill au fond de ce pourrissoir. Il désigna les trois cartons de lait en poudre.

—Servez-vous !

Les voleurs s'emparèrent chacun d'un carton et filèrent. En franchissant le seuil, l'homme aux dents cassées se retourna et lança en anglais :

—Merci ! Nous reviendrons !

La scène avait été si rapide que l'Américain se demanda s'il n'avait pas été victime d'une hallucination. Mais bien vite sa pensée fut accaparée par un autre cauchemar. Il ne pataugeait plus seulement dans de l'eau, mais dans un lac de boue de plus en plus nauséabonde. Gonflé par les trombes d'eau, le flot pestilentiel des égouts était en train d'envahir sa chambre.

Alors commença une nuit d'horreur. Plus d'allumettes, de torche, de verre. Tout avait sombré dans le naufrage. Même les cigares. Max se demandait quelle bête maléfique l'avait piqué le jour où il avait répondu à l'appel de Paul Lambert. Il songea à la peau veloutée de Sylvia, à ses seins qui avaient le goût de pêche, à l'air attendrissant de petite fille qu'elle prenait en lui récitant ses poèmes. Ce devait être l'après-midi à Miami. Les jasmins embaumaient la véranda et l'on entendait le clapotis de l'eau contre les bateaux amarrés dans le canal.

Bandona apparut à l'aube entre les planches de la porte disloquée. E est difficile de déchiffrer le visage d'une Asiatique dans le clair-obscur d'un matin de déluge, mais la jeune fille semblait décomposée. Ses petits yeux en amande étaient fixes, ses traits figés par l'angoisse.

— Grand Frère Max, viens vite. Ma mère est au plus mal. Elle vomit du sang.

Ils s'élancèrent aussitôt dans le torrent noir qui noyait le slum. Bandona avançait avec précaution en sondant le sol avec un bâton : d'énormes drains coupaient en effet leur chemin. Par moments, elle s'arrêtait pour écarter le cadavre d'un chien ou d'un rat, ou pour éviter à Max d'être éclaboussé par les barbotages endiablés d'une bande d'enfants qui se poursuivaient en riant dans l'inondation putride. Dans tout ce cauchemar, nulle part la vie n'avait cessé. A un croisement de rues, ils rencontrèrent un homme hilare coiffé d'un turban. Il était juché sur la selle d'un triporteur. Des enfants, de l'eau parfois jusqu'aux épaules, se pressaient autour de lui. L'homme avait installé sur son triporteur une roue dentée qui tournait devant des numéros et il faisait du boniment pour sa loterie : «

Approchez, approchez, le gros lot pour dix paisa ! » Max n'en revenait pas : un gros lot dans ce torrent de merde ! Eh oui ! Deux biscuits et un bonbon, une récompense de maharaja pour des gosses au ventre vide.

La mère de Bandona était debout. C'était une toute petite femme, les cheveux relevés en chignon, ratatinée et ridée comme les vieilles Chinoises de la campagne. Elle plaisantait avec les voisines qui se pressaient dans le logement très propre et méticuleusement rangé.

Sur le mur derrière le bat-flanc qui servait de lit pour elle et ses cinq enfants, il y avait deux images de sages bouddhistes coiffés de bonnets jaunes, et une photographie du dalaï lama.

Devant les portraits brûlait une lampe à huile.

Daktar, il ne fallait pas te déranger ! protesta-t-elle. Je vais très bien. Le Grand Dieu ne veut pas encore de moi.

Elle obligea l'Américain à s'asseoir et lui servit du thé et des friandises. Rassurée, Bandona avait retrouvé son sourire.

—J'aimerais quand même vous examiner, insista Max.

—Ce n'est pas la peine. Je te répète, daktar, que je vais très bien.

—Maman, le docteur est spécialement venu d'Amérique, intervint Bandona.

Ce mot d'Amérique eut un effet magique. Mais il n'était pas question de faire sortir les gens de la pièce. Dans un slum tout se fait en public, même un examen médical.

Un moment plus tard, Max reposait son stéthoscope.

—Bandona, ta maman est solide comme un roc, affirma-t-il d'un ton rassurant.

Il allait prendre congé quand, voulant se lever pour verser de l'eau dans la théière, la vieille femme fut secouée par une violente quinte de toux. Elle s'écroula. Du sang s'échappa de sa bouche. Max se précipita pour aider Bandona à la porter sur le lit. Au mouvement des lèvres de la jeune femme, Max comprit qu'elle priait. Sa vieille mère regardait les gens autour d'elle. Il n'y avait aucun effroi dans ses yeux ; une parfaite sérénité au contraire.

Max prépara une seringue avec un tonicardiaque mais il n'eut pas le temps de planter son aiguille. La vieille Assamaise se raidit brusquement. Elle laissa échapper un soupir. C'était fini.

Un hurlement déchira la pièce. C'était Bandona. Elle étreignait sa mère en sanglotant.

Pendant plusieurs minutes, on n'entendit que des cris, des pleurs, des lamentations. Les femmes se lacéraient le visage avec les ongles, les hommes se frappaient le crâne de leurs poings. Les enfants affolés imitaient leurs parents. Puis, aussi brusquement qu'elle s'était effondrée, Bandona se releva, épousseta son sari, resserra la pointe de ses nattes. Les yeux secs, le visage grave, elle prit les choses en main. « J'assistai alors à un stupéfiant festival d'ordres et d'injonctions, racontera l'Américain. En quelques minutes, la jeune Assamaise avait tout organisé, tout programmé. Elle envoya ses frères aux quatre coins du Bengale avec mission de prévenir parents et connaissances. Elle dépêcha voisins et amis au bazar pour acheter les accessoires funéraires : une litière mortuaire de couleur blanche selon la tradition bouddhiste, de la poudre de vermillon pour la décoration rituelle du corps, des cierges, de l'encens, du ghee, du khadi de coton et des guirlandes de jasmin, d'œillets et de lys. En vue de payer tout cela, elle fit porter ses deux bracelets en or et son pendentif à l'usurier afghan du bout de sa ruelle afin d'obtenir un prêt immédiat de mille roupies. Pour recevoir, nourrir, choyer et remercier tous ceux qui allaient venir, elle fit acheter cinquante kilos de riz, autant de farine pour les chapati, des quantités de légumes, ainsi que du sucre, des épices et de l'huile. Enfin, elle fit remettre cent roupies au bonze de la pagode de Howrah afin qu'il vienne réciter les slokas bouddhistes et accomplir les rites religieux. »

Tout fut prêt en un rien de temps. Emmaillotée de coton blanc, la mère de Bandona reposait sur une litière embaumant le jasmin. Seuls ses pieds et ses mains bariolés de vermillon étaient visibles, ainsi que son visage où la mort avait effacé presque toutes les rides. Elle ressemblait à une momie. Tout autour, des bâtonnets d'encens exhalaient leur suave odeur de bois de rose. Du camphre brûlait dans de petites coupes. Les événements se sont ensuite déroulés très vite. Le bonze en robe safran prononça ses prières en faisant tinter une paire de cymbales. Puis il fit une onction de ghee et de camphre sur le front de la morte et répandit des grains de riz sur son corps afin de faciliter la transmigration de son âme. Quatre hommes de la famille s'emparèrent alors de la civière. Quand Bandona vit sa mère quitter le taudis où elles avaient toutes deux vécu et lutté pendant tant d'années, elle ne put réprimer un nouvel accès de désespoir. Toutes les femmes recommencèrent aussitôt à crier, à sangloter, à gémir. Mais déjà la litière s'éloignait dans la ruelle inondée. Seuls les hommes ont coutume d'accompagner les défunts jusqu'à leur bûcher. Ils chantaient sur un rythme syncopé des cantiques à Râm, car la mère de Bandona allait être incinérée selon le rite hindou, faute d'un lieu de crémation spécifiquement bouddhiste. Il fallut plus d'une heure au petit cortège pour s'ouvrir un passage jusqu'au ghat funéraire au bord de l'Hooghly. Les porteurs déposèrent la civière sous un banyan pendant que le frère aîné de Bandona allait négocier la location d'un bûcher et les services d'un prêtre. Enfin la défunte fut déposée sur l'une des piles de bois. Le brahmane versa quelques gouttes de l'eau du Gange entre ses lèvres. Puis le fils aîné fit cinq fois le tour de la dépouille et plongea une torche enflammée entre les bûches. Des voix s'élevèrent alors pour chanter des louanges à Dieu par-dessus le crépitement des flammes.

Sachant qu'un corps met environ quatre heures à se consumer, Max s'éclipsa discrètement pour revenir apporter un peu de réconfort à Bandona. Quelques mètres avant d'atteindre sa chambre, il sentit le sol se dérober subitement sous ses pieds. Un flot noirâtre s'engouffra dans sa bouche. Ses narines, ses oreilles, ses yeux s'enfoncèrent à leur tour dans le gargouillis putride. Il se débattit, mais plus il luttait, plus il était aspiré vers le fond du cloaque. Deux fois dans son existence, il avait eu la vie sauve grâce à ses qualités de nageur. Aujourd'hui, dans cette fange immonde, il était paralysé, englué. La densité du liquide et sa consistance rendaient vain tout effort pour faire surface. Il comprit qu'il allait se noyer. On dit qu'en un tel instant, on revoit d'un coup son passé. Dans ce tourbillon de pourriture, il eut à peine le temps d'entrevoir sa mère « qui apportait un énorme gâteau d'anniversaire sur la terrasse de notre maison de Floride ». Puis il perdit connaissance. La suite lui serait racontée.

Un sahib barbotant entre deux eaux dans les égouts d'Anand Nagar ne pouvait passer longtemps inaperçu. Des gens l'avaient vu tomber. Ils s'étaient précipités et n'avaient pas hésité à plonger à son secours. On l'avait sorti inanimé et transporté chez Bandona. Pour la deuxième fois de la journée, la jeune Assamaise reprit la direction des opérations. Elle ameuta tout le monde. Lambert, Margareta et les autres accoururent. Elle réussit même à faire venir un médecin du centre de la ville. Respiration artificielle, massage cardiaque, piqûres stimulantes, lavage d'estomac, tout fut mis en œuvre pour ramener l'infortuné Américain à la vie. Il finit par ouvrir les yeux. Il vit alors au-dessus de lui « toute une collection de merveilleux visages à qui mon réveil semblait faire bigrement plaisir. En particulier deux yeux en amande qui me dévisageaient avec tendresse et qui étaient encore rouges d'avoir beaucoup pleuré ce jour-là ».

La cité de la joie
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