39.

La situation ne cessait d'empirer. D'inextricables embouteillages paralysaient de plus en plus souvent les voies de circulation. A certaines heures, avancer d'un pas relevait de l'exploit. Les rues du centre étaient fréquemment engluées dans un fouillis de tramways privés d'électricité, de camions en panne, leurs radiateurs fumant comme des geysers, d'autobus à impériale immobilisés par une rupture d'essieu et même couchés sur le flanc.

Ailleurs, des hordes de taxis jaunes aux carrosseries en lambeaux fonçaient en hoquetant dans un vacarme d'avertisseurs. Des chars à buffles, des charrois écrasés sous d'énormes charges, tirés à bras d'hommes, des nuées de coolies portant sur la tête des montagnes de marchandises se faufilaient tant bien que mal au milieu de ce chaos. Partout, c'était la fourmilière des piétons qui disputaient aux rickshaws leur part de chaussée, souvent défoncée à cause de la rupture d'une canalisation d'eau ou d'un égout. Tout semblait craquer et s'effondrer chaque jour un peu plus.

« Il y avait aussi les clients qui vous piquaient la pointe d'un couteau sur le ventre et exigeaient la recette de la journée, racontera Hasari Pal, les ivrognes qui vous payaient à coups de poing, les goon-das et les prostituées qui disparaissaient sans régler la course, les élégantes memsahib qui vous escroquaient quelques paisa, les simples péquenots qui contestaient à l'arrivée le prix convenu au départ. » Un jour, Hasari pria le munshi d'ajouter à son mandat un court message pour son père dans la case réservée à la correspondance : « Nous allons bien. Je gagne ma vie comme tireur de rickshaw. » Gonflé de fierté d'avoir pu accomplir ce geste envers ceux qui attendaient tout de lui, il se dépêcha de regagner le trottoir où il campait avec sa femme et leurs trois enfants. Il avait ce jour-là une grande nouvelle à leur annoncer.

— Ma femme ! cria-t-il dès qu'il aperçut Aloka accroupie en train de récurer la gamelle de la voisine, j'ai trouvé un logement dans un slum !

Un slum ! Pour des paysans habitués à leur bain quotidien dans l'étang, à la propreté des huttes, à la nourriture saine de la campagne, la perspective de vivre dans un bidonville sans eau, sans égout, quelquefois sans latrines, n'offrait rien de réjouissant. Mais tout valait mieux qu'un trottoir. Là au moins, quelques morceaux de toile et de tôles posés sur des cagettes leur fourniraient un semblant de logement, un abri précaire pour affronter le froid du prochain hiver et, dans quelques mois, les débordements de la mousson.

Le bidonville où Hasari avait déniché trois mètres carrés d'espace était situé en pleine ville sur le prolongement de la grande avenue Chowringhee qui longeait le parc Maidan. Sa fondation remontait à l'époque de la guerre avec la Chine, quand des milliers de réfugiés venant du Nord avaient déferlé sur Calcutta. Des familles s'étaient un jour arrêtées sur ce terre-plein entre deux rues, avaient posé leurs misérables balluchons, planté quelques piquets et tendu des morceaux de linge pour se protéger du soleil. D'autres familles s'étaient agglutinées à ce premier noyau, et c'est ainsi que le petit campement était devenu un bidonville, au beau milieu d'un quartier d'habitations. Personne ne s'y était opposé. Ni la municipalité, ni la police, ni les propriétaires du terrain. Toute la ville était déjà grêlée de semblables taches de misère, où plusieurs centaines de déracinés vivaient parfois sans même un point d'eau potable. Certains de ces îlots existaient depuis une génération. Tout le monde pourtant ne se désintéressait pas de ces squatters. A peine installé sur son carré de boue, chaque nouvel arrivant était immédiatement rançonné. C'était là un des aspects de la stupéfiante industrie d'extorsion exercée par la mafia, avec le concours de certaines autorités achetées pour la circonstance. Une mafia strictement autochtone qui n'avait rien à envier à son illustre modèle italo-américain.

Avant même d'avoir « emménagé », Hasari reçut la visite d'un petit homme borgne qui prétendait représenter le « propriétaire » des lieux, c'est-à-dire le parrain local. Le système fonctionnait selon des principes éprouvés. Chaque fois que des réfugiés s'arrêtaient quelque part pour y édifier une cahute de fortune, le représentant de la mafia se présentait muni d'un ordre de démolition en bonne et due forme émanant de la mairie. Les pauvres gens se voyaient alors proposer soit le paiement d'un loyer régulier, soit l'achat d'un emplacement. Pour ses trois mètres carrés, Hasari dut accepter de verser un « pas-de-porte » de cinquante roupies et s'engager à payer d'avance, chaque mois, vingt roupies de loyer. Ces sangsues ne limitaient pas leur racket au seul encaissement des loyers et autres «

taxes de séjour ». Leur contrôle s'étendait en fait à toute la vie du bidonville. Étant la seule autorité locale, la mafia s'instaurait en « protecteur » de la population. « Protecteur » était bien le mot. Elle intervenait lorsqu'un conflit nécessitait un arbitrage ou, en période électorale, en distribuant une manne de faveurs en échange des voix : cartes de rationnement, branchement d'une canalisation d'eau, aménagement d'une masure pour en faire un temple, admission d'enfants dans une école du gouvernement.

Quiconque osait mettre en doute la légitimité de ce pouvoir occulte était impitoyablement châtié. De temps à autre des baraques prenaient feu. Parfois, c'était tout un quartier qui flambait. Parfois encore, on retrouvait un cadavre lardé de coups de couteau. Cette dictature omniprésente s'exerçait de multiples façons. Tantôt directement : c'était le cas du bidonville d'Hasari, où plusieurs représentants de la mafia habitaient sur place. Dans d'autres îlots implantés à proximité d'un chantier de construction, d'une distillerie, d'un dépôt d'ordures, d'une carrière, la mafia régnait par l'intermédiaire des gérants ou des propriétaires de ces entreprises. Ceux-ci avaient tout pouvoir sur les habitants qui dépendaient d'eux pour leur assiette de riz quotidienne. Ailleurs, c'était par le truchement de comités et d'associations qu'elle imposait sa loi. Ces organisations étaient autant de couvertures. De nature religieuse, représentant une caste ou une région d'origine, toutes offraient à la mafia et à ses connexions politiques un moyen idéal de noyauter en profondeur la population des slums. Il ne s'agissait plus alors du seul encaissement des loyers et des impôts. La mafia rendait la justice à l'intérieur même des familles, fixait le montant des amendes, récoltait les dons pour les fêtes religieuses, négociait les mariages, les divorces, les adoptions, les héritages, prononçait des excommunications, bref, régissait les rites et les coutumes de chacun depuis sa naissance jusqu'à sa mort : on ne pouvait trouver une place dans un cimetière si on était musulman, ni se faire incinérer si on était hindou, qu'en lui payant une dîme.

Le départ des Pal de leur trottoir s'effectua discrètement, à la tombée de la nuit. A peine avaient-ils empilé leurs maigres possessions sur le rickshaw et tourné le coin de l'avenue, qu'une nouvelle famille de réfugiés s'installait à leur place.

La cité de la joie
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