62.

-Garder secret notre départ ! s'exclama Ashish hosh. Dans cette fourmilière où l'on passe son temps à s'épier ? C'est impossible ! Fils du miracle dodelina de la tête. Il savait bien : le jeune homme avait raison. Un slum, c'est une marmite où tous les habitants mijotent ensemble à longueur d'année. Tous les gestes de la vie s'y emplissent au vu et au su de tout le monde, "me les plus intimes comme faire l'amour ou parler dans ses rêves. Le chauffeur de taxi voulait pourtant reprendre à tout prix la chambre des Ghosh pour son ami Hasari Pal. Pour y parvenir, l'idéal eût été de pouvoir négocier la reprise avec le propriétaire avant que ne s'ébruite la nouvelle qu'elle allait se libérer. Mais autant essayer d'empêcher le jour de se lever !

On ne parla bientôt plus que du prochain départ des Ghosh. En fait, c'était moins l'imminente vacance d'un logement que l'événement lui-même suscitait tant de fièvre.

Après plusieurs années e slum, le grand rêve commun de retourner au village paraissait une utopie toujours aussi irréalisable. Et qu'un jeune couple renonce volontairement au luxe inouï de deux salaires réguliers pour planter du riz dépassait l'entendement.

Curieusement, c'était là-bas dans le village des Ghosh que les réactions à ce projet étaient les plus négatives. « Quand la déesse Lakshmi a mis de l'huile dans votre lampe, c'est un crime d'éteindre la flamme pour s'en aller ailleurs », décrétèrent, furieux, les parents du garçon. Ils menacèrent même de lui interdire par la force de revenir.

Des candidats locataires arrivèrent de tous côtés au point que le propriétaire débarqua inopinément dans la courée. C'était un Bengali ventripotent avec des cheveux luisants comme une statue de Vishnou enduite de ghee. Le plus infect des taudis de la Cité de la joie avait toujours un propriétaire légitime. Certains en avaient parfois quatre, un pour chaque mur. Et beaucoup de ces nantis possédaient plusieurs logements, quelquefois une courée entière.

« Le fait que le gros Bengali se soit déplacé en personne ne laisse rien augurer de bon », songea Fils du miracle. Il n'allait pas tarder à voir ses craintes se confirmer. Le propriétaire lui annonça qu'il doublait le montant du loyer. De trente roupies par mois, il passait à soixante. Une somme faramineuse pour un clapier sans électricité ni fenêtre, incompatible en tout cas avec les misérables moyens d'un tireur de rickshaw souffrant de fièvre rouge. Le chauffeur de taxi ne s'avoua pas vaincu. « On m'avait surnommé Fils du miracle et, fort de ce nom, j'étais décidé à me bagarrer pour qu'Hasari obtienne cette piaule, racontera-t-il.

J'ai dit à ma femme : "Prépare une assiette avec du riz, une noix de coco et une guirlande de fleurs. Nous allons demander une puja au brahmane." » Ce dernier, un homme chétif et très maigre, vivait avec sa famille dans l'enceinte d'un modeste temple, l'un des endroits les plus pauvres du bidonville situé entre de misérables cahutes de planches et de toile d'une communauté originaire du Tamil Nadu et les voies ferrées. Fils du miracle lui remit dix roupies. Le brahmane apposa un tilak sur le front des visiteurs puis sur celui de Shiva et de Nandi, le taureau de l'abondance qui trônait à côté de la divinité dans le sanctuaire. Il prit alors son plateau de cérémonie, ses bâtonnets d'encens, un pot de ghee, une clochette, son panchaprodip, ce chandelier à cinq branches avec des coupelles où brûlaient de petites flammes, et une cruche contenant de l'eau du Gange. Il récita plusieurs mantrâ, agita la clochette. Et procéda à la cérémonie de l'offrande des lumières en promenant son chandelier autour des statues. Il insista particulièrement autour du taureau car les hindous lui attribuent le pouvoir de tout accorder.

Après sa puja aux dieux du ciel, Fils du miracle décida de s'adresser aux dieux de la terre.

—Il faut appeler le Parrain à l'aide, déclara-t-il à Ashish Ghosh. Lui seul peut rabattre les prétentions de ce forban de propriétaire.

—Tu crois que le Parrain va se déranger pour une broutille pareille ? s'inquiéta Ashish.

—Pourquoi pas ! C'est même le genre d'interventions qu'il adore. Ne se fait-il pas appeler «

le défenseur des petits », « le protecteur des veuves et des orphelins », « le gourou des pauvres » ?

Fils du miracle sollicita donc une audience. Deux jours plus tard, un envoyé du Parrain vint le chercher. Même rituel que pour Lambert : le chauffeur de taxi fut d'abord introduit dans une antichambre où des gardes du corps jouaient aux dominos. Puis le fils aîné du Parrain apparut pour conduire le visiteur dans le vaste salon de réception. Fils du miracle écarquilla des yeux éblouis. C'était vraiment un seigneur, le Parrain. Tel le Grand Mogol, il trônait au fond de la pièce, sur son fauteuil incrusté de pierreries. Mais Fils du miracle trouva que les lis de ses bajoues et ses lunettes noires lui donnaient l'air d'un vieux crapaud. Sans un mot, i avança son menton en direction du chauffeur ce taxi pour lui indiquer qu'il était prêt à l'écouter.

Fils du miracle présenta sa requête. Il parlait avec fougue quand le Parrain leva sa main velue et couverte de bagues. Il avait compris. Les explications étaient superflues. Il fit signe à son fils d'approcher et lui susurra à l'oreille le prix qu'il fixait pour ses services. « Le Parrain avait beau être le "protecteur des pauvres et des opprimés", tout comme les chevaux du champ de courses, il ne courait pas sans avoine, dira le chauffeur de taxi.

Pourtant, à ma grande surprise, il ne fut pas, cette fois, question d'argent. Il me fit annoncer par son fils qu'en échange de l'intervention musclée de ses hommes auprès du propriétaire abusif, il installerait un débit d'alcool dans la courée. C'était fort, non ? Et pas question d'élever la moindre protestation. On ne refuse pas l'hospitalité à un homme qui vous offre un toit. »

L'événement peut-être le plus considérable qui pouvait survenir dans la vie d'un slum, le départ d'une famille et son retour au village, passa complètement inaperçu. Après avoir renoncé à s'en aller séparément, Ashish et Shanta Ghosh empilèrent leurs affaires dans un rickshaw puis, avec leurs trois enfants, un matin à l'aube ils quittèrent la courée. Il n'y eut ni banquet d'adieux ni fête, seulement quelques effusions entre proches voisins qui avaient vécu et souffert ensemble dans la même prison pendant plusieurs années. Les jeunes de la courée avaient pourtant préparé un cadeau d'adieux. Ce fut Padmini, la petite ramasseuse du charbon des locomotives, qui l'offrit à Mallika, l'aînée des Ghosh. C'était, enduite de ghee et enguirlandée de pétales de roses, la poupée de chiffons qu'ils avaient ensemble métamorphosée quelques semaines plus tôt en Lakshmi, la déesse de la prospérité.

Lambert accompagna les Ghosh jusqu'à la gare. Après deux heures de chemin de fer jusqu'à la ville, puis trois heures de coche d'eau sur la mer Mada, un bras du delta du Gange, une heure en autocar et deux heures de marche à pied sur les «guettes, ils seraient de retour chez eux. Au bout de six ans d'exil. Preuve exemplaire que le courant de l'exode pouvait s'inverser, que la tragédie de Calcutta n'était pas inéluctable, qu'elle ne serait peut-

être pas éternelle. C'est ainsi que Lambert voulait interpréter ce départ. Mais son chagrin de perdre ce frère et cette sœur était immense. Depuis ce soir lointain où Margareta les avait conduits dans sa chambre de Fakir Bhagan Lane, une affection profonde le liait à ces êtres jeunes et lumineux toujours prêts à voler au secours de n'importe quelle détresse, à se dévouer aux plus abandonnés, aux plus déshérités. A l'instant de faire monter les siens dans le wagon, Ashish se retourna vers Lambert.

—Grand Frère Paul, dit-il la voix étranglée par l'émotion, tu sais que nous sommes hindous, mais cela nous ferait plaisir qu'avant de partir tu nous donnes la bénédiction de ton Jésus.

Ému, le prêtre leva la main au-dessus des cinq têtes serrées côte à côte au milieu de la foule et traça lentement le signe de croix.

—Soyez bénis dans la paix du Christ, murmura-t-il, car vous êtes la lumière du monde.

Quand le train s'ébranla et que les visages à la fenêtre disparurent dans l'air brûlant, Lambert s'aperçut qu'il pleurait.

Comment le gros propriétaire bengali connut-il le jour exact du départ des Ghosh, mystère ! Mais dès six heures ce même matin, il fit irruption dans la courée avec une demi-douzaine d'acolytes recrutés pour la circonstance. Il avait apporté un énorme cadenas pour condamner la porte du logement libéré. Il était sur le point de le poser quand arriva le fils aîné du Parrain à la tête d'un commando armé de gourdins. Bousculant le propriétaire et ses hommes, ils prirent position devant la chambre que venaient de quitter les Ghosh. Une empoignade s'ensuivit. De même que la bataille d'Hastihapur illustrait l'épopée du Mâhabhârata, celle qui éclata dans la courée deviendrait une page marquante de l'histoire de la Cité de la joie. Les adversaires n'étaient plus des guerriers mythologiques se disputant la capitale d'un royaume, mais une bande de loqueteux prêts à s'étriper pour un misérable taudis au fond d'un slum. La panique s'empara de toute la courée. Des femmes s'enfuirent en hurlant. D'autres se barricadèrent avec leurs enfants. Terrifié, le coq des eunuques lança des cocoricos qui ameutèrent tout le quartier. Les tuiles des toits commencèrent à voler.

Puis ce fut le tour des chula, des seaux, des briques. On se serait cru sur une scène de théâtre, sauf qu'ici on se battait pour de vrai avec une férocité inouïe.

C'est alors que le Parrain fit son apparition escorté de gardes du corps. Vêtu d'un dhoti blanc immaculé, les pieds chaussés de sandales dorées, une canne à pommeau d'ivoire à la main, il ressemblait plus que jamais au Grand Mogol. « C'est l'empereur Akbar venant apaiser la colère de ses sujets », se dit Lambert. Le combat cessa dans la seconde.

Personne, même le dernier des goondas engagés sur les docks n'aurait osé contester l'autorité du seigneur de la Cité de la joie. Rassurés, les gens revinrent sur le pas de leur porte pour regarder ce qui allait se passer. Le Parrain s'avança vers le propriétaire de la chambre, confia sa canne à l'un de ses gardes, éleva les deux mains à la hauteur de son front et les joignit dans le geste du salut. Reprenant sa canne, il la pointa vers le cadenas que le gros Bengali tenait toujours à la main. D'un signe imperceptible de la tête, il invita l'un de ses gardes à en prendre possession. Le propriétaire n'esquissa aucune résistance.

Au contraire, il salua le Parrain avec respect avant de se retirer, la tête haute, avec son escorte. Le Parrain fit alors le tour de la courée pour savourer son triomphe. Au passage, il caressait h joue des enfants dans les bras de leur mère.

Fils du miracle exultait. Encore une fois, il se dit qu'il avait bien mérité son surnom. Certes, sa victoire lui avait coûté cher : il avait dû distribuer pas mal de bakchichs aux habitants de la courée pour leur faire accepter le débit d'alcool, prix de l'intervention du Parrain. Mais le résultat valait bien ces sacrifices : Hasari allait enfin échapper à la déchéance des trottoirs et pouvoir s'installer avec sa famille dans cette courée proche de la sienne. Une courée quatre étoiles où les taudis étaient construits en dur et recouverts d'un vrai toit. Avec en prime le voisinage immédiat d'un authentique homme de Dieu à peau blanche et de quatre non moins authentiques eunuques. Pour célébrer cet événement comme il convenait, le Parrain n'avait pas perdu son temps : les bouteilles de bangla et de todi de son nouveau débit clandestin attendaient déjà les "dards.

La cité de la joie
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