17.

Chaque nuit, vers onze heures, cela recommençait. C'étaient d'abord des pleurs, puis l'intensité montait, le rythme s'accélérait et cela devenait un torrent de râles qui déferlaient à travers la cloison. Un jeune musulman de dix ans se mourait de tuberculose osseuse dans le taudis d'à côté. Il s'appelait Sabia.

«Pourquoi cette agonie d'un innocent dans un lieu déjà marqué par tant de souffrances ? »

s'indignait Paul Lambert. Les premiers soirs, il avait cédé à la lâcheté. Pour ne pas entendre, il s'était bouché les oreilles. «J'étais comme Job au bord de la révolte, expliquera-t-il. J'avais beau fouiller les Écritures à la lueur de ma lampe à huile, je n'arrivais pas à trouver d'explication satisfaisante à l'idée que Dieu puisse laisser faire cela.

Qui pourrait jamais oser dire à cet enfant qui se tordait de douleur : "sois heureux, toi le pauvre, car le royaume de Dieu est à toi. Sois heureux, toi qui pleures aujourd'hui, car demain tu riras. Sois heureux, toi qui as faim, car tu seras rassasié." Cela paraissait absurde. Le prophète Isaïe tentait bien de justifier la souffrance de l'innocent : ce sont NOS

souffrances qu'il endure, affirmait-il, et elles servent à nous guérir de NOS péchés. Cette idée que la souffrance d'un être pût aider à la guérison du monde était séduisante, certes.

Mais comment admettre que l'agonie de mon petit voisin faisait partie de cette ascèse ?

Tout en moi disait non. »

II fallut plusieurs nuits pour que Paul Lambert acceptât d'entendre les cris de Sabia.

Plusieurs autres encore pour qu'il les entende non plus seulement avec ses oreilles, mais avec son cœur. Entre sa foi de religieux et sa révolte d'homme, il se sentait écartelé. Avait-il le droit d'être heureux, de chanter les louanges de Dieu, alors qu'il y avait, à côté de lui, ce supplice intolérable ? Faute de pouvoir s'ouvrir de son dilemme à quelqu'un, Lambert eut recours à la prière. Chaque nuit, quand l'enfant de sa voisine recommençait à gémir, il faisait le vide en lui et il priait. Il cessait alors d'entendre les pleurs, les cris, les bruits ; il cessait de percevoir les frôlements des rats dans l'obscurité, il cessait de sentir les puanteurs de l'égout bouché devant sa porte. Il « entrait en apesanteur », selon sa propre expression.

« Au début, ma prière concernait exclusivement l'agonie du petit Sabia. Je suppliais le Seigneur d'alléger ses souffrances, d'abréger son sacrifice. Et s'il jugeait que cette épreuve était vraiment utile au rachat des péchés des hommes, Lui qui n'avait pas hésité à sacrifier son propre fils, alors je lui demandais de me permettre d'en prendre une part, de me laisser souffrir à la place de cet enfant. » Nuit après nuit, les yeux tournés dans le noir vers l'image du Saint Suaire, Paul Lambert priait jusqu'à ce que les gémissements se taisent. Il priait et appelait inlassablement : « Toi qui es mort sur la Croix pour sauver les hommes, aide-moi à comprendre le mystère de la souffrance. Aide-moi à la transcender. Aide-moi, surtout, à lutter contre ses causes, contre le manque d'amour, contre les haines, contre les injustices qui la provoquent. »

La maladie de son jeune voisin s'aggrava et les râles de son agonie redoublèrent. Un matin, le prêtre prit l'autobus qui menait à l'hôpital de Howrah. « Il me faut une seringue et une dose de morphine, c'est très urgent », dit-il à l'infirmier responsable de la pharmacie de l'établissement en lui donnant trente roupies. « Puisque son mal était incurable et que ma prière avait échoué, dira-t-il pour se justifier, Sabia devait au moins pouvoir mourir en paix. »

Aidée de ses trois filles âgées de onze, huit et cinq ans, la mère de Sabia passait ses journées accroupie dans la ruelle à confectionner des sacs en papier avec des vieux journaux. Elle était veuve, elle aussi — il y avait beaucoup de veuves dans la Cité de la joie

—, et cette activité représentait son unique source de revenus pour faire vivre sa famille.

Mais à tout instant elle devait s'interrompre, se lever et déménager pour laisser passer un cyclo-pousse ou un charroi. Paul Lambert avait constaté que jamais la malheureuse ne se départait de son sourire.

Des regards hostiles le fusillèrent dès qu'il s'arrêta devant le taudis de Sabia. Pourquoi cet infidèle voulait-il entrer chez le petit musulman qui se mourait ? Voulait-il l'attirer vers sa religion ? Lui dire qu'Allah n'était pas le vrai Dieu ? Nombreux dans le quartier étaient ceux qui se méfiaient du prêtre. On racontait tant d'histoires sur le zèle des missionnaires chrétiens, sur leur habileté diabolique à se faufiler partout. N'était-ce pas pour endormir la vigilance que celui-ci, au lieu d'une soutane, portait un pantalon et des baskets ? Mais la mère de Sabia l'accueillit, elle, avec son beau sourire. Elle envoya sa fille aînée lui chercher une tasse de thé chez le vieil hindou et l'invita à pénétrer sous son toit. Une odeur de chair putride fit hésiter Lambert quelques secondes sur le seuil. Puis il plongea dans la pénombre.

Le petit musulman gisait sur un matelas de chiffons, les bras en croix, la peau creusée d'ulcères grouillants de mouches, les genoux à demi repliés sur son torse décharné.

Lambert s'approcha. L'enfant ouvrit les yeux. Une étincelle de joie illumina son regard.

Paul Lambert en fut bouleversé. « Comment croire ce que je voyais ? Comment pouvait-il émaner tant de sérénité de ce petit corps martyrisé ? » Ses doigts se crispèrent sur l'ampoule de morphine.

Salam, Sabia, murmura-t-il en souriant à son tour.

Salam, Grand Frère ! répondit l'enfant d'une voix faible Qu'est-ce que tu tiens dans la main, des bonbons ?

Surpris, Lambert laissa tomber l'ampoule qui se brisa « Sabia n'avait pas besoin de morphine. Ses traits étaient empreints d'une paix qui me désarma. Il était meurtri, mutilé, crucifié, mais il n'était pas accablé. Il venait de m'offrir la plus grande des richesses : une secrète raison de ne pas désespérer, une lumière aveuglante dans les ténèbres. »

Combien Paul Lambert avait-il de frères et de sœurs de lumière comme Sabia dans ce quartier de souffrance ? Des centaines, des milliers peut-être. Chaque matin, après avoir célébré l'Eucharistie, il allait leur apporter les quelques secours dont il disposait : un peu de nourriture, des médicaments, ou simplement le réconfort de sa présence. Rien ne stimulait davantage son moral que ses visites à une chrétienne lépreuse et aveugle qui vivait près des voies ferrées. Si incroyable que cela puisse paraître, cette femme plongée au cœur de la plus innommable pourriture rayonnait elle aussi une totale sérénité. Elle restait des journées entières à prier, recroquevillée dans un coin de son taudis sans éclairage ni aération. Derrière elle, accroché à un clou dans le mur de torchis, pendait un crucifix et, au-dessus de la porte, une niche abritait une statuette de la Vierge, noire de suie. Elle était si maigre que sa peau toute parcheminée soulignait les arêtes de ses os. Quel âge pouvait-elle avoir ? Sûrement beaucoup moins que ce qu'elle paraissait. Quarante ans au plus. Non seulement elle était aveugle, mais la lèpre avait en outre réduit ses mains à l'état de moignons et dévoré sa face. Veuve d'un petit employé de la municipalité, elle habitait le slum depuis vingt ans. Personne ne savait comment elle avait contracté la lèpre, mais la maladie l'avait tellement rongée qu'il était maintenant trop tard pour y porter remède.

Dans un coin de la pièce, ses quatre petits-enfants âgés de deux à six ans dormaient côte à côte sur un bout de natte élimé.

Autour de cette chrétienne et des siens s'était tissée une de ces toiles d'entraide et d'amitié qui faisaient de la Cité de la joie un de ces endroits privilégiés dont avait parlé Jésus de Nazareth quand il avait invité ses disciples « à se rassembler en un lieu propice pour y attendre le Jugement dernier et la Résurrection ». Le fait était d'autant plus remarquable que les voisins de la lépreuse étaient tous hindous, ce qui normalement leur interdisait de toucher quelqu'un atteint de cette maladie maudite, d'entrer dans sa maison et même, disait-on parfois, de souiller leur regard par sa vue. Chaque jour, pourtant, ces hindous se relayaient pour apporter à cette chrétienne une assiette de riz et de légumes, pour l'aider à sa toilette, faire son ménage, s'occuper des enfants. Le slum, par ailleurs tellement inhumain, lui offrait ce qu'aucun hôpital n'aurait pu lui procurer. Cette femme brisée ne manquait pas d'amour.

Un sixième sens l'avertissait chaque fois de l'arrivée de Lambert. Dès qu'elle le sentait approcher, elle faisait un effort pour se redresser. Avec ce qui lui restait de mains, elle lissait sa chevelure, pathétique geste de coquetterie au fond de son absolue déchéance. Elle aménageait ensuite la place à côté d'elle remettant en ordre à tâtons un coussin de guenilles pour y accueillir son visiteur. Heureuse, elle n'avait plus alors qu'à patienter en égrenant son chapelet entre ses lèvres mutilées. Ce matin-là, le prêtre allait la combler.

Good morning, Father ! s'empressa-t-elle de lancer dès qu'elle perçut son pas.

Good morning, Grandma! répondit Lambert en se déchaussant sur le seuil. Vous semblez en grande forme aujourd'hui.

Il ne l'avait jamais entendue se plaindre ni s'apitoyer sur son sort. Une fois de plus, il fut frappé de voir son visage ravagé arborer une expression de bonheur. Elle lui fit signe de s'asseoir à côté d'elle. Dès qu'il fut installé, elle tendit vers lui ses bras décharnés dans un geste d'amour maternel. Elle approcha ses moignons de sa figure, les promena sur son cou, ses joues, son front. La lépreuse aveugle caressait le visage du prêtre comme pour en palper la vie. « C'était bouleversant, dira-t-il. Il me semblait que c'était elle qui me donnait ce qu'elle cherchait en moi. Il y avait plus d'amour dans l'effleurement de cette chair pourrie que dans toutes les étreintes du monde. »

Father, je voudrais tant que le Bon Dieu vienne enfin me chercher. Qu'attendez-vous pour le lui demander ?

—Si le Bon Dieu vous garde avec nous, Grandma, c'est qu'il a encore besoin de vous ici.

Father, s'il faut souffrir encore, je suis prête. Je suis prête surtout à prier pour les autres, à prier pour les aider à supporter aussi leurs souffrances. Father, apportez-moi leurs souffrances.

Paul Lambert lui raconta sa visite au jeune Sabia. Elle l'écoutait, ses yeux morts fixés sur lui.

—Dites-lui que je vais prier pour lui.

Le prêtre chercha dans sa musette le mouchoir bien propre dans lequel il avait soigneusement enveloppé un morceau de chapati consacré lors de sa messe du matin. Ce court instant de silence intrigua la lépreuse.

—Que faites-vous, Father ?

Grandma, je vous ai apporté la communion. Voici le corps du Christ.

Elle entrouvrit les lèvres et Lambert déposa le fragment de galette sur le bout de sa langue.

Amen ! murmura-t-elle au bout d'un moment. Son visage s'inonda alors d'une joie intense. Il y eut un long silence, troublé seulement par le bourdonnement des mouches et les éclats d'une dispute à l'extérieur. Les quatre petits corps endormis n'avaient pas bougé.

Quand Paul Lambert se redressa pour partir, la lépreuse éleva vers lui son chapelet dans un geste de salut et d'offrande.

—Dites bien à tous ceux qui souffrent que je prie pour eux.

Ce soir-là, Paul Lambert nota dans son cahier : « Cette femme sait que sa souffrance n'est pas inutile. J'affirme que Dieu veut utiliser sa souffrance pour aider d'autres êtres à supporter la leur. » Quelques lignes plus loin, il concluait : « Voilà pourquoi ma prière devant cette malheureuse ne peut plus être douloureuse. Sa souffrance est la même que celle du Christ sur la Croix ; elle est positive, rédemptrice. Elle est l'espérance. Je ressors chaque fois revivifié du taudis de ma sœur, la lépreuse-aveugle. Oui, comment désespérer dans ce slum d'Anand Nagar ? Ce bidonville mérite vraiment son nom de Cité de la joie. »

La cité de la joie
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