20.
Comme convenu la veille, Hasari Pal se rendit sur l'esplanade de Park Circus pour y retrouver son nouvel ami Ram Chander. Mais le tireur de rickshaw n'était pas au rendez-vous. Le paysan décida de patienter. « Cet homme était mon unique espoir, racontera-t-il, ma seule certitude qu'une petite lampe brillait aussi pour moi dans cette maudite ville.
J'étais prêt à l'attendre jusqu'au soir et toute la nuit s'il le fallait. Et le lendemain aussi. »
Ram Chander arriva au début de l'après-midi. Il n'avait pas son rickshaw et semblait abattu.
—Ces ordures m'ont piqué ma carriole, grogna-t-il. Hier soir, après avoir conduit la vieille dame que j'ai chargée quand nous nous sommes quittés, je rentrais tranquillement quand un flic m'a interpellé. La nuit venait de tomber. « Où est ta lanterne ? » m'a demandé ce salaud. Je me suis excusé. J'ai dit que j'avais oublié de l'emporter le matin. Mais il n'a rien voulu savoir. Il m'a proposé l'arrangement d'usage.
—L'arrangement d'usage ? répéta Hasari, étonné.
—Eh bien oui ! Il m'a dit : « Tu me files quinze roupies, sinon je t'embarque au commissariat. » J'ai eu beau gémir que je ne possédais pas une somme pareille, il fut intraitable. A coups de lathi dans les côtes il m'a poussé jusqu'au poste de police. Et là, ils ont mis ma carriole en fourrière avec un procès verbal à la clef, en m'ordonnant de me présenter demain au tribunal de police. Us vont me coller au moins trente roupies d'amende.
Ram aspira une longue bouffée de sa cigarette coincée dans le creux de ses deux mains. «
Allons casser une graine, conclut-il. On supporte mieux les emmerdes le ventre plein. »
Il entraîna Hasari vers un bistrot de Durga Road où il avait ses habitudes. L'établissement se composait d'une petite salle basse avec cinq tables au plateau de marbre. Le patron, un musulman ventru, trônait torse nu derrière ses marmites. Sur le mur derrière lui pendait une gravure noircie montrant la Ka'ba, la grande pierre noire sacrée de La Mecque. Sur chaque table était posé un bol plein de gros sel et de piments secs. Au plafond, un antique ventilateur donnait des signes d'épuisement à chaque tour de pales. Ça sentait la friture.
Un jeune garçon apporta deux assiettes de riz et une coupe pleine de dal. Les deux amis renversèrent la soupe de lentilles sur le riz et malaxèrent le tout avec leurs doigts. Ils mangèrent en silence. Hasari se régalait. C'était son premier vrai repas depuis son arrivée à Calcutta. Quand il eut terminé, Ram Chander avait retrouvé son optimisme.
-Dans cette ville, il y a suffisamment de richesses pour remplir tous les ventres ! — Hasari se lissa la moustache, l'air perplexe. — C'est vrai, je t'assure, reprit le tireur de rickshaw.
Toi, tu penses encore comme un paysan, mais bientôt tu seras un vrai Calcutta-walla et tu connaîtras toutes les combines ! Ram Chander laissa trois roupies sur la table et ils se mirent en route pour l'hôpital. Es marchèrent le long d'une large avenue où passaient des tramways et arrivèrent à la gare de Sealdah. A côté, il y avait un marché où le tireur acheta des mandarines et des bananes pour le coolie blessé auquel ils allaient rendre visite.
« Devant l'hôpital, il y avait encore plus de gens que la veille, racontera Hasari. Tout le monde essayait d'entrer. Des cris et des disputes éclataient partout. Une ambulance avec une croix rouge manqua d'écraser des personnes qui se pressaient à l'entrée du service où nous avions laissé notre ami la veille. J'ai cru un instant que la foule en colère allait écharper le chauffeur. Il parvint à se dégager et ouvrit la porte arrière de son véhicule. Je vis plusieurs corps ensanglantés à l'intérieur. Ils avaient l'air d'avoir été brûlés et des lambeaux de chair pendaient de leurs jambes. Ce n'était pas beau à voir. Mais après tout, nous étions dans un hôpital, pas dans une rizière. Dans un coin de la cour étaient rassemblées plusieurs ambulances rouillées, les vitres cassées, les pneus crevés. On pouvait à peine deviner leur croix rouge. Dans ce tas de ferraille vivaient des lépreux.
« Nous avons erré dans les couloirs de l'hôpital pour essayer de retrouver notre ami. Une infirmière nous indiqua la direction d'une salle. Je crois qu'elle était le chef parce qu'elle était la seule à porter une large ceinture autour de la taille, un énorme trousseau de clefs et des galons sur l'épaule. Et puis aussi parce qu'elle semblait inspirer une vraie terreur à tout le monde. A gauche et à droite, il y avait de grandes pièces où des employés écrivaient, buvaient du thé ou bavardaient au milieu de tas de papiers attachés avec des ficelles.
Certains papiers devaient être là depuis plusieurs moussons car ils tombaient en poussière, tout au moins ce qu'en avaient laissé les rats. A propos de rats, nous en vîmes plusieurs aller et venir, pas le moins du monde effarouchés. Ils devaient s'en donner à cœur joie dans une baraque pareille. Ram m'apprit qu'ils s'attaquaient parfois aux malades et aux blessés.
Il m'a cité le cas d'une vieille femme paralysée qui avait eu les pieds et les mains grignotés pendant la nuit.
« Ram glissa un billet à l'infirmier en savates qui gardait l'entrée de la salle des opérés.
C'était une vaste pièce avec plusieurs fenêtres et de gros ventilateurs verts au plafond. Il y avait une cinquantaine de lits serrés les uns contre les autres. A la tête de la plupart était suspendue une bouteille d'où sortait un tuyau qui était planté dans le malade. Le liquide était en général clair comme de l'eau, mais quelquefois il était rouge. Ce devait être le sang d'un pauvre type comme moi qui l'avait vendu pour pouvoir donner à manger à ses enfants. Nous avons circulé entre les lits, à la recherche de notre copain. C'était plutôt pénible, car il y avait des gars qui n'étaient vraiment pas beaux à voir. Un pauvre vieux était emprisonné de la tête aux pieds dans une carapace de plâtre. Des infirmières allaient d'un lit à l'autre en poussant un chariot couvert de bouteilles de toutes les couleurs, de coton, de pansements et d'instruments. Il fallait qu'elles aient le cœur bien accroché, ces femmes, pour faire ce travail. Des blessés s'agrippaient à leur sari blanc, d'autres les repoussaient au contraire avec des injures et des menaces.
« Notre copain était couché sur un charpoï en corde parce qu'il n'y avait plus de lits en fer.
Il a eu l'air content de nous voir. Il nous a dit que son pied lui faisait très mal. En disant cela, il dut réaliser qu'on le lui avait coupé, car ses yeux se remplirent de larmes. Ram lui donna les fruits. Il sourit, prit une mandarine et nous montra le lit voisin où gisait un petit corps dont la tête, les bras et les jambes étaient enveloppés de bandages. L'enfant avait été brûlé par l'explosion d'un poêle à pétrole. 11 gémissait faiblement. Je pelai le fruit que m'avait rendu le coolie blessé pour lui et en pressai un quartier sur ses lèvres. Il ouvrit la bouche et dut faire un effort pour avaler. Pauvre gosse. Il avait l'âge de mon Shambu.
« Notre copain avait l'air très mal en point. Sa barbe avait poussé, ce qui accentuait sa mauvaise mine et ses yeux semblaient avoir reculé dans leurs trous. Son regard était plein de désespoir. Ram et moi fîmes de notre mieux pour le réconforter et l'assurer que nous ne le laisserions pas tomber. Il n'avait personne à Calcutta. Nous étions devenus sa seule famille. Je ne parle pas de Ram, mais avoir un pauvre type comme moi pour famille, ce n'était vraiment pas une affaire.
« Nous sommes restés un bon moment avec lui. Il devait avoir beaucoup de fièvre car son front se mouillait sans arrêt. Un infirmier nous a dit de sortir. Notre copain prit nos mains dans les siennes. Il les serrait de toutes ses forces pour nous retenir. Mais il fallait partir.
Nous lui avons encore dit des choses pour lui donner du courage et lui avons promis de revenir. Avant de quitter la salle, je me suis retourné une dernière fois. J'ai vu sa main qui bougeait doucement comme un roseau dans la brise du soir. »