28.
« Il va mourir en pleine rue », se dit Hasari Pal avec effroi. La poitrine de son ami Ram Chander s'était gonflée dans un effort désespéré pour avaler un peu d'air. Ses côtes avaient sailli au point de faire éclater sa peau, son visage était devenu vert, sa bouche s'était ouverte comme celle d'un noyé privé d'air. Une quinte de toux le fit vaciller, le secoua pendant d'interminables minutes avec un bruit de piston dans une pompe à eau. Il se mit à cracher, mais comme il avait du pan dans la bouche, on ne voyait pas s'il crachait du sang ou du jus de bétel. Hasari l'aida à s'asseoir sur la banquette de son rickshaw et lui proposa de le ramener chez lui. Ram secoua sa crinière grise lustrée d'huile de moutarde et rassura son ami : « C'est seulement ce foutu froid, dit-il, ça va aller. »
Cet hiver bengali était meurtrier. Les vents de l'Himalaya avaient fait descendre le thermomètre jusqu'à neuf degrés, une température polaire pour une population habituée à vivre huit mois de l'année dans une étuve. Pour les hommes-chevaux, l'épreuve était particulièrement rude. Condamnés à passer du bain de sueur des courses au froid des longues attentes, leur organisme sous-alimenté résistait mal. Beaucoup mouraient.
« Ram, c'était mon frère dans cette jungle de Calcutta où tout le monde était le fauve de quelqu'un d'autre, racontera Hasari Pal. C'était lui qui m'avait aidé et soutenu, lui qui m'avait trouvé mon rickshaw. Chaque fois que j'apercevais sa tignasse grise, j'accélérais le pas pour venir ranger ma guimbarde contre la sienne. Combien d'heures avons-nous passées assis côte à côte au coin de Park Circus, de Wellesley Street ou, quand il faisait chaud, devant le grand marché de Lower Circular Road que tout le monde appelait "Air Conditioned Market" parce qu'il y avait à l'intérieur des appareils qui soufflaient cette chose merveilleuse que seules, croyais-je, les cimes de l'Himalaya pouvaient envoyer, de l'air froid. Le rêve de Ram, c'était de pouvoir retourner un jour dans son village et d'y ouvrir une épicerie. "Rester assis toute la journée au même endroit, ne plus bouger, ne plus courir", disait-il en parlant de son futur paradis. Et il me racontait sa vie telle qu'il l'imaginait, trônant dans sa boutique avec, autour de lui, des sacs débordant de toutes les variétés de dal et de riz, et d'autres sacs pleins d'épices aux parfums enivrants, et des bidons d'huile de moutarde, et sur les étagères toutes sortes d'articles, des cubes de savon, des bâtonnets d'encens, des biscuits, des sucreries. Bref, un univers de paix et de prospérité dont il serait le centre immobile, comme ces lingam de Shiva, symboles de fertilité posés sur leur yoni2 dans les temples. »
Mais avant de réaliser ce rêve, Ram Chander avait une promesse à tenir. Il devait rembourser au mohajan de son village le prêt qu'il avait contracté pour payer les funérailles de son père, sinon le champ familial qui servait d'hypothèque serait à jamais perdu. Quelques jours avant l'expiration des délais, il avait réussi à négocier un autre prêt chez l'usurier d'un village voisin. Honorer une créance à l'aide d'un deuxième emprunt, puis ce dernier avec un troisième, et ainsi de suite, étaient des opérations familières aux paysans. Au bout du compte, ils perdaient toujours leur terre.
Les cinq ans fatidiques pour éponger sa dette expiraient dans quelques semaines, juste avant les fêtes de Dourga. Malgré l'aggravation de son état, Ram Chander ne cessait de travailler comme une bête. Un matin, Hasari le rencontra devant le bureau de poste de Park Street. Lui, si robuste, n'était plus que le spectre de lui-même. Il venait faire remplir par le munshi la formule de son mandat mensuel. L'épaisseur du paquet de billets qu'il sortit de son longhi étonna son ami.
—Ma parole, tu as pillé la Bank of India ! s'exclama Hasari.
—Non, répondit Ram avec un sérieux inhabituel, mais ce mois-ci je suis obligé de tout leur envoyer. Autrement, notre champ sera perdu.
Tout envoyer ! Cela signifiait que, pendant le mois écoulé, il avait réduit sa nourriture à une ration de famine : deux ou trois galettes, un verre de thé ou de jus de canne par jour.
« Quand j'ai vu arriver en courant le petit garçon des voisins, j'ai compris, racontera Hasari. La nouvelle a vite fait le tour des stations du secteur et nous nous sommes retrouvés à une trentaine dans le petit hangar où habitait Ram Chander, derrière l'hôpital Chittarajan. Il reposait sur la planche qui lui avait servi de lit pendant ses cinq années passées à Calcutta. Son épaisse tignasse grise lui faisait comme une auréole. Il avait les yeux entrouverts et ses lèvres esquissaient un de ces sourires malicieux qui étaient une de ses expressions familières. On aurait dit qu'il se réjouissait du bon tour qu'il venait de nous jouer. D'après le menuisier qui partageait sa piaule, il était mort pendant son sommeil. Ce qui expliquait sans doute pourquoi il avait l'air paisible. La veille au soir, il avait eu plusieurs quintes très violentes. Il avait beaucoup craché, et même vomi du sang. Puis il s'était endormi. Et il ne s'était pas réveillé.
«Maintenant, il fallait accomplir les rites funéraires. On a discuté avec les autres tireurs de rickshaw pour savoir si nous allions l'emporter à pied au ghat des crémations, ou s'il était préférable de louer un Tempo. A Calcutta, vous pouvez louer ces camionnettes à trois roues pour une heure, deux heures, le temps que vous voulez. Cela coûte trente roupies l'heure.
Vu la distance jusqu'au ghat de Nimtallah, nous sommes tombés d'accord pour prendre un Tempo. J'ai proposé de faire une collecte entre nous. Les uns ont donné vingt roupies, d'autres dix, d'autres cinq. J'ai fouillé sous le longhi de Ram, là où je savais qu'il cachait son argent, et j'ai trouvé vingt-cinq roupies. Ses voisins ont voulu s'associer à cette collecte, car Ram était très aimé dans tout le quartier. Il n'y avait personne comme lui pour raconter des histoires et les enfants l'adoraient. Quelqu'un est allé chercher des verres de thé à la tea-shop la plus proche, et nous avons tous bu autour de notre copain. Était-ce à cause de son sourire ? Il n'y avait pas de tristesse. On discutait, on allait et venait comme s'il était vivant et qu'il allait parler lui aussi. Avec trois collègues, nous sommes allés au marché, près de la gare de Sealdah, acheter les différents articles nécessaires à l'accomplissement des rites, à commencer par la civière pour transporter le corps jusqu'au ghat. Nous avons aussi acheté des bâtonnets d'encens, un pot de ghee1, cinq mètres de toile de coton blanc et un long cordon pour ficeler la toile autour du corps. Et aussi plusieurs guirlandes de jasmin blanc, et un pot de terre pour verser de l'eau du Gange dans la bouche et sur la tête du mort.
« Nous nous considérions comme sa famille, aussi avons-nous fait nous-mêmes sa dernière toilette. Cela n'a pas pris beaucoup de temps. Ram était mort dans son caleçon, son longhi et son maillot de travail. Nous l'avons lavé et enveloppé dans le linceul que nous avions acheté. A présent, seuls son visage et le bout de ses pieds étaient visibles. Puis nous l'avons allongé sur la civière. Pauvre Ram ! Il ne pesait vraiment pas lourd. Aucun tireur de rickshaw ne pèse bien lourd mais, lui, il battait le record des poids plume. Depuis l'hiver, il avait dû perdre une vingtaine de kilos. Dans les derniers temps, il avait été obligé de refuser les clients trop gros. On ne demande pas à une chèvre de tirer un éléphant ! Nous avons ensuite décoré la civière avec les guirlandes de jasmin blanc et allumé des bâtonnets d'encens aux quatre coins. L'un après l'autre, nous avons tourné autour du corps pour lui adresser un namaskar d'adieu.
«Avant de quitter le hangar, j'ai rassemblé ses affaires. Il n'y avait pas grand-chose, quelques ustensiles de cuisine, un longhi de rechange, une chemise et un pantalon pour les fêtes de Dourga et un vieux parapluie. C'était tout ce qu'il possédait.
« Six d'entre nous sont montés avec Ram dans le Tempo. Les autres ont pris l'autobus pour aller jusqu'au ghat des crémations, au bord du fleuve. C'était comme pour la fête de Dourga sauf que, là, nous n'apportions pas à la rivière sacrée une statue de la divinité, mais le corps de notre ami. Il nous a fallu plus d'une heure pour traverser la ville d'est en ouest et nous avons chanté des hymnes tout le long du chemin. Ces versets provenaient de la Gîta, le livre sacré de notre religion. Enfants, nous les avions appris de nos parents. Ils chantent la gloire de l'Éternité.
« Nous avons retrouvé les autres au ghat. Des bûchers y brûlaient en permanence et plusieurs morts attendaient sur des civières. J'ai pris contact avec le responsable des crémations. C'était un employé qui appartenait à la caste des dôm. La crémation des morts est leur spécialité. Ils vivent avec leur famille auprès des bûchers. Le responsable m'a demandé cent vingt roupies pour l'achat du bois. Le bois d'une crémation coûte très cher.
C'est pourquoi on remet les indigents et les sans-famille à la rivière sans les brûler. Il m'a en outre demandé vingt roupies pour les services d'un prêtre, et encore dix roupies pour l'employé qui allait confectionner le bûcher. Au total, il en coûterait cent cinquante roupies pour faire disparaître en fumée le corps de notre ami. Quand notre tour est venu, je suis descendu jusqu'au fleuve pour remplir d'eau le pot de terre, et chacun d'entre nous a fait couler quelques gouttes sur les lèvres de Ram. Le brahmane a versé sur son front le ghee que nous avions apporté et il a récité les mantrâ rituels. Puis nous avons déposé le corps sur le bûcher. L'employé l'a recouvert d'autres bûches jusqu'à l'emprisonner complètement dans une cage de branchages. Le brahmane a encore fait couler du ghee à travers les bûches. On ne voyait plus qu'un peu de blanc du linceul à travers toute cette masse brune.
« A mesure qu'approchait l'instant final, je sentais l'émotion me nouer la gorge, des larmes me monter aux yeux. On a beau être endurci, il était quand même bouleversant de voir son frère enfermé dans un bûcher, prêt à brûler. Des images me revinrent à la mémoire : notre rencontre devant l'entrepôt du Barra Bazar, quand nous avions conduit le coolie blessé à l'hôpital ; cette première bouteille de bangla que nous avions bue ensuite ensemble ; nos dimanches à jouer aux cartes dans le bistrot de Park Circus ; nos visites à l'homme de confiance du propriétaire des rickshaws pour le supplier de me confier une carriole. Oui, dans cette maudite ville, Ram avait été mon frère et maintenant, sans lui, je me sentais un peu orphelin. Un des autres tireurs dut s'apercevoir de mon chagrin car il s'approcha, posa sa main sur mon épaule, et dit : "Ne pleure pas, Hasari. Tout le monde doit mourir un jour." Ce n'était peut-être pas une phrase très réconfortante, mais elle m'a aidé à me ressaisir. Je me suis approché du bûcher.
« Comme Ram n'avait pas de famille à Calcutta, le brahmane me désigna pour enfoncer la torche enflammée dans la pile de bois. Ainsi que le voulait le rituel, je fis cinq fois le tour du bûcher, puis je plongeai la torche à l'endroit où se trouvait la tête. Le bûcher s'enflamma aussitôt dans un crépitement d'étincelles. Nous avons dû reculer à cause de la chaleur.
Quand les flammes atteignirent le corps, je souhaitai à Ram un bon voyage. Je lui souhaitai surtout de renaître avec un meilleur karma, dans la peau d'un zamindar, par exemple, ou dans celle d'un propriétaire de rickshaws.
« La crémation dura plusieurs heures. Quand il ne resta plus qu'un tas de cendres fumantes, un des préposés aux crémations les a arrosées d'eau du Gange puis nous les a remises dans un tesson de terre cuite et nous sommes descendus jusqu'au fleuve les répandre au fil de l'eau afin qu'elles soient emportées vers l'éternité des océans. Après quoi, nous nous sommes immergés dans les flots pour un bain purificateur. Et nous sommes partis.
« Il nous restait à respecter un dernier rite. C'était plus une tradition qu'un rite. Pour clore cette triste journée, nous avons envahi l'un des nombreux caboulots qui fonctionnaient jour et nuit à proximité des ghat des crémations et commandé plusieurs bouteilles de bangla. Puis, complètement ivres, nous sommes allés dîner tous ensemble. Ce fut un vrai festin de riz, de dal, de yaourt et de sucreries. Un festin de riches pour honorer dignement la mort d'un pauvre. »