4.
Après une matinée de marche, plusieurs heures dans un autocar bringuebalant et une nuit dans la cohue d'un wagon de troisième classe, Hasari Pal et sa famille arrivèrent à la gare de Howrah, l'un des deux terminus ferroviaires de Calcutta. Ils restèrent un bon moment sans oser faire un pas tant le spectacle à la descente du wagon les étourdit. Ils étaient prisonniers d'une mer de gens qui allaient et venaient dans tous les sens, de coolies qui portaient des montagnes de valises et de paquets, de vendeurs qui proposaient toutes les marchandises imaginables. Ils n'avaient jamais vu tant de richesses : des pyramides d'oranges, de sandales, de peignes, de ciseaux, de cadenas, de lunettes, de sacs ; des piles de châles, de saris, de dhoti; des journaux, de la nourriture et des boissons de toutes sortes.
Des moines itinérants qu'on appelle sadhous se promenaient entre les voyageurs. Pour une piécette de vingt paisa, ils leur versaient dans la bouche quelques gouttes d'eau sacrée du Gange et leur imposaient les mains. Des cireurs de chaussures, des nettoyeurs d'oreilles, des cordonniers, des écrivains publics, des astrologues offraient leurs services. Hasari et les siens étaient abasourdis, ahuris, perdus. Autour d'eux, beaucoup d'autres voyageurs paraissaient aussi désemparés. « Qu'allons-nous faire maintenant ? se demandait le paysan. Où allons-nous dormir ce soir ? »
Ils déambulèrent un moment au milieu de tout ce monde et avisèrent une famille installée dans un coin du hall principal. C'étaient des paysans du Bihar chassés, comme eux, par la sécheresse. Ils comprenaient un peu le bengali. Cela faisait plusieurs semaines qu'ils vivaient là. A côté de leurs balluchons bien ficelés, ils avaient disposé quelques ustensiles et leur chula, un petit fourneau portatif. Ils s'empressèrent de mettre les nouveaux venus en garde contre la police qui faisait souvent irruption pour expulser ceux qui campaient dans la gare. Hasari les questionna sur les possibilités d'obtenir du travail. Eux-mêmes n'avaient encore rien trouvé. Pour ne pas mourir de faim, ils avaient dû se résigner à « envoyer leurs enfants mendier dans la rue », avouèrent-ils. On pouvait lire la honte sur leurs visages.
Hasari expliqua qu'un jeune homme de son village travaillait comme coolie dans le grand marché du Barra Bazar et qu'il allait essayer de le contacter. Ils lui proposèrent de veiller sur sa femme et ses enfants pendant qu'il ferait ses recherches. Réconforté par la bienveillance de ces inconnus, Hasari alla acheter plusieurs samosa, ces beignets en forme de triangles fourrés de légumes ou de viande hachée. Il les partagea entre ses nouveaux amis, sa femme et ses enfants qui n'avaient rien mangé depuis la veille. Puis il sortit de la gare.
La vue de ce paysan fraîchement débarqué déclencha un raz de marée immédiat. Un essaim de marchands ambulants l'assaillit aussitôt, proposant des stylos à bille, des sucreries, des billets de loterie et mille autres objets. Des mendiants se précipitèrent. Des lépreux aux mains estropiées s'agrippèrent à sa chemise. Aux abords de la gare, dans une sorte de folie collective, tournoyait un cyclone de camions, d'autobus, de taxis, de chars à bras, de scooters, de cyclo-pousses, de calèches, de motos, de bicyclettes. Tout cela avançait pêle-mêle, au pas, dans un désordre et un vacarme terrifiants. Trompes des triporteurs, klaxons des camions, vrombissements des moteurs, sirènes des autobus, grelots des carrioles, cloches des calèches, hurlements des haut-parleurs, c'était à celui qui ferait le plus de bruit. « C'était pire que le tonnerre avant les premières gouttes de la mousson, se souviendra toujours Hasari. J'ai cru que ma tête allait éclater. » Au milieu de ce déchaînement, il aperçut un policier impavide qui tentait de régler la circulation. Il se faufila jusqu'à lui pour s'enquérir de la direction du bazar où travaillait sa connaissance. Le policier leva son bâton vers l'enchevêtrement de poutrelles métalliques qui montait dans le ciel au bout de la place. « C'est de l'autre côté du pont ! »
L'unique pont qui reliait les villes jumelles de Calcutta et de Howrah par-dessus le fleuve Hooghly, un bras du Gange, était certainement le pont le plus encombré de l'univers.
Chaque jour, plus d'un million de personnes et des centaines de milliers de véhicules le franchissaient dans un maelstrôm hallucinant. Hasari Pal fut aussitôt happé par un torrent de gens qui, dans chaque sens, se frayaient un passage à travers deux lignes ininterrompues de marchands assis sur la chaussée derrière leurs étalages. Sur les six voies, des centaines de véhicules étaient complètement englués dans un gigantesque embouteillage qui s'étendait à perte de vue. Des camions rugissaient en tentant de déborder la file des tramways et des autobus rouges à impériale, apparitions incongrues dans ce décor de folie. Surchargés de grappes humaines accrochées à leurs flancs, ils étaient tellement penchés qu'on s'attendait à tout moment à les voir basculer. Il y avait aussi des chars à bras croulant sous des monceaux de caisses, de tuyaux, de machines, traînés par de pauvres bougres dont les muscles semblaient près de se déchirer sous la peau. Le visage déformé par l'effort, des coolies trottinaient, des paniers et des ballots empilés sur la tête. D'autres transportaient des bidons arrimés aux deux bouts d'une longue perche posée sur l'épaule. Poussés à coups de bâton par leurs gardiens, des troupeaux de buffles, de vaches et de chèvres essayaient de se faufiler dans le labyrinthe des carrosseries, mais des animaux affolés s'échappaient de tous côtés. « Quel martyre pour ces pauvres bêtes », se dit Hasari en songeant avec nostalgie à la beauté paisible de sa campagne.
De l'autre côté du pont, le trafic lui parut encore plus dense. Il eut peur de se perdre. C'est alors qu'il aperçut une carriole à deux roues avec deux voyageurs assis sur le siège. Entre les brancards, il y avait un homme. « Mon Dieu, se dit-il, il y a même des hommes-chevaux à Calcutta ! » Il venait de découvrir son premier pousse-pousse. Plus il s'approchait du bazar, plus nombreuses étaient ces curieuses petites voitures qu'on appelle ici rickshaws et qui trimbalaient des personnes, des marchandises, ou les deux à la fois. Il suivait leur course du regard et se prit à rêver. Aurait-il la force, lui, de gagner la vie de sa famille en tirant une telle machine ?
Le Barra Bazar était un quartier grouillant d'une foule disparate, avec des maisons de plusieurs étages, si hautes qu'Hasari s'étonna qu'elles puissent tenir debout. Les entrelacs de ruelles, d'allées couvertes, d'étroits passages bordés de centaines d'échoppes, d'ateliers et de boutiques faisaient penser à une ruche en pleine effervescence. Des ruelles entières étaient occupées par des marchands de parures et de guirlandes de fleurs.
Accroupis derrière des montagnes de roses du Bengale, de jasmin, d'œillets d'Inde, de soucis, des enfants enfilaient boutons et pétales comme des perles pour confectionner des colliers à plusieurs rangs, aussi gros que des pythons, avec des pendeloques également en fleurs et des entrelacs de fils d'or. Humant avec délice les senteurs de ces étalages, Hasari acheta pour dix paisa une poignée de pétales de roses et alla les déposer sur le lingam de Shiva — le dieu à la fois bienveillant et terrible — qu'il rencontra dans une niche au coin d'une rue. Il se recueillit un instant devant cette pierre noire cylindrique qui symbolisait le principe de la vie et demanda au grand yogi qui savait où était la vérité de l'aider à trouver celui qu'il cherchait.
Plus loin, Hasari pénétra sous une arcade où des dizaines d'échoppes ne vendaient que des parfums contenus dans une kyrielle de fioles et de flacons colorés. Puis il entra dans une allée couverte où ne se tenaient, dans un miroitement d'or et de verroterie, que des bijoutiers. Il n'en crut pas ses yeux. Ils étaient des centaines, alignés tels les animaux d'un zoo derrière les grilles des cages renfermant leurs trésors. Des femmes parées de saris coûteux se pressaient contre les barreaux et les marchands ne cessaient d'ouvrir et de verrouiller les coffres blindés derrière eux. Ils manipulaient leurs minuscules balances avec une agilité inattendue. Hasari vit plusieurs pauvres femmes au voile reprisé se bousculer aussi devant leurs grilles. Ici comme dans son village, les bijoutiers étaient aussi des usuriers.
Au-delà de cette rue des mohajan, s'étendait le secteur des marchands d'étoffes et de saris.
Beaucoup de femmes s'attardaient devant leurs somptueux étalages, surtout devant ceux des boutiques spécialisées dans les parures de noces ruisselantes d'or et de paillettes.
Le soleil était accablant et les marchands d'eau qui déambulaient en agitant leurs clochettes faisaient de bonnes affaires. Hasari donna cinq paisa à l'un d'eux pour étancher sa soif. L'œil sans cesse aux aguets, il dévisageait chaque coolie, chaque commerçant, questionnait des porteurs. Mais il eût fallu un miracle pour qu'il retrouvât son compatriote dans un tel grouillement. Il continua d'errer jusqu'à la tombée de la nuit. Il était éreinté. «
Labourer dix arpents de rizière était bien moins fatigant que cette course sans fin dans ce bazar. » Il avait hâte de retourner près des siens. Il acheta cinq bananes et se fit indiquer la direction du grand pont. Ses enfants se jetèrent sur les bananes comme des oisillons affamés et toute la famille s'endormit par terre dans la gare. Heureusement, la police ne vint pas cette nuit-là.
Le lendemain matin, Hasari emmena son fils Manooj avec lui. Ils explorèrent un autre quartier du Barra Bazar, d'abord le coin des chaudronniers et des ferblantiers, puis celui des ateliers où des dizaines d'hommes et d'enfants, torse nu, passaient leur journée à rouler des bidi, les fines cigarettes indiennes. Il y avait si peu de lumière à l'intérieur qu'on ne pouvait distinguer les visages. A tous ceux qui voulaient bien l'écouter, Hasari donnait le nom et le signalement de son ami. Mais autant chercher un grain de riz dans une botte de paille ! Il devait y avoir des centaines de coolies qui s'appelaient Prem Kumar et qui lui ressemblaient. Ce deuxième soir, Hasari rapporta encore des bananes. Les Pal les partagèrent avec la famille d'à côté qui n'avait rien à manger.
Après le troisième jour de recherches, n'ayant plus d'argent pour acheter des bananes, Hasari dut se résigner à un geste humiliant pour un fier paysan. Avant de reprendre le chemin de la gare, il ramassa les épluchures et les déchets qu'il put trouver. « Ce soir-là, ma femme suggéra que notre fille Amrita aille mendier devant l'entrée de la gare. Elle dit cela en pleurant, accablée par le désespoir et la honte. Nous étions des paysans, pas des mendiants. » Les Pal ne purent se résoudre à cette idée qui les révoltait. Ils attendirent encore toute une journée et une autre nuit. Mais à l'aube du surlendemain, ils envoyèrent la fillette et ses deux frères se poster là où les riches voyageurs descendaient des taxis et des automobiles particulières.
La mort dans l'âme, Hasari repartit de nouveau vers le Barra Bazar. H passa devant un atelier où des coolies chargeaient des barres de fer sur un telagarhi , un de ces longs chars à bras. L'un des coolies fut subitement pris de vomissements. Il cracha du sang. Ses camarades l'allongèrent sur le sol. Il était si pâle qu'Hasari le crut mort. Le paysan regardait la scène, consterné, quand le patron de l'atelier sortit en criant parce que le telagarhi n'était pas encore parti. Hasari se précipita et lui proposa de remplacer le coolie défaillant. L'homme hésita, mais sa livraison ne pouvait plus attendre et il offrit trois roupies pour la course, payables à l'arrivée.
Sans réaliser ce qui lui arrivait, Hasari s'arc-bouta avec les autres pour ébranler le chargement. Le patron n'avait pas précisé que la destination était une fabrique située de l'autre côté du grand pont, bien au-delà de la gare. Or, pour franchir ce pont, il fallait grimper une côte. Les coolies eurent beau forcer comme des damnés, leur charroi s'immobilisa à mi-pente. Hasari eut l'impression que les veines de son cou allaient se rompre. Un policier s'approcha et les menaça de sa matraque car ils bloquaient la circulation. « Bougez de là, bande de feignants ! » hurlait-il au milieu des klaxons et des pétarades. Le plus âgé des coolies s'est alors baissé.
Il a pesé de toutes ses forces sur une roue et a poussé un cri pour lancer les autres en avant.
Quand il revint à la gare tard ce soir-là, Hasari Pal était exténué mais fier de faire aux siens la surprise du premier argent gagné. La surprise, c'était à lui qu'elle était réservée. Sa femme et ses enfants avaient disparu. L'autre famille aussi. Il finit par les retrouver sur le terre-plein derrière la station des autocars. « Des policiers nous ont chassés à coups de bâton, expliqua sa femme en pleurant. Ils ont dit que s'ils nous revoyaient dans la gare, ils nous jetteraient en prison. »
Les Pal ne savaient plus où aller. Ils traversèrent le grand pont et marchèrent droit devant eux. Il faisait nuit noire, mais les rues étaient encore pleines de monde malgré l'heure tardive. Déconcertés par cette fourmilière qui allait en tous sens, se bousculait, criait, ils arrivèrent sur une place au cœur de la ville. Pitoyable dans son pauvre sari de paysanne, Aloka avait pris dans ses bras son plus jeune fils et tenait sa fille par la main. Manooj, l'aîné, marchait devant avec son père. Ils avaient tellement peur de se perdre qu'ils ne cessaient de s'appeler dans la nuit. Le trottoir était encombré de dormeurs enveloppés de la tête aux pieds dans un morceau de toile de khadi. On aurait dit des cadavres. Dès qu'ils trouvèrent un espace libre, les Pal s'arrêtèrent pour souffler un peu à côté d'une famille qui campait là. La mère était en train de rôtir des chapati. Ces gens étaient originaires de la région de Madras mais, par chance, ils parlaient un peu l'hindi, langue qu'Hasari comprenait vaguement. Eux aussi avaient fui leur campagne pour le mirage de Calcutta. Ils offrirent aux Pal une galette toute chaude et balayèrent un coin du trottoir pour leur permettre de s'installer près d'eux. L'hospitalité de ces inconnus réchauffa le cœur du paysan. Sa famille serait en sécurité en leur compagnie, le temps qu'il trouve un travail. Il avait appris une rude leçon cet après-midi-là. « Puisque dans cette ville inhumaine des hommes se tuent à la tâche, ce serait bien le diable si je ne parviens pas un jour à prendre la place d'un mort. »