18.

Il régnait sur sa flotte de carrioles comme un caïd du milieu sur sa troupe de prostituées.

Personne ne le voyait jamais. Mais tous — ses tireurs, son intendant et même les policiers

— acceptaient depuis cinquante ans la puissance occulte du dénommé Bipin Narendra, le plus grand propriétaire de rickshaws de Calcutta. Nul ne savait au juste combien de véhicules roulaient sous ses couleurs. La rumeur parlait d'au moins quatre cents, dont plus de la moitié circulaient illégalement sans plaque officielle. Mais si vous aviez rencontré Bipin Narendra sur les marches du temple de Kâlî, vous lui auriez certainement fait l'aumône. Avec son pantalon trop large, ses savates rafistolées, sa chemise flottante maculée de taches et sa béquille qui soutenait une jambe légèrement atrophiée, il ressemblait plus à un mendiant qu'à un capitaine d'industrie. Seul le sempiternel calot blanc planté sur son crâne chauve rehaussait un peu l'aspect minable du personnage. Nul ne savait son âge, pas même lui sans doute, à deux ou trois ans près. On disait qu'il devait avoir dans les quatre-vingt-dix ans, ce qui était fort possible car il n'avait jamais bu une goutte d'alcool, fumé une cigarette ni mangé un gramme de viande. Ni, bien entendu, transpiré entre les brancards des rickshaws qui faisaient aujourd'hui sa richesse mais détruisaient un homme en moins de deux décennies.

Son plus lointain souvenir remontait à l'époque où il avait quitté son Bihar natal pour venir gagner sa vie à Calcutta. « C'était le début de la Grande Guerre en Europe, racontait-il. Il y avait beaucoup de soldats à Calcutta et tous les jours ils embarquaient sur les bateaux. Il y avait des défilés sur le Maidan où des fanfares jouaient de la musique militaire. C'était très gai. Plus gai qu'à la campagne où j'étais né. Mes parents étaient des paysans sans terre, des ouvriers agricoles. Mon père et mes frères louaient leurs bras aux zamindar. Mais il n'y avait du travail que quelques mois par an ; et cela n'était pas une vie. »

Son premier emploi, Bipin Narendra l'avait trouvé comme aide du chauffeur d'un autobus appartenant à un Bihari de son village. Son rôle consistait à ouvrir les portes à chaque arrêt et à faire descendre ou monter les usagers. Un autre employé faisait fonction de receveur.

C'était lui qui encaissait le prix du transport, variant selon la distance. C'était lui aussi qui tirait la sonnette pour donner le signal du départ. « Je l'enviais beaucoup parce qu'il touchait un pourcentage sur chaque billet, et comme il partageait avec le chauffeur, tous les autobus faisaient la course pour se rafler mutuellement les voyageurs. Certains prétendent que ce système est toujours en vigueur de nos jours. »

Au bout de trois ans, le propriétaire de l'autobus put acheter un deuxième véhicule et Bipin Narendra obtint le poste de receveur. Combien de millions de kilomètres avait-il parcourus à travers la gigantesque métropole, il était bien incapable de le dire. « Mais, à l'époque, la ville était bien différente. Les habitants étaient beaucoup moins nombreux.

Les rues étaient propres et bien entretenues. Les Anglais étaient très sévères. On pouvait gagner de l'argent sans se cacher, en travaillant honnêtement. »

Les rickshaws avaient connu un très vif succès dès leur apparition car ils offraient un moyen de transport meilleur marché que les voitures à chevaux ou les taxis automobiles.

Un jour de 1930, Bipin Narendra acheta deux de ces engins. Neufs, ils valaient deux cents roupies pièce. Mais il en avait trouvé d'occasion pour cinquante roupies seulement. II les loua aussitôt à des émigrés biharis originaires de son village. Plus tard, il emprunta mille six cents roupies à son patron et acheta huit autres rickshaws japonais, tout neufs. Ce fut le début de sa fortune. Au bout de quelques années, celui qu'on n'appelait plus désormais que

« le Bihari », possédait une trentaine de carrioles. Avec les loyers qu'il collectait lui-même chaque jour, il acheta un terrain à Ballygunge, dans le sud de Calcutta, et y fit construire sa maison. C'était un quartier assez pauvre habité en majorité par de modestes employés hindous et musulmans. Le mètre carré n'y valait pas trop cher. Entre-temps, le Bihari s'était marié et chaque fois que sa femme était enceinte, il faisait bâtir une pièce de plus. Il était maintenant propriétaire d'une maison de quatre étages, la plus haute du quartier, car sa femme lui avait donné neuf enfants, trois fils et six filles.

Le Bihari avait été un rude travailleur. Pendant près d'un demi-siècle, il s'était levé chaque matin à cinq heures pour faire à bicyclette la tournée des tireurs de ses rickshaws et collecter le montant des redevances journalières. «Je ne savais ni lire ni écrire, dira-t-il fièrement, mais j'ai toujours su compter et je n'ai jamais laissé échapper une seule des roupies qui m'étaient dues. » A mesure que chacun de ses fils avait atteint l'âge de travailler, il avait diversifié ses affaires. Il avait gardé l'aîné avec lui pour le seconder dans la gestion de sa flotte de carrioles qui en était arrivée à compter plus de trois cents unités. Il avait placé le second à la tête d'une fabrique de boulons qui fournissait les chemins de fer.

Au plus jeune, il avait acheté un autobus qui desservait la ligne de Dalhousie Square à la banlieue de Garia. Pour obtenir la concession de ce trajet particulièrement lucratif, il avait versé un substantiel pot-de-vin à un babu de la municipalité. Quant à ses filles, il les avait toutes mariées, et bien mariées. Heureux père ! L'aînée était l'épouse d'un lieutenant-colonel de l'armée de terre, la cadette celle d'un commandant de la marine. Il avait marié les deux suivantes à des commerçants, la cinquième à un grand propriétaire foncier du Bihar, et la benjamine à un ingénieur des Ponts et Chaussées du Bengale. Un remarquable palmarès pour la descendance d'un paysan analphabète.

Pourtant, au soir de sa vie, le Bihari avait beaucoup perdu de son bel enthousiasme d'autrefois. «Les affaires ne sont plus ce qu'elles étaient, se plaignait-il. Aujourd'hui, il faut se cacher pour gagner de l'argent. On a culpabilisé l'effort, la réussite, la fortune. Tous les gouvernements qui se sont succédé à la tête de ce pays depuis l'Indépendance ont essayé de liquider les riches et de s'approprier le fruit de leur sueur. Comme si en faisant les riches plus pauvres, on faisait les pauvres plus riches ! Ici, au Bengale, les communistes ont institué des lois pour restreindre la propriété privée. Ils ont décrété qu'un individu n'avait pas le droit de posséder plus de dix rickshaws. Dix rickshaws, vous imaginez ! Comme si l'on pouvait faire vivre sa famille avec dix rickshaws quand il faut payer l'entretien, les réparations, les accidents et les bakchichs à la police.

Alors, j'ai dû me débrouiller. J'ai fait comme tous les grands propriétaires fonciers à qui l'on interdisait de posséder plus de vingt hectares de terre. J'ai éparpillé les titres de propriété de mes carrioles sur la tête de mes neuf enfants et de mes vingt-deux petits-enfants. Et pour faire le compte, j'ai encore mis des rickshaws au nom d'une dizaine de neveux. Officiellement, mes trois cent quarante-six véhicules appartiennent à trente-cinq propriétaires différents. »

En réalité, le seul et unique maître était le Bihari. Mais peu de ses tireurs connaissaient son visage. Aucun ne savait même son identité. Depuis dix ans, il avait cessé d'apparaître sur le terrain. « Je ne suis plus qu'un vieillard marchant à l'aide de sa canne à la rencontre du dieu de la mort que j'attends en paix et sérénité, disait-il. J'ai la conscience tranquille. J'ai toujours été bon et généreux envers ceux qui tiraient mes rickshaws. Quand l'un d'entre eux était en difficulté pour payer le montant de sa location, je lui faisais crédit pendant un ou deux jours. Je lui demandais, bien sûr, un intérêt. Mais j'étais raisonnable. Je ne demandais que vingt-cinq pour cent par jour. De même lorsque l'un de mes tireurs était malade ou victime d'un accident, c'est moi qui avançais les frais d'hôpital, de médicaments ou de docteur. J'augmentais ensuite le montant de sa location au prorata de ce que j'avais déboursé, et le tireur avait plusieurs semaines pour me rembourser. A présent, c'est mon factotum qui s'occupe de régler ces questions. Hélas, de nos jours, les tireurs n'ont plus la bonne mentalité d'autrefois. Ils sont perpétuellement en train de revendiquer quelque chose. Ils voudraient obtenir le titre de propriété de leurs carrioles par un simple coup de baguette magique. Ils ont même formé des syndicats pour ça. Et ils se sont mis en grève.

C'est le monde à l'envers ! Alors, nous autres les propriétaires, nous avons dû nous organiser. Nous aussi nous avons créé un syndicat, la AU Bengal Rickshaw Owners Union, l'Association des propriétaires de rickshaws du Bengale. Et nous avons recruté des hommes de main pour assurer notre protection. Il n'y avait que cela à faire avec un gouvernement qui passait son temps à dresser les ouvriers contre les patrons au nom de la lutte des classes. Plusieurs huiles, dans les hautes sphères, prétendaient même bannir les rickshaws sous prétexte qu'ils constituaient une insulte à la dignité de l'homme, et que les tireurs étaient exploités comme de véritables animaux de trait... Foutaises ! Ils ont plein la bouche de leur soi-disant respect de la personne humaine, mais ça n'empêche pas qu'il y a plus d'un million de paumés sans travail à Calcutta, et que si vous supprimez leur gagne-pain à cent mille tireurs de rickshaw, vous faites huit ou neuf cent mille crève-la-faim de plus. C'est une question de bon sens. Mais la politique et le bon sens ne sont pas les pis d'une même vache ! Alors, on fait aller comme on peut. »

Tant que son intendant lui apporterait l'argent, des redevances chaque jour après le coucher du soleil, le Bihari saurait que fondamentalement rien n'aurait changé. Pour ce vieil homme au soir de son existence, il restait la joie de voir la chemise gonflée de paquets de billets de son factotum. « Les sages de notre pays disent que le nirvana, c'est d'atteindre le détachement suprême. Pour moi, le nirvana, c'est de pouvoir, à quatre-vingt-dix et quelques années, compter chaque soir une à une les roupies gagnées par mes trois cent quarante-six rickshaws sur le bitume de Calcutta. »

La cité de la joie
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